Voyage spirituel à Venise - Ancely ea

Voyage spirituel à Venise - Ancely ea ©Jack Carrot
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Hommage au chant religieux vénitien

Le baroque est un univers de contrastes et de surprises. C’est sans doute pour cette raison que les organisateurs du Festival de Musique baroque du Jura ont choisi de faire précéder le concert consacré au Voyage spirituel dans la Venise baroque d’une rencontre consacrée aux plaisirs terrestres. Et sur ce site de Château Chalon, appellation bien connue des œnophiles pour son célèbre vin jaune, il ne pouvait évidemment s’agir que d’une dégustation de liquides ! Grâce à la présence du violiste Lucas Peres, cette dégustation s’effectue en musique, afin d’allier les plaisirs de l’oreille à ceux du nez et des papilles. Elle se déroule en plain air, dans le jardin des confesseurs de l’abbaye des abbesses de Château Chalon, qui offre également une vue imprenable sur les environs. Comme nous le découvrons peu à peu, la vie quotidienne de cette abbaye implantée au cœur d’un village vinicole n’était pas faite que de renoncements terrestres...

Un premier morceau (La Monica) à la viole évoque la révolte d’une jeune fille qui refuse d’intégrer le couvent où ses parents veulent l’envoyer. La dégustation de crémant du Jura, accompagnée d’une festive chaconne de Giovanni Battista Vitali (1632 - 1692), donne lieu à quelques explications données par un spécialiste : la production de vin sur le site est très ancienne, mais l’appellation de vin jaune n’est attestée que depuis 1802. Jusque-là on parlait en effet plutôt de « vins de garde » pour cette production obtenue par une longue maturation (au moins cinq ans) à l’air, sous la protection d’un voile naturel qui développe ses arômes complexes. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas faciles à aborder de nos jours, où le goût généralisé du sucré tend à proscrire toute amertume. Les abbesses fabriquaient ce vin depuis le XVIIème siècle, en ajoutant au jus du savagnin celui de la bargine, cépage aujourd’hui disparu. Nous humons longuement puis goûtons ensuite un verre de Château Chalon, toujours au son d’un morceau de Vitali.

La dernière dégustation dévoile une singulière surprise : un ancien parchemin de l’abbaye énonce la recette du « vin galant » ! N’était-ce point une curieuse appellation dans un lieu de prières ? D’autant que nous savons également qu’à l’époque des abbesses ce vin était proposé aux visiteurs de marque de l’abbaye. Il s’agit en fait de vin muté, c’est-à-dire additionné d’alcool, l’actuel Macvin en somme. Mais la mode, venue du Moyen Age, était d’y ajouter des épices, qui lui donnaient un goût très particulier. Nous ne connaissons malheureusement pas la liste des épices utilisés (près d’une quinzaine !), ni les proportions d’adjonction. Quelques-uns ont toutefois été glissés dans cette reconstitution (à la production confidentielle !) de « vin galant » ; certains spectateurs identifient tour à tour la présence de cannelle, de cardamone, de clou de girofle ou de gingembre (qui portait à l’époque le doux nom de « grain d’amour », suggestif de ses supposées vertus aphrodisiaques…), tandis que Lucas Peres égrène un air d’inspiration populaire transcrit par Vitali.

Le concert qui suit est essentiellement consacré à des pièces vocales religieuses de la Venise du XVIIème siècle. Autant dire d’emblée que la basse Virgile Ancely, dont nous avions pu mesurer la solide projection lors du concert donné la veille (voir notre compte-rendu), se taille la part du lion par l’intensité de son timbre comme par sa présence scénique. A cet égard les deux morceaux où il chante essentiellement en solo (le O vulnera doloris de Carissimi et le Stillae sparse per me de Cazzati) constituent des moments particulièrement poignants : phrasé fluide et expressif, diction soignée, sonore projection qui enveloppe toute l’église, et qui s’atténue avec ductilité dans de superbes pianissimi filés (au final du O vulnera doloris, notamment). Les contrastes sont également rendus avec beaucoup de conviction, comme dans le Stillae sparse, où un final joyeux succède au poignant Lacrimate.

Dans les duos, cette puissante projection est admirablement maîtrisée, et la voix de la basse n’écrase jamais celle de sa partenaire, la jeune mezzo Floriane Hasler. Celle-ci ouvre avec détermination le Laudate Dominum introductif, appelant les réponses d’un Virgile Ancely placé à l’autre bout de la nef (on notera au passage le travail de spatialisation effectué pour ce concert, qui met en valeur les dialogues). Dans le Salve Regina, elle déploie d’agréables reflets moirées sur une ligne de chant admirablement tenue. Et son Pianto della Madonna est empli d’une douloureuse intensité, qui met en exergue chaque mot du texte, sur un accompagnement tout aussi expressif du théorbe d’Etienne Galletier. Retenons aussi les longs duos O bone Jesu et Ego dormio, dans lesquels les deux voix s’enlacent dans un délicat équilibre.

Ce concert offrait également trois pièces instrumentales, qui permettent d’apprécier pleinement le talent des musiciens. Dans la Passacagli en la de Bernardo Storace, Marouan Mankar-Bennis déploie avec aisance un toucher fluide et particulièrement expressif de son clavecin, d’où toute sécheresse semble bannie. Le Canario de Kapsberger met en valeur l’habileté de Robin Pharo sur sa viole grattée a mano, à laquelle répond le théorbe inspiré d’Etienne Galletier, dans un entraînant duo que rejoindra au final le clavecin. Et les Diminutions sur le madrigal Hellas Comment de Cipriano de Rore, de Vincenzo Bonizzi, réunissent les trois compères dans un agréable numéro musical où se signalent l’expressivité du chant de la viole et les notes claires et fruitées du clavecin.

Ce concert a bien entendu enchanté le public, qui a demandé un bis au terme de longs applaudissements. Les artistes s’en acquittent de bonne grâce, offrant une reprise du O bone Jesu de Cavalli. Nul doute qu’après la longue interruption des concerts due à la situation sanitaire, un tel intérêt du public soit allé droit au cœur des artistes, dont la prestation a rappelé avec brio l’importance de la musique « vivante », face à un public toujours aussi fidèle.



Publié le 30 août 2021 par Bruno Maury