Juditha triumphans - A. Vivaldi

Juditha triumphans - A. Vivaldi ©
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Les caprices de Marianne

On le sait, la popularité immense d'Antonio Vivaldi a d'abord été acquise au bénéfice de ses concertos, parmi lesquels les cycles magistraux dédiés à son instrument, le violon : Stravaganza, Cetra, Cimento dell'armonia e dell'invenzione (incluant les Quattro Stagioni)... Il a fallu du temps pour que le XX° siècle apprivoise sa musique sacrée, son impressionnant corpus lyrique ainsi que ses cantates. Dans le genre de l'oratorio, sur quatre compositions documentées, un seul chef d'œuvre a survécu : Juditha Triumphans devicta Holofernis barbariæ (Judith triomphante, conquérante du barbare Holopherne), tirée par le librettiste Iacopo Cassetti du Livre de Judith de l'Ancien Testament. Il s'agit du même sujet que celui traité par Charpentier, présenté le mois dernier à la Chapelle Royale de Versailles (lire notre chronique : Histoires sacrées)... puis repris par Mozart avec sa Betulia Liberata.

Jetons un œil sur le sous-tire de l'impression originale, « un oratorio militaire sacré présenté en temps de guerre par le chœur des vierges, destiné à être chanté dans l'église de la Pietà ». C'est clairement spécifié : on est en présence non seulement d'une œuvre militaire, mais au surplus d'une œuvre pour le temps de guerre ; autrement dit, d'une commande politique, belligérante. Venise vient tout juste de remporter une victoire décisive en reprenant avec l'aide du Saint Empire Corfou aux Turcs, et elle entend le faire savoir ; c'est ce qu'illustre l'aplomb martial, pour ne pas dire violent, du merveilleux chœur liminaire. Plus subtilement, ceci peut être lu au second degré, par allégories, à la manière oratorienne romaine : Judith représenterait Venise, sa servante Abra la foi, le prêtre Ozias l'Église, Holopherne le sultan turc et son eunuque Vagaus (Bagoas) l'un de ses généraux.

Cependant, à l'exception du chœur d'ouverture précité et de celui, plutôt insignifiant, qui referme l'ouvrage, le Prêtre Roux ne se laisse jamais aller à de la tambourinade de propagande. Vivaldi est en effet beaucoup trop fin, trop psychologue, et surtout trop connaisseur de ressources de son orchestre, pour ne pas avoir développé au cours de cette action si linéaire, si dépouillée, d'incessantes combinaisons. Son objectif : caractériser au plus profond, en peintre à la large palette, ses cinq héros. Plus enclin à l'introspection qu'à l'agitation, il corrige la monotonie formelle de l'immuable da capo par une variété ébouriffante d'états d'âme, confiés à un nombre débridé de trouvailles timbriques. Ainsi sont convoqués une viole d'amour, cinq violes anglaises, un chalumeau, un claren (clarinette), une mandoline... ainsi qu'un impressionnant quarteron de théorbes ou archiluths.

Autre point essentiel : comme tout ce qui est destiné aux orphelines de l'Ospedale della Pietà, Juditha Triumphans est écrit exclusivement pour des voix de femmes, qu'il s'agisse des solistes (théoriquement, quatre mezzo-sopranos ou altos, et une soprano) ou des choristes. Des Geoffroy Jourdain ou des Hervé Niquet s'attellent aujourd'hui, avec succès, à reconstituer ces phalanges non mixtes, cela paraît d'ailleurs incontournable dans une optique historiquement informée. Nous espérions que Robert King et son Consort – déjà signataires voici vingt ans chez Hypérion d'un enregistrement dit de référence, avec le gotha du chant d'alors – adopteraient ce dispositif dans le cadre de leur tournée « du tricentenaire ». Malheureusement il n'en est rien, et en dépit d'une bonne prestation chorale, cela demeure fortement regrettable.

L'espiègle Britannique a pourtant des atouts. S'adressant un peu longuement à l'auditoire, il annonce avec un accent exquis le forfait de Malena Ernman – rien moins que le rôle-titre – et le remplacement au pied levé de celle-ci par Marianne-Beate Kielland, prévue en Holopherne ; ce qui l'amène à recruter Émilie Renard pour incarner ce dernier. Avec autant de détachement que de conviction, il en profite pour glisser habilement quelques mots brûlants d'actualité sur l'internationalisme musical et la vanité des frontières. Bien joué ! Il propose (comme au disque) les deux premiers mouvements du Concerto RV 555 en guise d'ouverture, alors que la partition originale n'en prévoit pas. À cet usage assez fade attesté çà ou là, nous continuons de préférer l'entrée de plain-pied dans la déflagration d'Arma, cædes, vindictæ... pourquoi pas précédée d'un long crescendo de timbales, à l'instar d'un Diego Fasolis.

Exception faite de l'air de Judith Agitata infido flatu pris non sans raison à un train d'enfer, King use de tempi globalement modérés (moins qu'au disque, toutefois). Une qualité, en une époque où sont parfois confondues historicité et pétarade ? cela lui permet en tout cas de mettre en avant – avec un zeste de raideur – les facettes ouvragées d'un bel canto pas toujours si fracassant qu'on pourrait le croire. Rien ne semble davantage lui convenir que les méditations éthérées dont Juditha n'est guère avare, à commencer par son personnage principal ; exemple, Quanto magis generosa, mélodie surnaturelle ourlée par la viole d'amour. Hélas, dans cet air ressort le plus crûment un gros défaut de justesse instrumentale, que l'on retrouve ponctuellement ailleurs. Le chef est, à l'évidence, amoureux de ses chanteuses : à cette haute vertu doit correspondre une autorité sans faille, sous peine de mal tourner si la soliste vient à prendre elle-même l'ascendant.

C'est précisément ce qui arrive avec Abra, confiée à Gaia Petrone. Cette toute jeune fille dispose de moyens intéressants, un grave sonore surtout, cependant elle canalise encore mal une émission souvent brouillonne ; des aigus sont agressifs, des pans de phrases bâclés. Se dandiner en compensation au cours de l'air Non ita reducem, sans doute parce qu'il sonne rocky, est un expédient assez pauvre ; voix comme posture, King la laisse faire ce qu'elle veut. Le reste du plateau donne plus d'occasion de se réjouir. Le contralto noble mais terne d'Hilary Summers expédie les rares décrets (deux airs) du grand prêtre Ozias, tandis qu'à Julia Doyle, seule soprano, échoit le profil techniquement corsé de Vagaus. Elle s'en sort plutôt bien : timbre agréable, maintien touchant, coloratura correcte jusques et y compris dans sa terrible aria di bravura, Armatæ face. Tout au plus déplorerons-nous un aigu final guère charmeur.

En dépit de la permutation évoquée, le couple central Judith/Holopherne fonctionne à plein. Très jeune également, Émilie Renard hérite d'une partie fascinante : l'Holopherne musical n'a rien à voir avec la barbarie que lui prête le titre de l'oratorio. Au premier air Nil arma, nil bella, l'Assyrien invite certes ses soldats à la vaillance, mais il n'a rien d'un commandant assoiffé de sang. Au deuxième, Sede, o cara, il capitule déjà devant la beauté de Judith ; la suite n'est plus qu'abandon et assoupissement (le vin aidant). On connaissait les rôles de séducteurs, voici un rôle de séduit, ce n'est pas moins gratifiant. Le matériau de Renard n'est certes pas très ample, et cette absence de « coffre » ne peut lui permettre d'égaler certaines consœurs. En revanche, une projection sûre et des registres en cohérence permettent à son mezzo clair de restituer au débotté la descente hypnotique du guerrier dans les limbes fatales. Là l'attend le glaive de Judith.

Avec pas moins de sept airs somptueux – plus deux accompagnati encadrant le dernier In somno profundo avec les violes anglaises – celle-ci écrase les autres protagonistes par K.O. Selon Robert King, Marianne-Beate Kielland a dû se l'approprier en deux jours : compte tenu du résultat, c'est une exploit. Qu'applaudir le plus ? Les registres sont là aussi d'une parfaite homogénéité, avec un nuancier raffiné à chacune des extrémités. La chair ductile de la voix est capiteuse, la progression dramatique étant phrasée avec le don de toujours laisser sourdre le calme arrêt de Dieu derrière les inflexions les plus enjôleuses. La vélocité irréprochable, requise dans le seul Agitata, met en valeur des qualités de souffle et de diction sidérantes, pour ne rien dire du sens aiguisé du théâtre. Si tous ses autres airs sont à louer, citons encore l'irrésistible Veni, veni enrubanné dans les tendres volutes du chalumeau.

À l'arrivée, la Juditha Triumphans cru King 2017 se tient très en retrait des canons, en particulier de la lecture féline – selon nous inégalée – d'Andrea Marcon (dotée d'un chœur non mixte !). Des sonorités ou articulations parfois rêches ne rendent pas assez justice au souple kaléidoscope de Vivaldi, tandis qu'un certain manque de nerf, ajouté à l'inégalité du plateau vocal, ne saurait déclencher l'ovation. Il s'y love néanmoins quelques fortes satisfactions : en premier lieu la performance Kielland, mais pas seulement. C'est de ces instants de grâce que nous voudrons nous souvenir.



Publié le 01 févr. 2017 par Jacques Duffourg-Müller