The Indian Queen - Purcell

The Indian Queen - Purcell ©F. Iovino
Afficher les détails
Une recréation exemplaire

Dernier opéra d’Henry Purcell (1659 – 1695) qui décédera au cours de cette même année 1695, The Indian Queen est rarement donné sur scène. La partition est lacunaire : Purcell ne nous a laissé que la musique du prologue, et celle des deuxième et troisième actes, à laquelle son frère Daniel Purcell a ajouté celle du cinquième acte. Il avait repris le livret de John Dryden et Robert Howard pour un semi-opéra mis en musique par John Banister en 1664. Comme on le sait, ce genre typique de la production anglaise de cette époque mêle pièce de théâtre avec des intermèdes musicaux chantés et dansés. Son architecture complexe et raffinée est plus proche de celle du ballet héroïque (qui triomphera en France durant la première partie du XVIIIème siècle, avec notamment les célèbres Indes galantes de Rameau) que de l’opéra proprement dit. The Fairy Queen offre sans doute l’exemple le plus brillant du semi-opéra, dans sa version complète avec dialogues qui est toutefois elle aussi rarement programmée sur scène.

S’inspirant du goût pour l’exotisme en vogue depuis les grandes découvertes de la fin du XVème siècle (et en particulier celle des Amériques par Christophe Colomb) par les navigateurs européens, le livret nous emmène quelque part entre Mexique et Pérou, dans une Amérique latine imaginaire. La violence et les passions s’y déchaînent sans frein, et l’heureuse union finale s’accomplit dans un bain de sang, après de nombreux rebondissements. La reine mexicaine Zempoalla s’est emparée du trône après avoir assassiné son propre frère, avec l’aide de son favori le général Traxalla. De son côté le Grand Inca vinet de remporter la victoire contre les Mexicains grâce à son général Montezuma, qui a capturé le prince Acacis, fils de Zempoalla. Pour prix de sa faveur Montezuma demande la main d’Orazia, fille de l’Inca, que celui-ci lui refuse. Montezuma n’hésite pas alors à changer de camp, libérant au passage Acacis, lui aussi séduit par Orazia. Montezuma emmène l’Inca et sa fille dans le camp des Mexicains : Traxalla demande qu’on lui remette les prisonniers. Acacis insiste alors pour que les deux prisonniers soient remis à Montezuma, afin de protéger Orazia. Furieux, Traxalla obtient de Zempoalla l’ordre d’enlever les prisonniers afin de les exécuter, et s’en empare. Zempoalla retrouve son fils Acacis, et tombe sous le charme de Montezuma, qu’elle ordonne d’éloigner d’Orazia. Acacis est prêt à se tuer pour protéger Orazia ; il exprime à sa mère son dégoût pour ce trône souillé de sang qu’elle veut lui transmettre. Traxalla s’aperçoit que Montezuma est en train de prendre sa place dans le cœur de la reine. Amoureux lui aussi d’Oarazia, il l’emmène dans la prison de Montezuma, et lui propose de l’épouser afin de sauver la vie de ce dernier. Devant son refus, il s’apprête à les tuer tous deux.

La reine intervient : elle s’apprête à tuer Orazia si Traxalla tue Montezuma. La jalousie divise désormais les deux anciens amants. De son côté Acacis réaffirme à Montezuma son amour pour Orazia ; il lui demande un duel pour les départager, dans lequel il est blessé. Orazia le supplie d’accepter qu’elle soit amoureuse de Montezuma et non de lui. La reine et Traxalla décident alors de sacrifier Montezuma et Orazia. Devant le temple du soleil, où le couple et l’Inca doivent être sacrifiés, la reine se querelle avec Traxalla. Désespéré par la mort prochaine d’Orazia, Acacis se tue en reniant sa mère. Le peuple arrive alors en masse, qui acclame Montezuma, et le retour de la reine légitime Amexia, qui révèle que Montezuma est son fils. Traxalla veut assassiner ce dernier sur le champ. Mais Zempoalla le libère et lui remet un poignard, avec lequel il tue Traxalla. Zempoalla se suicide. L’Inca accepte finalement d’accorder sa fille à Montezuma, devenu prince légitime. Ce dernier célèbre son union avec Orazia, en rendant hommage à la mémoire d’Acacis.

Le metteur en scène Guy Cassiers tire un avantageux parti de cette intrigue complexe en jouant sur une mise en abyme vidéo. Celle-ci accompagne les principaux épisodes de l’action théâtrale de projections sur cinq écrans mobiles, qui déroulent avec ironie l’exubérant discours du pouvoir sur lui-même. Aux décors sombres et aux tenues sobres de la scène s’opposent les costumes colorés et les couleurs chatoyantes des projections. L’effet est d’autant plus saisissant que les rôles sont assurés par les mêmes acteurs, maquillés et habillés différemment. Les passions intérieures sobrement développées à travers des dialogues de grande qualité théâtrale se dédoublent sur les écrans en épisodes clinquants, dont les dessous sont dévoilés sans fard : nous découvrons ainsi au second acte une reine Zempoalla minée par l’alcoolisme mondain. L’exploitation la plus convaincante de cette technologie culmine dans la superbe scène finale de l’acte III, où la même Zempoalla chausse des lunettes 3D pour partager les révélations du devin Ismenor, qu’elle est venue consulter sur son avenir : les visions défilent sur les écrans dans une véritable symphonie d’images, et démultiplient efficacement le caractère surnaturel et allégorique de ce passage.

Au plan musical, Guy Cassiers et Emmanuelle Haïm ont choisi de compléter la partition lacunaire de Purcell par d’autres pièces du même compositeur (dans le respect de la pratique de réemploi qui prévalait à l’époque, et qui sera plus tard poursuivie notamment par Haendel), ainsi que par des extraits des quasi-contemporains Matthew Locke (1621 - 1677) et John Blow (1649 – 1708). Ces choix s’avèrent particulièrement judicieux pour cristalliser l’intensité dramatique du cinquième acte (avec notamment des extraits de Vénus et Adonis, et des Musiques pour les funérailles de la reine Mary), dont les rebondissements successifs et sanglants se dénouent dans un bref happy end. Soulignons également l’engagement sans faille du Concert d‘Astrée pour faire resplendir les passages musicaux à travers des percussions sonores et rythmées, des trompettes éclatantes, des flûtes perçantes, qui s’épanchent sur des cordes moëlleuses et un continuo à la ligne soutenue. Notons aussi l’incursion bienvenue de la guitare qui apporte tout son panache lors de la flamboyante invocation des Esprits de l’Air (Ah, how happy are we) dans l’envoûtante scène finale de l’acte III.

Le plateau des chanteurs est équilibré et d’un bon niveau. Du côté des quatre sopranos, on retiendra tout particulièrement le duo frémissant de Carine Tinney et Zoë Brookshaw We, the spirits of the air. Les couleurs cuivrées et les délicats éclats moirés d’Anna Dennis font vibrer d’intensité le So when glitt’ring Queen of night (quatrième acte). Et Rowan Pierce déploie sans effort son timbre cristallin dans le récit They tell us. Les ténors offrent des tessitures assez marquées et tout à fait complémentaires.  Avec son legato charmeur, Hugo Hymas se taille la part du lion dans les airs du prologue et du début de l’acte III (I come to sing the great Zempoalla story). Nick Pritchard affiche un timbre résolument plus aigu, quasiment à la manière d’un haute-contre français : son duo des Esprits de l’Air avec le ténor Ruairi Bowen (Ah, how happy are we) est tout à fait saisissant. Retenons aussi sa poignante incarnation d’un Acacis fragile et déchiré face au baryton grave de Montezuma dans les émouvants duos Lost is my quiet forever (acte I, lorsque les deux hommes s’avouent amoureux tous deux d’Orazia) et By beauteous softness (lors du combat de l’acte IV). Le baryton Gareth Brynmor John campe un Montezuma viril et déterminé, qui exhibe ses pectoraux sur les écrans vidéo ; sa voix aux riches graves lui confère une riche intensité dramatique. Il se distingue aussi dans son envoûtante incarnation du mage Isménor à l’acte III. Associé au baryton-basse Tristan Hambleton, il conclut magistralement le même acte dans les graves terrifiants et caverneux de l’invocation Awake ye dead.

Soulignons enfin les qualités théâtrales des chanteurs et des acteurs. Parmi ces derniers, la présence et l’expressivité de Julie Legrand portent avec énergie la personnalité complexe et changeante de la redoutable reine Zempoalla. Sa diction anglaise est en outre tout à fait exemplaire.

Cette production tout à fait réussie a été chaleureusement applaudie par le public. Pour ceux de nos lecteurs qui voudraient la découvrir, précisons qu’elle est disponible sur CultureBox en cliquant sur ce lien.



Publié le 19 oct. 2019 par Bruno Maury