Le Concert Lorrain - Virtuosité entre Lorraine et Saxe

Le Concert Lorrain - Virtuosité entre Lorraine et Saxe ©Festival de Froville 2019
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De l’Amitié naît la Musique… De la Musique naît la Passion…


Une profonde amitié lie Laure Baert, directrice artistique du Festival de Froville, à Anne-Catherine Bucher, la claveciniste de l’ensemble Le Concert Lorrain.
Souhaitant les inviter à se produire lors de cette saison, la directrice leur lance un défi : celui de mettre en valeur le patrimoine au travers de la musique.

Du fait de cet indéfectible lien, les musiciens relèvent la bravade. Tels de grands chefs étoilés, ils concoctent un programme dans lequel la musique et la passion (pour cette dernière) constituent les épices rares, exhaussant le plus subtil des plats. Une pincée d’enthousiasme, une pincée d’exigence, une autre de virtuosité, ... La recette semble, à priori, simple. Mais comme tout mets raffiné, cela réclame une parfaite technique et une touche de passion.

Créé en l’an 2000 par la claveciniste, Le Concert Lorrain s’est rapidement imposé sur la scène baroque internationale. La critique a salué la formation à de nombreuses reprises : cinq diapasons et cinq étoiles par la revue Goldberg pour l’enregistrement Le Manuscrit des Ursulines de la Nouvelle-Orléans, un diapason d’or découverte pour Les Petits Motets d’ Henry Madin (1698-1748).
Les instrumentistes qui la composent sont bien plus que de simples musiciens. Ils vivent la musique en ressentant chaque note, chaque figure de silences, … Ils ne « font » pas de la musique, ils JOUENT de la musique… Cette différence qui peut paraître ténue au commun des mortels, revêt cependant une importance capitale. Si puissante, leur passion se transmet à chacun d’entre-nous. Fait encore plus troublant, la symbiose qui règne tout au long du concert ! Nous n’aurons jamais le sentiment d’être deux entités distinctes : les musiciens et nous, le public installé dans la nef à l’exceptionnelle acoustique. L’amour, porté à la musique, n’est pas sans nous rappeler la comédie La nuit des rois (1600) de William Shakespeare (ca. 1564-1616) : « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez donc ; donnez-m’en jusqu’à l’excès, jusqu’à ce que ma passion, surchargée de sentiment, en succombe, en expire. » Il n’est point douloureux de s’abandonner dans les bras de notre maîtresse, la Musique.

En ce vendredi soir, le Concert Lorrain présente le fruit de sa réflexion sous le titre Virtuosité entre Lorraine et Saxe. Le programme, ainsi élaboré, met à l’honneur deux compositeurs saxons et deux lorrains. Il apparaît comme le trait d’union entre la musique et le patrimoine. Bien que consacrant le mélange des styles français et italiens, il n’en demeure pas moins unificateur, homogène dans son intégralité. Le Concert Lorrain a conçu méticuleusement le programme en cherchant les liens entres les différentes pièces interprétées. Rien n’a été laissé au hasard, trahissant la rigueur de son directeur artistique, Stephan Schultz (également violoncelliste de l’Ensemble). Entendons, ici, le mot « rigueur » dans une acception positive, en signe de gage de qualité !
Les artistes proposent des incursions en terres saxonne et lorraine à la découverte du patrimoine. Nous y ferons d’étonnantes découvertes…

Virtuosité saxonne

Le Concerto n°1 en ré mineur pour clavecin, cordes et basse continue, BWV 1052 de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ouvre le concert. Il est extrait du Cahier de six concertos (BWV 1052-1058), composé au cours de ses années à Leipzig.
Des controverses existent sur la date exacte de sa création et de son origine. Le concerto provient probablement d’une partition plus ancienne pour violon, mais partition perdue ! Seul fait établi, la version définitive du concerto date de 1738.
Maniant avec art le style du concerto, le Cantor de Leipzig confère à la pièce une intensité puissante, relevée brillamment par Anne-Catherine Bucher, au clavecin. Le concerto s’accomplit principalement par le jeu de celle-ci sans mettre au second plan les autres musiciens. La claveciniste illustre la pièce par une magistrale leçon. En paraphrasant le célèbre traité de François Couperin (1668-1733), nous pourrions dire qu’elle incarne L’Art de toucher le clavecin.
Adoptant une structure formelle en trois mouvements (vif – lent – vif), le concerto recèle bien des joyaux mélodiques. L’ouverture de l’allegro, repose sur un tutti instrumental à l’unisson épousant la forme d’une ritournelle. Devons-nous y voir un moyen d’ancrer solidement les mouvements aux nombreux changements de clés ? Sans conteste, oui ! Bach maîtrise la ligne mélodique dans un pur agencement métrique. L’homogénéité est parfaite. Martin Jopp et Katerina Ozaki, respectivement violons I et II, s’allient dans un phrasé soyeux. La musicalité qui en découle ravit, séduit notre écoute. L’alto de Yoko Tanaka assure sa présence dans un langage souple et audible. Le violoncelle de Stephan Schultz sonne de manière admirable. Prenons le temps d’observer l’élégance avec laquelle il déplace sa main gauche sur les cordes. Sa levée d’archet suscite tout autant d’attention. Elle dévoile la grandeur de son jeu. Les graves, à la contrebasse d’Eric Mathot, resplendissent par leur profondeur et leur rondeur. Le motif mélodique à l’unisson est répété à maintes reprises, servant d’annonce aux parties solos du clavecin. Anne-Catherine Bucher excelle. Les mains se croisent, se chevauchent sans se frôler voire se toucher. La dextérité se révèle par la série ininterrompue de croches (simples, doubles et triples). Comme happés par le rythme frénétique, nous sommes surpris en « pleine danse » par une longue note de pédale jouée à la basse. En harmonie tonale, une pédale est une note tenue à l’une des voix, étrangère ou non aux divers accords interprétés par les autres voix au cours de cette tenue. Ici, Bach lui confère la fonction d’articulation au sein même de la forme. Effet théâtral garanti ! Dans la même veine, la suite de chromatismes descendants et ascendants au clavecin. S’abandonnant totalement à son instrument, la claveciniste bat les temps forts et faibles à l’aide de ses pieds. Même les doigts de pieds entrent dans la danse... Comme quoi la musique se vit avec tout le corps !
L’adagio commence, lui aussi, sur un tutti à l’unisson. Le ton solennel et lent attribue une certaine maestria au mouvement. Les deux mains touchant le clavier, Anne Catherine Bucher entame un dialogue avec les violons (Martin Jopp, Katerina Ozaki) et l’alto (Yoko Tanaka). Nourrissons-nous de cette conversation menée passionnément. Regardons également la légèreté avec laquelle la claveciniste détache ses mains des notes. Epousant de nouveau la ritournelle, le mouvement conclusif (l’allegro) dresse un paysage au relief vallonné par la richesse de ses motifs mélodiques. Le rythme soutenu ne s’essouffle aucunement. Femme de l’ombre, la tourneuse de pages (Agathe Lagauche, administratrice de l’Ensemble) a occupé une place importante. Sans elle, le jeu de la claveciniste aurait-il connu autant de fluidité ? N’omettons pas de la saluer pour son attention sans faille.
Le Concert Lorrain fait preuve de précision rythmique et de virtuosité ce qui place l’œuvre dans une intense force expressive. Nous sommes saisis par les tensions, particulièrement exaltées grâce à de magnifiques modulations. A la manière d’un orfèvre ciselant le dos d’une montre gousset, les instrumentistes ont tracé de fins entrelacs tantôt appuyés par des fortissimos, tantôt légers par des pianissimos. Le chef-d’œuvre ne peut être qu’applaudi chaleureusement. C’est chose faite !

« Réunion » de la Saxe et de la Lorraine

Le deuxième saxon mis à l’honneur n’est autre que Georg Friedrich Haendel (1685-1759), dit Il Caro Sassone (Le Cher Saxon). Le Concert Lorrain interprète l’Ouverture et le Menuet de l’oratorio Jephta (HWV 70), composé en 1751 sur un livret en anglais du révérend Thomas Morell (1703-1784), d’après le Livre des Juges et Jephtes sive Votum (1554) du poète George Buchanan (1506-1582).
Le style haendélien se reconnaît dès l’ouverture. A la différence de Bach et de sa « rigueur » métrique, Il Caro Sassone fait preuve d’inventivité mélodique ce qui assouplit le langage musical. Ses influences seraient-elles dues aux nombreux voyages du maestro en Europe ? Des signes accréditent l’assertion. Du patrimoine allemand, il en retient la précision implacable du contrepoint. Se différenciant une nouvelle fois de son compatriote, il atténue « l’austérité » allemande en maniant les notes à l’image du langage fougueux et expressif des Italiens. L’éloquence musicale, dont il témoigne, fascine. Nous y sommes très sensibles. A cela s’ajoute la richesse des thèmes, héritage du Grand Siècle français. L’Ouverture en est la parfaite illustration. Imprégnons-nous du ton majestueux de la pièce. Le Concert Lorrain livre une interprétation royale… Les violons I et II, l’alto tiennent le haut du pavé. Mesurons à quel point, ils apportent grand soin aux articulations déliées. Le violoncelle et le clavecin s’insinuent dans la rhétorique, dans l’art du bien-dire. N’oublions pas la noble argumentation de la contrebasse.
Afin de ne pas interrompre le discours, s’ensuit l’Ouverture du Triomphe de l’Humanité de Claude Seurat ( ? -1756). Nous avouons notre méconnaissance totale sur le compositeur et l’œuvre ! Né en terre lorraine, à Nancy, bien peu d’éléments dressent la vie du compositeur, à commencer par une date de naissance inconnue. Seules certitudes, celle de son entrée comme Maître de musique à la Primatiale de Nancy en 1743 et celle de sa mort en 1756. C’est dans le cadre de ses fonctions nancéiennes, qu’il est amené à composer Le Triomphe de l’Humanité en 1755. Poème lyrique mis en musique et chanté, la cantate a été créée à la Comédie de Nancy le 26 novembre 1755, en présence du roi Stanislas (1677-1766), pour célébrer l’érection de la statue de son beau-père Louis XV (1710-1774) au centre de la Place Royale, l’actuelle Place Stanislas. Composée en ré majeur sur un livret de l’auteur dramatique lorrain Charles Palissot de Montenoy (1730-1814), la pièce donne la priorité à l’expression mise en musique jouant sur de subites modulations ou s’abandonnant à des imitations. Pour rappel, l’imitation est un procédé de composition où le thème (un dessin mélodique ou un motif du morceau) se répète successivement plus ou moins littéralement dans les différentes voix. L’Ouverture permet d’entendre l’allégresse du violon I (Martin Jopp) et le phrasé nuancé du violon II (Katerina Ozaki), la présence sonore de l’alto (Yoko Tanaka) et l’expressivité contagieuse du violoncelle (Stephan Schultz). Le clavecin (Anne-Catherine Bucher) et la contrebasse (Eric Mathot) contribuent amplement à la célébration. Les instrumentistes développent de multiples qualités : expressivité, justesse, couleurs, nuances, affects, … Hasarderions-nous à réduire leur prestation en une seule expression ? A en juger nos applaudissements nourris, l’action ne court aucun risque. Don de la musique ! La formule vous convient-elle ?

Moment providentiel, l’entracte permet de découvrir une autre forme de patrimoine, l’architecture de l’église de Froville. Adoptant à l’extérieur un style sobre (clunisien), l’édifice présente en façade un portail roman. La nef épurée est également de style clunisien. Sept travées en clé de voûte, flanquées de collatéraux, la composent. D’origine carolingienne, le plafond plat joue un rôle majeur dans l’exceptionnelle acoustique. Il permet au son d’atteindre tout endroit de l’édifice. Initialement roman, le chœur a été remplacé pendant la période gothique par un chœur de forme carrée. Situé à droite de l’église, le cloître s’orne d’ouvertures trilobées, elles aussi gothiques, dont la plupart sont malheureusement murées. Seules quelques-unes subsistent. Les autres ont été démontées, puis remontées au Musée des Cloîtres de New-York, qui en a fait l’acquisition en 1922. Espérons que l’Association de sauvegarde du prieuré puisse bénéficier de soutiens financiers afin de réaliser des copies des celles-ci et de les réinstaller à leur place initiale. Lieu qu’elles n’auraient jamais dû quitter !


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Nef et Chœur de l’église romane de Froville © Festival de Froville

Allées et venues en terre lorraine et saxonne

L’année 1755, date de création du Triomphe de l’Humanité, marque aussi celle du décès d’un autre compositeur lorrain, Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755). L’œuvre du compositeur démontre son talent dans la pratique multiple d’instruments : violon, violoncelle, viole de gambe, flûtes traversières et à bec, clavecin, pour ne citer que ceux-ci. Aucun style ne lui est étranger. Il compose des suites, des sonates, des concertos, …, des vaudevilles ou des ballets comiques notamment le pittoresque Don Quichotte chez la Duchesse. Excellant dans l’art de la composition, il marie avec aisance les timbres et les sonorités dans les différents styles.
Nous pouvons nous en rendre compte dans l’interprétation de la Première Sérénade ou Symphonie Française (opus 39), composée en 1732. La pièce est écrite en sol mineur pour trois parties : flûtes, violons et hautbois. Ici, en l’occurrence, l’instrumentarium se résume aux violons I et II, au violoncelle et au clavecin. L’effectif réduit n’interprète que neufs mouvements sur les dix-huit que compte l’œuvre.
Dès l’Ouverture, le violon de Martin Jopp chante une douce mélodie, reprise aussitôt par le violon de Katerina Ozaki. Les deux violons manient la science du phrasé. Le violoncelle de Stephan schultz respire avec souplesse. Ses intonations (accents) édifient la charpente qui épouse le « corps musical » des deux violons. Que dire du clavecin d’Anne-Catherine Bucher à part les compliments déjà adressés. L’Entrée rustique, quant à elle, est marquée par d’énergiques « saccades » marquant les pas de danse. La douceur émane de l’air gracieux où le violon II et le violoncelle dissertent paisiblement avec le clavecin. Le violon I en fait de même. L’énergique Gavotte en rondeau communique l’envie de danser. Dans le Chœur imaginaire, le violoncelle tient en solo la ligne mélodique. Il échange de manière équilibrée avec le clavecin. Puis en chœur, les autres instruments lui répondent. Les deux Rigaudons sont vifs et joyeux. Ils laissent place à la douceur de la Sarabande. Là encore, le violoncelle est tout simplement magique. Son maître, Stephan Schultz, est entièrement imprégné par la partition. Tendons l’oreille aux respirations de l’homme et de l’instrument. Quelle suavité sonore ! La Gigue conclut, avec un entrain communicatif, la suite de danses. Les traits de caractère de ces dernières sont scrupuleusement respectés.
Retournons, un court instant, en Saxe près de notre cher Saxon. La Sonate No 4 de l’opus 5 attire notre attention. De style italien, la Sonate prend une allure de suites. Haendel intercale entre les mouvements de sonate (allegro, allegro moderato, …) des mouvements de danse (gigue, menuet, passacaille). Jouée, ce soir, en quatuor, nous pouvons saisir les effets orchestraux de l’alto et de la contrebasse. L’Allegro signe une nouvelle fois la virtuosité de Martin Jopp. La Passacaille est splendidement interprétée. Le violon II et l’alto épousent le mouvement. Apprécions les notes « plaquées » du clavecin sur la voix du violon I, accompagné par l’alto, la contrebasse et le violoncelle. Le rythme affiche une exquise fluidité mélodique, il ne souffre d’aucune césure intempestive. S’ensuit la Gigue de très belle facture. Passant d’un rythme enlevé à un rythme plus modéré (Menuet portant l’indication allegro moderato), les instrumentistes poursuivent la conversation, sans connaître de blancs.
Rebroussons chemin jusqu’à nos chères terres de Lorraine où sonne la suite de la Première Sérénade de Boismortier. Le ton champêtre des deux Villageoises souffle une brise légère, fort agréable en ces temps caniculaires. La Musette tourne, virevolte gaiement. Le son « pincé » du clavecin se heurte au son continu de l’alto, du violoncelle et de la contrebasse. Ces derniers sonnent à la manière d’une vielle à roue. Le son tourne, ronronne et vibre sur les pas de danse des violons I et II. En tutti, les sonorités homogènes de l’ultime Chaconne conduisent à l’état de grâce…

Grâce à laquelle nous répondons par des bravos remerciés à leur tour par deux bis : le magnifique Adagio de Tomaso Albinoni (1671-1751) où chaque musicien met sa virtuosité au service de la Musique. Et la reprise de l’Ouverture du Triomphe de l’Humanité de Seurat, jouée plus vivement. La nouvelle lecture modifie la perspective de la pièce. Nous en préférons les motifs qui en ressortent.

Si la félicité musicale nous a éclairés tout au long, nous avons été les témoins privilégiés de la symbiose unissant les musiciens. Un lien étroit et harmonieux, trop rare en ces temps où l’individualisme triomphe…
Les instrumentistes ont su transmettre leur passion : la Musique. Ils ont su, également, effacer de nos esprits, notre réelle place : celle de public ! Une seule entité a existé et vécu le temps d’un concert. Nous ne les remercierons jamais assez.
De l’Amitié est bien née la Musique… De la Musique est bien née la Passion…



Publié le 04 juil. 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND