Les Indes galantes - Rameau

Les Indes galantes - Rameau ©Jean-Claude Cottier
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Le début prometteur d’un jeune chef

Les Indes galantes, opéra-ballet de 1735, s’insèrent dans la production de leur compositeur entre les tragédies lyriques Hippolyte et Aricie (1733) et Castor et Pollux (1737). La première tragédie ouvre la carrière lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683 - 1764) par un chef d’œuvre qui le propulse, à cinquante ans passés, comme l’un des plus grands compositeurs lyriques de son époque, digne et flamboyant successeur de Jean-Baptiste Lully (1632 - 1687) dans le domaine de l’opéra français. Il apparaît tout à fait significatif que sa seconde production porte sur une pièce de divertissement, même si la morale et les considérations politiques n’en sont pas absentes. Le genre de l’opéra ballet avait été, rappelons-le, imaginé dès 1697 par André Campra (1660 – 1744) dans l’Europe galante (lire notre chronique). Après le succès de sa première tragédie lyrique, l’incursion de Rameau dans ce second genre alors en vogue auprès du public achevait de démontrer sa maîtrise de la composition lyrique.

La construction en entrées bâties chacune autour d’une courte intrigue dont le fil commun est suggéré dans le prologue rappelle en outre la structure des ballets, et on connaît l’importance des intermèdes dansés qui participent de l’action dans toute l’œuvre lyrique de Rameau, y compris ses tragédies. Par ailleurs, avant de composer pour l’Académie Royale, Rameau avait abondamment contribué au théâtre musical des foires parisiennes, témoignant ainsi d’un profond attachement aux divertissements. La structure en entrées distinctes autorisait également une grande plasticité dans les représentations : chacune des entrées pouvait être présentée séparément sous forme d’un court spectacle ou en concert dans des représentations privées (qui seront fort en vogue à la Cour, sous l’impulsion de la reine Marie Leszczynska ou chez la Dauphine : lire notre compte-rendu de la biographie de Colin de Blamont) ou moquée dans une parodie de foire.

De nouvelles entrées pouvaient également être ajoutées lors des reprises. Rameau ne s’en est pas privé, puisque la version de la création ne comportait que deux entrées (Le Turc généreux, et Les Incas du Pérou) après le prologue. Dès la troisième représentation il propose une nouvelle entrée (Les Fleurs), qui sera profondément remaniée quelques semaines plus tard. En mars 1736 il ajoute l’entrée des Sauvages, qui reprend le fameux air des Sauvages composé en 1725 pour la Comédie Italienne. Les nombreuses reprises qui suivront du vivant du compositeur (notamment en 1743 et 1751, puis en 1761) donneront lieu à de nouvelles modifications. Le succès se poursuivit à l’Académie Royale de Musique jusqu’en 1773, soit quarante ans après la création ! Autres signes de l’engouement du public, l’œuvre fut reprise en province, notamment à Lyon en 1741 et 1749 ; elle suscita aussi de nombreux spectacles parodiques donnés à la Comédie Italienne ou à la Foire Saint-Laurent, qui relayaient ses principaux airs auprès d’un public plus large et populaire.

L’œuvre n’a ensuite pas échappé à la longue éclipse du répertoire baroque durant le XIXème siècle. Elle a en revanche très tôt suscité l’intérêt des compositeurs et des directeurs d’opéra au XXème siècle. En 1925 l’Opéra Comique proposa une entrée des Fleurs en version scénique, remaniée par Paul Dukas (1865 - 1935). En juin 1952 l’Opéra de Paris proposa l’œuvre complète, dans une version certes profondément remaniée qui ferait probablement trembler nos oreilles habituées aux interprétations historiquement informées, mais assortie d’une brillante mise en scène de Maurice Lehmann et de ballets réglés par Serge Lifar. Cette production fut reprise régulièrement au cours des saisons suivantes, et ce jusqu’en 1965. Signe de l’estime dont elle jouissait, elle fut même retenue pour agrémenter une visite de la reine d’Angleterre au président Coty en 1957.

Les Indes galantes ont aussi figuré raidement parmi les œuvres de prédilection des chefs qui se sont attelés au renouveau du baroque vers le milieu des années 1970. Dès 1974 Jean-François Paillard et Jean-Claude Malgoire l’ont enregistrée (respectivement chez Erato et CBS). En 1983 le théâtre du Châtelet a proposé une éblouissante production, à laquelle votre serviteur a eu l’immense bonheur d’assister. Philippe Herreweghe y dirigeait des musiciens en habits XVIIIème disposés sur le plateau (alors que les amateurs de lyrique étaient habitués jusque-là à les voir relégués dans la fosse…), autour d’une mise en scène réglée par Pier Luigi Pizzi (qui produisit la même année un somptueux Hippolyte et Aricie au Festival d’Aix). D’autres chefs baroques prestigieux ont ensuite proposé leur interprétation. En 1990 William Christie dirigea l’œuvre au Festival d’Aix, dans une mise en scène très remarquée d’Alfredo Arias. Cette production fut à nouveau donnée en 1993 dans les théâtres de Caen et Lyon, puis à l’Opéra Comique, et fit l’objet d’un enregistrement chez Harmonia Mundi. Le même chef dirigea également Les Indes galantes à l’Opéra Garnier durant la saison 1999-2000 (mise en scène d’Andrei Serban et Niky Wolcz), production reprise en 2000 et 2003, et qui donna lieu à l’enregistrement d’une version DVD (Opus Arte). Le même chef dirigea à nouveau l’œuvre en mai 2003 à l’Opéra de Zürich, dans une mise en scène signée Heinz Spörli.

Plus près de nous, la production du Capitole de Toulouse en 2012, dirigée par Christophe Rousset autour de la mise en scène de Laura Scozzi aux allusions contemporaines savamment calculées, fut reprise en 2014 au théâtre de Bordeaux ; elle fut également immortalisée dans un superbe DVD chez Alpha Classics (lire le compte-rendu dans ces colonnes). Entretemps, en 2013, Hugo Reyne avait proposé sa propre lecture au Festival de la Chabotterie ; elle est disponible dans un enregistrement CD (Musiques à la Chabotterie).

Pour la représentation de concert de ce 37ème Festival de Beaune, le jeune chef Valentin Tournet a retenu la version de 1761, privée de l’entrée des Fleurs. Certains pourront évidemment regretter cette coupure, mais rappelons à nouveau qu’il est dans la nature de cette œuvre de pouvoir être présentée « à géométrie variable » sans aucunement trahir la volonté de son compositeur. Ce format était en outre tout à fait adapté à l’horaire quelque peu tardif (21 h 00) du début du concert.

Pour cette première direction d’opéra, Valentin Tournet s’entoure avec sagacité de musiciens et de chanteurs familiers du répertoire baroque français. On retrouve ainsi la soprano Emmanuelle de Negri dans les rôles de Phani (Les Incas du Pérou) et d’Emilie (Le Turc généreux). Dans le premier nous avons particulièrement aimé le Viens, hymen à la technique éprouvée, où son dialogue avec l’agile traverso culmine sur des aigus aériens et fruités. Elle s’affirme avec aplomb face aux exhortations impérieuses d’Huascar. L’entrée du Turc généreux lui permet de développer le sentiment amoureux dans une situation tendue : Dans le séjour, et surtout La nuit couvre les cieux, d’une grande intensité dramatique. Le duo avec Valère (Volez, Zéphyrs) est particulièrement prenant, mené de maître par un Valentin Tournet à la tête d’un orchestre survolté. Dans la scène finale son apostrophe Régnez, Amour est d’une grâce confondante, à nouveau mise en valeur par les traversos.

Ana Quintans nous est elle aussi bien connue dans Rameau. Nous avons en particulier en mémoire sa pétillante incarnation de l’Amour et d’une Matelote dans le très réussi Hippolyte et Aricie du Festival de Glyndebourne 2013, dirigé par William Christie dans la mise en scène décalée et à l’humour très britannique de Jonathan Kent (disponible en DVD chez Opus Arte). La soprano incarne ici Hébé au prologue. La fraîcheur de son timbre aux éclats solidement projetés fait merveille dès sa première apparition (Venez, rassemblez-vous), puis dans un brillant Amants, sûrs de plaire aux aigus charnus. On la retrouve dans l’entrée des Sauvages, où elle campe une Zima pleine d’une fraîcheur à la fois naïve et décidée, teintée d’une pointe d’espièglerie, face à ses deux soupirants (Nous suivons). Le Sur nos bords l’Amour vole lancé d’un timbre aérien sonne superbement, et le duo avec Adario qui suit (Hymen, viens nous unir) est de la même étoffe. Elle conclut magistralement l’opéra avec l’air Régnez, Plaisirs et Jeux.

La soprano Julie Roset s’acquitte avec bonheur du court rôle de l’Amour au prologue. Malgré sa jeunesse elle témoigne d’une réelle assurance, appuyée sur une bonne maîtrise de la diction (Ranimez vos flambeaux). Le duo qui suit avec Hébé (Traversez les plus vastes mers) est particulièrement bien équilibré, et témoigne d’un indéniable talent.

Chez les hommes, Philippe Talbot (Valère, Carlos, Damon) nous laisse une impression mitigée. Le ténor affiche un timbre agréable, stable et correctement projeté, mais sans toutefois posséder la finesse et l’élégance d’une voix de haute-contre. Son Carlos affiche trop de force dans les aigus (Princesse, quelle erreur !), défaut que l’on retrouve dans son interprétation de Valère (Hâtez-vous). Nous avons en revanche davantage aimé son Damon, gagné par la fluidité aérienne qu’on attendait (La terre, les cieux et les mers). Le baryton Guillaume Andrieux affiche pour sa part une parfaite maîtrise de la ligne de chant baroque. Il incarne un Osman noble et sensible, à la diction précise et aux aigus chatoyants (Il faut que l’amour s’envole). Dans le court rôle d’Adario, il brille tout particulièrement dans les duos avec Zima : Hymen, viens nous unir, et bien entendu dans les deux duos de l’air des Sauvages (Forêts paisibles et Dans nos retraites).

Basse au physique imposant et aux graves majestueux, Luigi De Donato porte littéralement sur ses larges épaules l’entrée des Incas, dans laquelle il assure avec une présence envoûtante le rôle central d’Huascar. Il se fait tour à tour aimable (Le dieu de nos climats, adouci d’accents veloutés) puis solennel (Brillant Soleil) et enfin lumineux pour invoquer le Clair flambeau du monde. La grande tirade Permettez, Astre du jour, parsemée d’inflexions expressives, est déclamée avec une parfaite fluidité, qui dénote là aussi une excellente maîtrise du style baroque français. Dans l’entrée des Sauvages il adapte son timbre pour mieux camper le court rôle d’Alvar, tout en ronde douceur et avec une pointe de goguenardise envers son rival français (L’habitant des bords de la Seine).

A la tête de l’orchestre de La Chapelle harmonique, Valentin Tournet bâtit avec verve un univers ramiste à la riche palette sonore. Les instruments très présents ne s’opposent pas à la fluidité générale de la ligne orchestrale, qu’ils viennent rehausser de leurs interventions : outre les traversos au son toujours gracieux, les percussions (timbales – notamment dans l’entrée des Incas, et tambourins – en particulier dans l’entrée du Turc généreux) s’affirment avec une grande présence. Les ensembles sont menés (ou plutôt emmenés) avec une réelle inspiration : on retiendra en particulier les nombreuses danses de la partition (en particulier celles qui émaillent le final du Turc généreux, et bien entendu l’air des Sauvages et les danses qui suivent, où brillent les trompettes) ; et les duos, dans un bon équilibre entre les instruments et les voix. Soulignons encore la précision et la vaillance du chœur, composé d’interprètes rompus à ce répertoire.

Après de chaleureux applaudissements et de nombreux rappels, le plateau reprend, pour notre plus grand bonheur le chœur Forêts paisibles. Pour les amateurs qui n’auraient pu assister à ce concert, précisons que Valentin Tournet dirigera à nouveau Les Indes galantes (avec la même distribution) à l’Opéra Royal de Versailles le 15 novembre prochain. Des Indes galantes à l’honneur en cette prochaine saison lyrique, puisqu’elles bénéficieront également de deux productions scéniques, toutes deux dirigées par Leonardo Garcia Alarcón : une en septembre-octobre à l’Opéra Bastille (dans une mise en scène de Clément Cogitore), et une autre en décembre au Grand Théâtre de Genève (dans une mise en scène de Lydia Steier).



Publié le 05 août 2019 par Bruno Maury