Iphigénie en Tauride - Gluck

Iphigénie en Tauride - Gluck ©Sébastien Mathé/ OnP
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Jeux de miroirs chez les Atrides

Iphigénie en Tauride constitue une sorte d’apothéose de la réforme de l’opéra entreprise par Christoph Willibald Gluck (1714 - 1786). Formé par des maîtres italiens (mais dont certains étaient des admirateurs du répertoire français), le compositeur né en Franconie avait parcouru l’Europe et découvert ses différentes influences musicales. Au cours d’une carrière éclectique dans laquelle il se signalait déjà par son originalité envers les différents genres, il avait composé des opéras dans le style seria (qui prévalait alors dans l’Europe entière) mais également des ouvrages comiques dans le style français. Sa rencontre avec le librettiste Ranieri de Calzabigi génère une première étape de la « réforme », entre les années 1760 et 1770, avec notamment l’Orfeo (1762) et Alceste (1767). En 1771 il rencontre Du Roullet, ambassadeur de France à Vienne, auquel il propose ses services pour l’Académie Royale de Musique. Sa venue à Paris sera appuyée par Marie-Antoinette, qui était son élève à la cour de Vienne, et qui soutiendra également le succès de ses premières créations. Gluck remanie profondément certaines créations précédentes, qu’il dote au passage de livrets en français : Orphée et Eurydice (1774) ou Alceste (1776) sont ainsi intégrées au répertoire de l’Académie Royale.

Cette dernière œuvre déclenche la querelle dite « des Gluckistes et des Piccinistes », sorte d’affrontement entre les partisans du style lyrique français renouvelé par Gluck (dans lequel s’affirme fortement la place de l’orchestre) et ceux du style italien traditionnel (qui continue de faire la part belle à la virtuosité des voix). S’ensuivent deux créations, reprises de livrets anciens mis en musique par d’illustres devanciers : en 1777 Armide, reprise de la tragédie de Quinault mise en musique par Lully (1686) et en 1779 Iphigénie en Tauride, reprise du livret de Duché de Vancy et Danchet pour Desmarest et Campra (1704). Celle-ci sera la dernière tragédie lyrique de Gluck : la pastorale Echo et Narcisse, créée le 21 septembre de la même année, connaîtra un échec cuisant. Il conduira le compositeur déjà malade à rentrer définitivement à Vienne, où il sera victime d’une série d’attaques d’apoplexie. Il y proposera toutefois en 1781 une version en allemand de son Iphigénie en Tauride.

L’Iphigénie de Campra avait connu un accueil plutôt réservé lors de sa création. Sa reprise en 1711 lui apportera toutefois un large succès de plus d’un demi-siècle au répertoire ! Signes de l’engouement du public, la pièce est donnée en province (notamment à Dijon, Lyon et Marseille) mais aussi à l’étranger (à Bruxelles) ; elle est également parodiée dans les Foires parisiennes. Pour Gluck la reprise d’un épisode de l’histoire des Atrides renvoie également à son Iphigénie en Aulide, sa première composition pour l’Académie (avril 1774 ). La comparaison entre les deux œuvres constitue un repère précieux pour mesurer l’évolution de la « réforme » durant les cinq années passées à Paris par le compositeur : Iphigénie en Tauride atteint ainsi une sorte de paroxysme de concision et d’efficacité du drame, dont l’urgence est constamment soutenue par l’orchestre. Quelques rares instants plus sereins, comme ceux consacrés à l’amitié fraternelle d’Oreste et Pylade (dans le duo de l’acte II), ou les apaisantes déclarations de Diane, constituent autant de précieux contrepoints à ce tourbillon dramatique.

L’Opéra de Paris proposait en ce début de saison une reprise de la production mise en scène en 2006 par Krzyzsztof Warlikowski pour le Palais Garnier, dans une distribution renouvelée dirigée par Thomas Hengelbrock. A l‘exception de la dernière représentation, confiée à Iñaki Encina Oyón. S’il signait là ses débuts à la tête d’une intégrale d’opéra, le jeune chef est loin d’être un inconnu au sein de la vénérable institution. Il avait en effet intégré dès 2005 l’Atelier Lyrique de l’Opéra, dont il avait dirigé deux productions. Familier du répertorie baroque (mais pas exclusivement), il est depuis 2016 directeur musical de l’Académie Baroque du Festival du Périgord Noir, consacrée à la promotion des jeunes artistes du baroque. Pour notre part, nous avons apprécié sa conduite, mélange très équilibré d’une indéniable vigueur dans les nombreux moments de tension dramatique et d’une élégance toute baroque de la ligne musicale. Le relief et le dynamisme de l’orchestre impriment avec force le sentiment d’urgence du drame, tout en évitant les attaques trop serrées, les rythmes trop marqués qui gâchent parfois ce chef-d’œuvre. Le volume des instruments demeure soigneusement ajusté aux voix, qu’il ne couvre jamais. Dans une parfaite maîtrise de la représentation lyrique, sa direction s’adapte également avec intelligence aux inflexions dictées par les exigences de la mise en scène.

La mise en scène de Warlikowski est en effet particulièrement loquace et riche d’effets. Elle a d’ailleurs été abondamment commentée, suscitant des prises de position contrastées. Et il est vrai qu’elle ne laisse pas indifférent. Elle nous propose un angle de vison tout à fait inhabituel, décalé par rapport à l’approche narrative du livret : une Iphigénie vieillissante, qui revit l’épisode de son séjour en Tauride sous les yeux des autres pensionnaires de la maison de retraite où elle est recluse, avec des apparitions récurrentes des Atrides rassemblés autour d’Agamemnon. La présence d’une actrice (saisissante Agata Buzek) qui mime ses sentiments ou ses réactions, et avec laquelle elle échange régulièrement ses codes vestimentaires, suggère un dédoublement (ou la confusion mentale ?) du personnage central. Cette présence en miroir apporte incontestablement un supplément expressif qui renforce le drame. Le grand écran de verre qui scinde la scène en deux participe aussi de ce sentiment de dédoublement, de flottement permanent entre rêve et réalité. Le décalage des lieux accentue également la commisération du spectateur : le final du second acte, où les pensionnaires, assises sur leur chaise, dégustent imperturbablement leur tranche de gâteau pendant la cérémonie funèbre, s’avère à cet égard particulièrement poignant. Retenons aussi le dérisoire et émouvant ballet à la fin du premier acte, mimé en fond de scène par une Agata Buzek en mode désarticulé.

Cette approche originale s’avère à notre sens très fidèle au livret, dont elle renforce les messages plus qu’elle n’en trahit la lettre. Elle a également le mérite d’exploiter pleinement son parti pris initial, dans une cohérence qui la différencie assez nettement des transpositions gratuites ou brouillonnes trop souvent vues sur les scènes lyriques actuelles. S’y ajoutent quelques aménagements de mise en espace qui plongent le spectateur encore plus complètement dans l’action, notamment à l’acte IV : air de Thoas chanté depuis une loge latérale, saisissante intervention de Diane dominant la salle depuis l’amphithéâtre, dernier air d’Oreste lancé depuis la travée centrale de l’orchestre, avec Pylade à ses côtés. Que l’on adhère ou non à sa démarche, la mise en scène de Krzyzsztof Warlikowski distille une incontestable puissance dramatique, indissociable d’une profonde humanité.

Soprano aux couleurs particulièrement mates, aux antipodes des voix plus claires auxquelles le rôle nous a habitués, Tara Erraught incarne avec force et présence cette Iphigénie recluse dans son univers de vieillardes. Son récit Cette nuit j’ai revu est habité d’une intense présence, et couronné de douloureux aigus filés. Son grand air O malheureuse Iphigénie est un moment d’intense émotion, largement récompensé par les applaudissements du public. De sombres reflets moirés adoucissant sa tendresse illuminent son D’une image hélas ! trop chérie au début du troisième acte. Et elle fait preuve d’une noire détermination dans son invocation du quatrième acte (Je t’implore et je tremble), elle aussi chaudement applaudie. Au total une interprète idéalement taillée pour cette mise en scène.

Le baryton Jarrett Ott prête son timbre vigoureux et sa projection énergique à Oreste. Son léger accent trahit discrètement sa nationalité états-unienne, sans que cela nuise à sa prononciation claire et intelligible ni à la musicalité de son chant. Son abattage est impressionnant dans son air principal Dieux qui me poursuivez, admirablement servi par un orchestre enflammé. Ses apostrophes viriles, notamment à Pylade durant leur dispute du troisième acte, contribuent puissamment à entretenir la tension du drame. Retenons encore le court air final Dans cet objet touchant, dans lequel il révèle soudain une inattendue tendresse.

Il revient à la voix chaleureuse de Julien Behr d’insuffler un peu de tendresse dans cet univers qui broie les êtres. S’aidant de sa gestuelle comme des inflexions de sa voix, le ténor s’y essaie avec conviction dans les premières scènes du second acte, et tout particulièrement dans l’admirable Unis dès la plus tendre enfance. Mais la mise en scène laisse les deux protagonistes trop extérieurs l’un à l’autre pour dégager suffisamment d’émotion. Qu’importe, le phrasé est superlatif, et l’engagement indéniable. Nous avons été particulièrement touchés par son Ah ! Mon ami, j’implore ta pitié ! du troisième acte, poignante supplique aux aigus solaires. Et son court et déterminé Divinité des grandes âmes, au final du même acte, a été récompensé d’applaudissements mérités.

Le Thoas de Jean-François Lapointe nous a quelque peu déçus dans son premier air (De noirs pressentiments), à l’émission désagréablement serrée dans les graves. Le baryton québecois est pourtant un familier de cette œuvre, dont il avait interprété le rôle d’Oreste dans des productions antérieures. Reconnaissons à sa décharge que sa position assise, presque recroquevillé dans son fauteuil roulant, ne favorisait certainement pas sa respiration. De fait sa seconde apparition (De tes forfaits la trame est découverte), effectuée depuis une loge latérale, s’appuie sur un phrasé nettement plus fluide.

Soulignons la distribution superlative des rôles secondaires. La soprano Marianne Croux est une Diane de haut vol, dont l’éclat nacré emplit sans peine la salle lors de son intervention finale (Arrêtez ! Ecoutez mes décrets éternels !). Et le baryton Christophe Gay, doté d’un ambitus étendu dans l’aigu, dispense une présence électrique à chacune de ses courtes interventions.

Soulignons enfin la qualité des Chœurs de l’Opéra de Paris, protagonistes à part entière de cette tragédie. Leur placement inhabituel n’entame pas leurs attaques fermes et précises ; leur volume demeure soigneusement équilibré avec les voix des solistes et l’orchestre.

Un peu plus de deux siècles et demi après sa création à l’Académie Royale, ancêtre de l’actuel Opéra de Paris, lphigénie en Tauride demeure un chef d’œuvre qu’on a plaisir à voir et à revoir.



Publié le 07 oct. 2021 par Bruno Maury