Johannes Passion - J.-S. Bach

Johannes Passion - J.-S. Bach ©Rencontres musicales de Vézelay, François Zuidberg
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Mathieu Romano, la Passion au Chœur

En toute chose, d'abord remonter aux sources. Celles d'Aedes, nom du chœur dirigé par Mathieu Romano, sont latines : dans son sens premier, ce mot signifie sanctuaire, poétique étendard et signe d'une inclination marquée envers le sacré. Emblématique de ce répertoire, l'illustre Passio secundum Johannem de Jean-Sébastien Bach – premier grand concert Aedes en 2006 – fête le dixième anniversaire de l'ensemble au cours d'une grande tournée avec l'orchestre Les Suprises. Rodée auprès des Opéras de Massy et de Vichy, des Théâtres de Compiègne et de Suresnes, des Festivals de l'Épau et de Vézelay, elle met fin à sa pérégrination dans le cadre de Sinfonia en Périgord, le festival de musique ancienne de Périgueux.

Fondé en 1990 par Michel et David Théodoridès, il propose sur six jours, dans quelques édifices remarquables de l'agglomération, une programmation de haut niveau où brillent régulièrement les plus grosses pointures du baroque ; à l'ancienne cathédrale Saint Étienne de la Cité d'accueillir la Passion en ce 24 août. L'altière église au passé chaotique, amputée de deux de ses travées, est voûtée (à l'instar d'autres édifices romans périgourdins ou saintongeais) de coupoles plutôt que d'arcs en plein-cintre, et ceinte d'austères murs fort épais aux rares fenêtres. Cet aparté d'architecture n'a rien d'anecdotique : un sarcophage aussi massif est sûrement la cause d'une acoustique ingrate qui saute aux oreilles.

Romano y a disposé deux aréopages à parité, dix-huit choristes et dix-huit instrumentistes, que complètent cinq solistes, six en comptant Pilate. Ce parti assez étoffé, quoique raisonnable, n'est donc pas issu de la thèse Rifkin de deux chanteurs seulement par voix, défendu avec tant de bonheur par Minkowski ou Jedlin pour s'en tenir aux dernières années. Par ailleurs, le chef confie au même artiste le rôle de Jésus et les airs de la basse , une économie insolite dans le cadre d'un effectif ample et riche tel qu'Aedes. Dernier point de forme, le concert étant annoncé de « deux heures sans entracte » – l'idéal pour ce chef d'œuvre violent, dru et rapide – la survenue d'une longue interruption entre les deux parties surprend.

Une telle coupure risque en effet d'anémier le théâtre implacable de Jean-Sébastien Bach. Or, elle produit exactement l'inverse. Dès la reprise, une embellie saisit l'auditeur, car il faut l'avouer, le début de la soirée n'est pas exempt de défauts. Le portique monumental Herr, unser Herrscher, en dépit d'une pulsation séduisante, révèle des pupitres de chœur peu fluides, peu saillants, voire confus. Leurs ruades Jesum von Nazareth, de meilleure qualité, ne procurent toutefois pas l'ivresse. Les solistes eux-mêmes, dans leurs airs et récits, paraissent en-deçà de leur évident potentiel, comme s'ils butaient sur une entrave invisible, mais têtue. La chape acoustique aurait-elle mis les musiciens sous le boisseau ?

Après la pause, métamorphose ! Un beau solo d'orgue (Louis-Noël Bestion de Camboulas, chef des Surprises) suffit à rétablir la tension, qu'accroît d'un seul coup l'enchaînement du choral, du récit, de l'exhortation de Pilate et du chœur. Elle ne retombera plus.

Sous l'égide de Mathieu Romano, les turbæ, ces fabuleuses scènes de foule cinglantes jusqu'à l'hystérie, essence et force de la Saint Jean, deviennent vertigineuses, jusqu'à l'hallucination. Leur « modernité » ravageuse, leur démoniaque complexité (pas seulement celle du totémique Kreuzige !) stimulent ses ouailles, qui n'escamotent rien de ces aspérités, les creusent même, chaloupent tout en conservant une homogénéité confondante. Louons aussi leur berceuse de la mort Ruht wohl ihr heiligen Gebeine, apothéose d'une plasticité et d'une tendresse extraordinaires, ainsi que les nombreux chorals chantés avec une ferveur et une piété intenses. Le tout dernier, Ach, Herr, laß dein' lieb' Engelein, clôt l'oraison musicale par un poignant a cappella de tous, instrumentistes compris.

À performance chorale et orchestrale d'exception, sextuor de jeunes solistes à l'avenant. L'Évangéliste revient au plus capé d'entre eux, Fernando Guimarāes, désormais chéri des « baroqueux » (lire notre récente chronique sur Falvetti à Versailles : Il Diluvio universale - Nabucco - Falvetti). Chacun connaît les contraintes de ce rôle singulier, à la fois narrateur et partie prenante, un peu à la manière de Testo dans Il Combatimento di Tancredi e Clorinda, que le ténor portugais a du reste chanté. Son aigu souple, délié et clair le range sous la bannière des évangélistes haute-contre, tout en élégance « à la française ». Plus maniérée que réellement touchante au début, sa rhétorique châtiée gagne en impact par la suite, avec détimbrages et vocalises fort à propos, dont le très attendu geißelte de la flagellation.

Pour l'éphémère mais déterminant Pilate, Romano fait appel à un membre de son chœur, Nicolas Brooymans. Excellente pioche ! Cette basse française racée s'est déjà fait apprécier auprès de chefs renommés : Sébastien Daucé (Correspondances), Itay Jedlin (Le Concert Étranger) et Raphaël Pichon (Pygmalion). Son personnage est tout simplement magistral de maintien comme de ton, alternant ses apostrophes d'airain entre le fond et le devant de la scène avec une autorité de Commandeur peu à peu gagné par le doute. Parvenir à donner autant de relief à un caractère limité à quelques répliques, que d'autres se contentent parfois d'ânonner, est un exploit qui appelle impérativement des lendemains.

Jésus et la basse chantante sont donc ici confondus : dommage que l'acteur principal de la Passion ne puisse être distingué de l'un de ceux qui la commentent. Quoi qu'il en soit, il suffit que Victor Sicard ouvre la bouche, dans l'une ou l'autre de ses attributions, pour que tout regret s'évapore. Il n'a pas trente ans, et arbore déjà des états de service conséquents et éclectiques. Pousse émérite du Jardin des Voix de William Christie, nanti d'un métal riche, sonore et plein de mordant, le Français prête dans un allemand exemplaire une attention extrême au mot (sans jamais tomber dans l'analyse de texte). Ainsi compose-t-il un Sauveur tout en modelé et inflexions, douloureusement humain ; tandis que ses airs – Eilt, ihr angefocht'nen Seelen surtout – mettent à nu une technique accomplie.

Rencontres musicales de Vézelay, François Zuidberg

L'Écossaise Rachel Redmond vient également du Jardin des Voix (lauréate en 2011), pépinière de talents qu'il est urgent de déclarer d'intérêt public. Elle revendique un petit bout de carrière des plus prometteurs ; et là encore, dès la première mesure, le charme opère. Le matériau gracieux, frais et chaste, d'un fruité exquis, pourrait lui permettre de marcher un jour sur les pas d'une Emma Kirkby, ce n'est pas un mince compliment. C'est cependant sa seconde apparition, dans l'attendu Zerfließe mein Herze, avec flûte et hautbois de chasse (oboe da caccia), qui la couronne. La soprano parvient à moirer de nuances exquises cette mélopée, au sein de laquelle sa scansion hypnotique de dein Jesu ist tot apporte un contrepoint dolent, que beaucoup de « grandes » n'ont pas su trouver.

Margot Oitzinger a le redoutable honneur de succéder à Mélodie Ruvio, en charge de l'alto lors des sessions de printemps : un joli curriculum vitæ baroque lui permet de relever le gant sans rougir. Au départ, son mezzo-soprano assez diaphane n'est pas le meilleur des atouts pour ce fameux Es ist vollbracht, à la fois quintessencié et « tripal ». Mais porté par la gambe lévitante de Juliette Guignard, co-fondatrice des Surprises, le timbre magnifique de l'Autrichienne donne aisément le change, et fait mouche avec d'autant plus d'effet que son premier air était, pour sa part, sensiblement en retrait. Notons que cette cantatrice perfectionniste susurre presque tous les chorals depuis le banc des artistes.

Le ténor échoit enfin à Enguerrand de Hys. Ce Français se prévaut comme ses acolytes d'un parcours éloquent : la versatilité le guide, c'est une vertu. À écouter ce medium cuivré de toute beauté, il est certain que sa notoriété naissante va grandir très vite. Il régale particulièrement dans l'air de la flagellation Erwäge, wie sein blutgefärbter Rücken, aux deux violes d'amour. La page est redoutable : de coupe ABBA, elle pousse l'italianisme jusqu'à un paragone (comparaison). Elle exige souffle de forgeron, agilité de funambule, endurance de sportif – et question style, don de voyeur suscitant l'effroi devant les plaies du Christ. De Hys s'acquitte de tout cela avec un abattage de prédicateur, sans s'interdire la meurtrissure de la vocalise sur Regenbogen (arc-en-ciel). Magique !

Longuement mûrie, très théâtrale et magnifiquement chantée, cette Johannes Passion périgourdine portée par la fougue de la jeunesse ne pâtit guère des quelques scories relevées en son début. Par la grâce d'une seconde partie d'anthologie, elle s'inscrit même parmi les plus abouties qu'il nous ait été donné d'entendre. Qu'importe qu'elle ne soit pas parfaite. Elle est bien mieux que cela : vivante.

Publié le 11 sept. 2016 par Jacques Duffourg-Müller