Morte & Ritorno di Ulisse ou le retour d'Ulysse de Monteverdi

Morte & Ritorno di Ulisse ou le retour d'Ulysse de Monteverdi ©De gauche à droite : Sylvie Bedouelle, Romain Bockler et Jean Tubéry – La Fenice© Festival des Abbayes en Lorraine, Abbaye d’Autrey (88) / Photo : Nicolas Frère
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Toucher l’âme par l’ultime don de soi…

Les hasards de la vie mènent chacun de nous à fouler des chemins différents mais ô combien riches en intensité, en sincérité et en vérité. Les rencontres qui en découlent, viennent à tout jamais bousculer l’ordre de nos vies respectives. Et marquent de manière indélébile la poursuite de celles-ci…

Dédié à Anne et Jean ainsi qu’à Françoise et Jean-Louis, le présent texte s’essaie à vous faire partager le voyage entrepris lors du week-end dernier dans notre belle contrée lorraine, plus précisément la soirée inoubliable de samedi en l'abbaye Notre-Dame d’Autrey (88700). Une odyssée musicale…
A la manière de « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », in Les Regrets (1558) de Joachim du Bellay (1522-1560), nous fûmes touchés par le Bonheur au sens le plus passionné lors de notre escapade vosgienne. La magie du moment a opéré un véritable miracle, faisant disparaître une dure réalité due à la pandémie. Qu’il est bon de se laisser porter par l’air du temps et de profiter de la douceur de la vie !

L’enchantement, nous le devons à deux personnes dont l’engagement pour la musique, la culture et le partage est sans égal. Bravant tout obstacle, elles donnent et redonnent sans commune mesure. Remercions-les !

Tout d’abord, Daniel Caquard, directeur artistique du festival des Abbayes en Lorraine. Il livre un combat de chaque instant pour faire vivre la Culture en milieu rural. L’année et demie écoulée n’a guère été propice à la Culture, jugée comme « non-essentielle ». En véritable maestro, il orchestre avec son équipe, la tenue du festival en différents lieux : l’abbaye d’Autrey, l’abbaye d’Etival, l’abbaye de Senones et l’abbaye de Moyenmoutier où nous avions assisté en 2019 à La Guerre des Te Deum menée par l’ensemble Stradivaria et leur chef Daniel Cuiller. Saluons leur travail et soutenons une telle initiative pour qu’elle perdure !
Et le maestro Jean Tubéry qui a répondu à la commande spéciale du festival en créant un concert sur mesure autour d’un des plus célèbres héros de la mythologie grecque, Ulysse (ou Odysseus) et d’un des maîtres du Seicento italien Claudio Monteverdi (1567-1643). Après trente années dédiées à son ensemble La Fenice et à l’enseignement, il apparaît comme étant l’un des meilleurs interprètes « monteverdiens ». Se saisir de l’œuvre de Monteverdi avec une telle sincérité et une telle authenticité, n’est chose aisée. Cela demande une implication considérable voire une entière abnégation. Mais c’est surtout choisir de livrer son état d’âme…
Le duo, ainsi formé, donne naissance au programme de ce soir sous l’appellation « Vita, Morte & Ritorno di Ulisse ou le Retour d’Ulysse», voyage héroïque revisité par La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321).

Composée vers la fin du VIIIème siècle av. J.-C., L’Odyssée est une épopée grecque antique attribuée à l’aède Homère (VIIIème siècle av. J.-C.). Dans la Grèce primitive, un aède est un poète qui chantait ou récitait des poèmes, célébrant les dieux et les héros, en s’accompagnant sur une lyre. L’Odyssée relate le voyage et le retour d’Ulysse en sa patrie après bien des périples (la guerre de Troie, le courroux de Poséidon, les rencontres avec la nymphe Calypso, la princesse Nausicaa, les Cyclopes, la magicienne Circé et les sirènes). L’épopée connaît une fin heureuse : Ulysse retrouve son épouse, Pénélope, restée fidèle pendant les dix années que dure son absence.

Ce récit mythologique a alimenté l’inspiration de bon nombre de poètes, compositeurs, romanciers ou artistes. Dante s’empare du sujet qu’il revisite. Il évoque Ulysse non pas en tant que héros, mais en tant que simple mortel... Il le destine à disparaître et à mourir dans les eaux désertes d’un monde dépeuplé (canto XXVI, in Inferno). Dans son poème la Comédie ou La Divine Comédie (Commedia ou Divina Commedia), datant du début du XIVème siècle, le poète est égaré dans la forêt du péché. Il se lance dans un voyage imaginaire à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Il reçoit l’aide du poète Virgile qui le guide à travers l’Enfer et le Purgatoire. La vertueuse Béatrice l’absout et le conduit au Paradis où saint Bernard lui fait rencontrer Dieu. Ce cheminement intérieur et spirituel fait prendre conscience du sort implacable qui attend chaque mortel. Dante décrit le royaume des morts avec un réalisme saisissant. Il dresse le Purgatoire en tant que « royaume » intermédiaire entre l’humain et le divin. Et magnifie la vision extatique du Paradis…

Trois siècles plus tard, Claudio Monteverdi s’intéresse, lui aussi, au mythe et au personnage d’Ulysse. Créé en 1607, Orfeo en reprend les codes. Le héros grec Orphée essaye de sauver sa femme, Eurydice, des Enfers. Premier véritable opéra, l’Orfeo marque un tournant dans l’histoire de la musique. Il est conçu à une époque charnière matérialisant la frontière entre le style de la fin de la Renaissance et celui du début du Baroque, avec la naissance de l’opéra. Cet opéra est un chef d’œuvre absolu attirant les âmes des hommes vers les Cieux. Puis en 1640, il compose Il Ritorno di Ulisse in Patria. Antépénultième opéra avant la mort de Monteverdi ! Pénélope, épouse d’Ulysse (roi d’Ithaque), attend toujours le retour de son époux qui effectue, malgré lui, un long périple en Méditerranée. La guerre de Troie est terminée depuis dix ans… Pénélope lui reste fidèle en repoussant les avances des prétendants au trône. Usant du subterfuge imaginé par Minerve, Ulysse, déguisé en mendiant, pénètre au palais. Un concours de tir à l’arc est organisé. Il retrouve son arc et tue les aspirants. Il se fait reconnaître et tout finit bien.

Jean Tubéry a imaginé son dessein sur les soubassements musicaux « monteverdiens » de l’Orfeo, des Vespro della Beata Virgine, d’Il Ritorno di Ulisse in Patria et de Selva morale e spirituale. Et sur l’armature poétique de La Divine Comédie.
En « Grand architecte », selon les propres termes des musiciens, Jean Tubéry guide chacun de nous à travers ce « voyage héroïque ». Il nous mène vers ce chemin intérieur que nous n’osons pas, par peur, emprunter. En quête de vérité, nous le suivons dans cette longue descente aux Enfers avant de rejoindre les terres moins hostiles du Purgatoire pour enfin atteindre le Paradis. En vue d’une fin heureuse…

L’ordre du bien (de la fin heureuse) n’est pas une notion étrangère aux membres de La Fenice. Tout au long du concert, chacun d’eux y concoure et se livre entièrement allant presqu’à la déperdition de soi… S’offrir, c’est un peu perdre de soi-même !

Si le Paradis devait prendre vie sous une douce sonorité, il serait, sans conteste, le sublime continuo offert par la violoncelliste KeiKo Gomi, la bassonniste Anaïs Ramage, le théorbiste Etienne Galletier, le claveciniste Mathieu Valfré et l’organiste Jean-Miguel Aristizabal.
Dans la musique baroque, le continuo (ou basse continue) est une technique d’’improvisation et d’accompagnement d’une partie à partir d’une basse chiffrée. Les instruments, utilisés pour réaliser cette partie, forment le continuo. Ce dernier est souvent confié à un ou plusieurs instruments monodiques graves (ici, le basson et le violoncelle) qui jouent la ligne de basse écrite ainsi qu’un ou plusieurs instruments harmoniques (ici, le clavecin, l’orgue et le théorbe) qui complètent l’harmonie. En absence de basse chiffrée, l’harmonie est réalisée en fonction des autres parties.
Bien souvent, le continuo ne tient qu’un rôle secondaire, d’aucuns ne lui prêtent l’attention méritée. Ce soir, les cinq instrumentistes nous prouvent le contraire, authentique consécration. Ils font preuve d’une écoute absolue, chacun menant avec brio sa propre partie. Soulignons cette prouesse, car bien rares sont les occasions d’entendre et de vivre une telle exécution, à la limite du divin. La performance s’explique par leur interprétation virtuose mais également par le choix du « Grand architecte » : celui de ne pas diriger le continuo. Le laisser vivre et cheminer en toute autonomie. La liberté, ainsi offerte, transcende le moment et porte, bien évidemment, les autres musiciens.
Saluons la prestation incarnée et inspirée des deux violonistes Sue-Ying Koang et Anaëlle Blanc-Verdin. La modélisation gestuelle des différentes techniques de jeu offre aux deux instrumentistes une riche expressivité. Les articulations entre celles-ci gratifient leur phrasé développant une large palette sonore pour le plus grand bonheur de l’auditoire. Les deux violonistes énoncent, de manière suave, les phrases musicales de leurs lignes de chant. Elles font somptueusement sonner leurs instruments.
Sous le souffle de Jean Tubéry, le cornet à bouquin et la flûte résonnent avec intensité et précision. Telle la brise marine gonflant les voiles, il nous a entraînés vers les rivages de la félicité. Il vit la musique et la Musique vit en lui. L’un et l’autre sont indissociables. En toute spontanéité, il la partage généreusement offrant à tout l’auditoire une intense communion. Quelle grandeur d’âme !
Une pensée de Romain Gary (1914-1980), dans La Promesse de l’aube (1960) nous vient à l’esprit : « Le bonheur est accessible, il suffit simplement de trouver sa vocation profonde et de se donner à ce qu’on aime avec un abandon total de soi. »


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De gauche à droite : Jean Tubéry (cornet, flûte et voix), Etienne Galletier (théorbe), Anaïs Ramage (bason et flûte), Jean-Miguel Aristizabal (orgue), Keiko Gomi (violoncelle), Anaëlle Blanc-Verdin (violon), Mathieu Valfré (clavecin), Sue-Ying Koang (violon), Sylvie Bedouelle (Pénélope) et Romain Bockler (Ulysse) © Ensemble La Fenice – Photo Anne Hallet Tubéry

Le don de soi ! Les deux interprètes vocaux n’en sont pas dépourvus. Leurs prises de rôle (Pénélope et Ulysse) irradient une indéniable beauté doublée d’une grande intelligence interprétative. Ils se montrent attentifs au style de la vocalité « monteverdienne ». Par un long et minutieux travail, conduit par le « Grand architecte », ils jouissent d’une présence scénique absolue et se montrent perpétuellement convaincants.

En Pénélope, la mezzo-soprano Sylvie Bedouelle se distingue par un total engagement dans le rôle confié. Elle lui apporte une interprétation remarquable de justesse, de vérité. Tout au long de ses prises de chant, elle fait preuve d’une diction précise, renforçant l’audibilité et la projection. Comme à notre habitude, nous scrutons le moindre des gestes préparatoires avant l’émission du son : l’inspiration et l’expiration liées à l’ouverture de la cage thoracique, le soutien du diaphragme, la posture corporelle, la détente de la mâchoire, … Nous remarquons la façon dont la mezzo-soprano fabrique les voyelles avec sa langue. De légères modifications de la forme de la bouche sont à peine perceptibles. Quant aux consonnes, elles nécessitent une tension aux lèvres et un rétrécissement du conduit vocal sans entraver la voix. Une sensation de bien-être nous envahit dès le premier air Mortal cosa son io (L’Umana FragilitàLa Fragilité humaine) d’Il Ritorno di Ulisse in Patria. Malgré la gravité du propos, son timbre chaud nous séduit irrésistiblement. Sa voix passionnée colore le Misera son ben io (Il Ritorno di Ulisse) d’accents poudrés soutenus par l’orgue et le luth. Remarquons la joliesse vocale servant le lamento Di misera regina, extrait du même opéra. La mezzo-soprano arbore un ton dolent qui reçoit pour écho le ton plaintif du violoncelle et les entrelacs du luth. Ou encore l’aria Ecco l’atra palude d’Orfeo. Moment exquis !

Ulysse est incarné par le baryton Romain Bockler. Criant également d’authenticité, le baryton révèle une voix sonore sur toute la ligne de chant, à l’ambitus assez large (écart entre la note la plus haute et la note la plus basse). D’un timbre riche et corsé, il énonce un effréné Salvo è niente, adressé la Fragilité humaine, dans le prologue du Retour d’Ulysse dans sa patrie. Tentant d’échapper au Temps qui s’écoule inexorablement, il se dote de chaleureuses intonations, nourries de graves soyeux. Sa diction est idéalement incisive, rappelant la morsure du Temps. Aux portes de l’Enfer, il lance un ténébreux Possente spirto (in Orfeo, Monteverdi. Aria dans laquelle Orfeo tente de convaincre Charon de le laisser traverser le Styx – un des fleuves des Enfers – pour retrouver son épouse, Eurydice, dans le royaume d’Hadès). Le ton de sol mineur renforce le caractère plaintif et dramatique de la pièce. Le baryton déploie un chant orné de diminutions, où l’expressivité demeure soutenue… Maîtrise parfaite des ornements ! Savourons les puissants fortissimos lors de Dormo ancora, o son desto (Il Ritorno di Ulisse).

Saluons également leur union dans de délicieux duos : Chi vuol che m’innamori (Selva morale e spirituale, Monteverdi). Ou l’émouvant Giove amoroso.
Autre moment de bonheur, les trios vocaux formés avec Jean Tubéry en particulier le touchant O come t’inganni (Passacalli della vita de Stefano Landi, 1587-1639) au rythme envoûtant et entêtant égrené par le luth. Les trois voix se mêlent et s’entremêlent autour de la mélodie instrumentale. Apportant un effet théâtral inattendu, les trois interprètes dissimulent leur visage derrière des masques vénitiens de comédie et de tragédie. Poussant le détail à son paroxysme, le « Grand architecte » a souhaité utiliser l’espace offert par l’abbatiale Notre-Dame. Les deux violons et le basson sont placés dans l’écrin de la chapelle, située à gauche du chœur, alors que les autres musiciens occupent la scène. Apprécions le chant des violons venant conclure chaque strophe chantée. D’autres mouvements scéniques interviennent, amplifiant le caractère et la force de l’interprétation. Remarquable spatialisation ! Des extraits de La Divine Comédie de Dante ponctuent les pièces musicales et vocales. Ils sont déclamés en italien par Jean Tubéry, puis en français par Romain Bockler. Souhaitons à ce programme-création une mise en spectacle…

En ce samedi soir, nous avons été témoin d’un prodige musical. L’abbaye Notre-Dame d’Autrey et les magnifiques jardins, fruits du précieux travail de Frère Syméon, ont probablement transcendé notre perception. Les lieux, la musique puissante ont contribué à rendre ce voyage inoubliable. Comme entourés d’amour, nous avons, toutes et tous, vécu cette communion. En quête de vérité et de libération spirituelle, chacun peut trouver son chemin dans la paix et la joie dans la pensée de Sœur Emmanuelle (1908-2008) dans son livre Vivre, à quoi ça sert (2005) : « Aimer, c’est apprendre à écouter la différence de l’autre. L’amour est une écoute qui retentit en soi. Alors s’ouvre la réception de don de l’autre, de sa manière autre d’aimer. »
Tel est bien le dessein suivi par Jean Tubéry et La Fenice. La virtuosité des instrumentistes et des solistes vocaux s’est imposée magistralement, en toute humilité. Qualité essentielle voire indispensable pour un musicien. Savoir véhiculer et transmettre l’émotion ayant pour seul vecteur, l’instrument. Toucher l’âme par l’ultime don de soi…



Publié le 24 juil. 2021 par Jean-Stéphane SOURD DURAND