Kaspar Förster - Stylus Phantasticus - Les Traversées Baroques

Kaspar Förster - Stylus Phantasticus - Les Traversées Baroques ©Les Traversées Baroques © Arsenal/Cité musicale de Metz (57)
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Stylus phantasticus, un langage séduisant…

Quoi de plus naturel que de fuir les vicissitudes journalières et l’actualité tourmentée de ces derniers temps en s’abandonnant corps et âme à la Musique. Passion fort dévorante mais ô combien fondamentale ! N’est-il pas vrai que « la musique nettoie l’âme de la poussière du quotidien », comme l’exposait l’écrivain allemand Moses Baruch Auerbach, dit Berthold Auerbach (1812-1882). Laissons les notes épousseter et purifier notre cœur…

En ce début d’année, le Baroque résonne de nouveau dans la salle de l’Esplanade (Arsenal de Metz). Nous assistons au concert donné par Les Traversées Baroques. Créé en 2008, l’Ensemble, à géométrie variable, joue un rôle prépondérant sur la scène internationale. Il conçoit et promeut la musique comme valeur universelle d’échanges et de découvertes. A la manière de Nelson Mandela (1918-2013), in Un long chemin vers la liberté (1996), la formation confèrerait-elle à « la musique une puissance qui défie le politique. » ? Réflexion faite, certainement !
L’Ensemble s’adonne au « premier baroque », notamment celui du XVIIème siècle des pays de l’est de l’Europe. Il explore sans relâche les archives musicales et en exhume des partitions de compositeurs quasi anonymes, tels que Marcin Mielczewski (c. 1600- 1651) et Mikołaj Zieleński (1550-1615), tous deux polonais. De ses recherches (re)naissent des œuvres révélant les couleurs flamboyantes du baroque originel. Ces pièces constituent de véritables joyaux ! Les nuances scintillent de mille feux grâce à la richesse d’expressions. La musique captivante engendre, entre pupitres instrumentaux et/ou vocaux, des dialogues enthousiasmants dont nous saisirons la teneur lors du concert.

Ce soir, le choix de Judith Pacquier (directrice artistique de l’Ensemble) et d’Etienne Meyer (directeur musical) porte sur un autre compositeur polonais : Kaspar Förster (1616-1673).
Né à Gdańsk – dénommé Dantzig jusqu’en 1945 –, Kaspar Förster suit une instruction musicale auprès de son père (Kaspar Förster, dit l’ancien, 1574-1652), auquel lui succède le théoricien et compositeur italien Marco Scacchi (1602-1662). Il étudie à Rome avec Giacomo Carissimi (16052-1674). Compositeur et chanteur basse renommé, il parcourt l’Europe (Italie, Danemark, Suède, Allemagne). De ses nombreux voyages, il se « nourrit » des influences italiennes puisées chez Carissimi ou Claudio Monteverdi (1567-1643) et les dissémine dans toute l’Europe septentrionale. La majeure partie de son œuvre apparaît comme une synthèse entre les styles musicaux d’Europe du Nord et ceux d’Europe du Sud. Une sorte de creuset fertile… Bien que musicien brillant, il use avec maestria de son instrument vocal. Pour preuve, les parties écrites pour voix de basse exposent leur complexité voire leur difficulté d’interprétation. Elles démontrent irrévocablement l’étendue de la tessiture de Förster qui disposait sans doute d’un large ambitus. Du latin ambire, signifiant entourer, le terme désigne l’étendue d’une mélodie, d’une voix ou d’un instrument, entre sa note la plus grave et sa note la plus élevée. A la lecture des pièces, sa voix de basse devait aisément s’accomplir dans le registre d’alto.
Virtuose dans les deux domaines (instrumental et vocal), Kaspar Förster imprègne son écriture d’un concept novateur. Il rompt quelque peu avec le principe antérieur selon lequel les parties instrumentales résultaient des parties vocales. Dogme en vigueur jusqu’au XVIème siècle. Sa pensée est toute autre : les parties instrumentales entraînent l’écriture vocale. Il adopte le stylus phantasticus.

En théorie musicale, le stylus phantasticus est un mode de composition où prédomine un jeu libre caractérisé par la virtuosité, l’invention et l’improvisation sans aucune entrave mélodique. Influencé par la musique pour clavier de Claudio Merulo (1533-1604) et Girolamo Frescobaldi (1583-1643), le style ne subit aucune contrainte imposée par les méthodes de composition jusque lors en vigueur. Il est utilisé par nombre de compositeurs allemands des XVIIème et XVIIIème siècle dont Matthias Weckmann (1616-1674), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Heinrich Biber (1644-1704) et Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Il figure également dans les compositions des Italiens Antonio Bertali (1605-1669) et Giovanni Antonio Pandolfi Mealli (1624-1669) et du tchèque Pavel Josef Vejvanovský (c. 1633-39 – 1693).
C’est probablement le savant et philologue allemand Athanasius Kircher (1602-1680) qui emploie le premier le terme de stylus phantasticus qu’il définit ainsi « Le stylus phantasticus, propre aux instruments, est la plus libre, et la moins contrainte des méthodes de composition. Il n'est soumis à rien, ni aux mots, ni aux sujets harmoniques […]», in Musurgia universalis, traité sur la musique publié en 1650. La définition est complétée par le compositeur et théoricien allemand Johann Mattheson (1681-1764) dans son ouvrage Der vollkommene Capellmeister (Le maître de chapelle accompli), édité en 1739 : « Dans ce style, la manière de composer, de chanter et d'exécuter est la plus libre, la moins contrainte qui se puisse imaginer, pour qui y découvre d'abord telle idée et ensuite telle autre, du fait qu'on n'y est lié ni par les mots, ni par la mélodie, seulement par l'harmonie, de sorte que le chanteur ou l'exécutant peut en jouer avec habileté. Toutes sortes de progressions par ailleurs inaccoutumées, d'ornements cachés, de tours et de colorations ingénieux sont amenés sans souci d'observer la mesure ou la tonalité, sans considération pour ce qui est placé sur la page, sans thème ni ostinato formel, sans thème ou sujet à mener à bien ; ici rapide et là hésitant, tantôt à une voix, tantôt à plusieurs et de temps à autre en retard sur la battue, sans mesure du son, mais non sans se montrer tout entier résolu à plaire, à surprendre et à étonner. »

Les Traversées Baroques proposent un programme construit intelligemment autour de huit pièces (six vocales et deux instrumentales). Lors du concert, nous constatons la liberté de composition de Förster. Sans ne jamais digresser vers la cacophonie, son langage musical résume l’essence même du stylus phantasticus. Il expose clairement les trois principales particularités du jeu : virtuosité, invention et improvisation. Il n’est soumis ni au diktat imposé par les mots, ni aux préceptes harmoniques séculaires. Les pièces introductives (Confitebor tibi Domine) et conclusives (Beatus Vir qui timet Dominum) illustrent parfaitement les caractéristiques et « cette » liberté. Chaque séquence musicale s’enchaîne sans continuité ni de tempo et de rythme, ni de tonalité et d’affect. Malgré cet apparent déséquilibre voire désordre, le propos est cohérent. Les dialogues entre pupitres instrumentaux et vocaux engendrent des alliages aux teintes nuancées. Afin qu’une telle exigence interprétative puisse être atteinte au sein de la formation, la complicité doit jouer le premier rôle. L’engagement des Artistes est entier…

Clé de voûte de l’Ensemble, Etienne Meyer orchestre d’une main de maître. Soyons attentif à sa direction. Intelligence et raffinement composent la plupart de ses gestes. Leur corollaire, la sobriété, est toujours à portée de mains. D’un mouvement assuré, il définit le tempo (largo, adagio, allegro,…) et son caractère (cantabile, maestoso, vivace, …). Les contrastes sont restitués à la perfection. Il s’assure également des entrées de chaque interprète, tout ceci en douceur. Parfois, il appelle d’une main le phrasé de tel ou tel membre. Il s’agit là d’une invitation et non d’une injonction, allant même jusqu’à s’effacer lors des deux sonates (en s’asseyant aux côtés de son épouse, Judith Pacquier). Bien au-delà de la connivence palpable, l’amitié découle de chacune des ses intentions.
Mais que serait le chef, si brillant soit-il, sans ses amis chanteurs et musiciens ?

Tout d’abord Anne Magouët à qui nous vouons une grande admiration. Entendue à maintes reprises (enregistrement Ortus de Polonia de Zieleński en 2015 ; pièces présentées lors du Festival International de Musique de Sarrebourg (57) s'inscrivant dans les Rencontres musicales de Saint Ulrich : Selva morale e spirituale de Monteverdi en 2016 et Motteti per concertati ecclesiastici d’Andrea et Giovanni Gabrieli et de Bassano en 2017), nous sommes à chaque fois surpris. Oui ! Surpris par la qualité inaltérable de son chant. Rien ne peut l’atteindre… La voix ne cesse de briller, de se colorer d’éclats rutilants. Même si l’ombre peut, à tout instant, jaillir des ténèbres, son visage rayonne de lumière. Son instrument se révèle au fil de temps, s’illumine ! Elle jouit d’une belle présence scénique en énonçant Dominus dereliquit eum persequimini du Confitebor tibi Domine. Que dire des vocalises en cascade du O bone Jesu, si ce n’est leur limpidité. Elle pare In Domino laudabitur du psaume Benedicam Dominum d’un timbre chaud. Si prenant et attirant qu’il procure une sensation de bien-être. La pureté et la sensualité vocales magnifient le Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto du Beatus vir. En solo ou accompagnée par les autres voix, Anne Magouët demeure resplendissante…

A ses côtés chatoie également la basse noble Renaud Delaigue. Les voix graves nous fascinent littéralement, ne pouvant (malheureusement) atteindre leur profondeur… Campé derrière son pupitre, il s’imprègne de l’ouverture instrumentale de l’hymne Iesu dulcis memoria. Remarquons la main gauche qui, posée sur la droite, bat la mesure. L’index ou le majeur se soulève épousant ainsi la battue du chef et le septuor instrumental. Sous son air placide, le chanteur prépare le moule d’où va jaillir le son. Un son sépulcral qui semble venir des tréfonds de l’âme… Nous pouvons ressentir les appuis dans lesquels il ancre son instrument. Le soutien est dynamique, parfaitement équilibré. La gorge s’en trouve complètement épargnée. Nous percevons les réactivations diaphragmatiques (discrètes) et les régulations du débit du souffle. Par une longue série d’ornements, il nous subjugue. Les voyelles « i » et « é » sont bien attaquées vers le masque. Il confirme son aisance vocale dans le registre grave sur et exaltemus (Benedicam Dominum). Le coup de grâce est porté par la note abyssale (un si bémol grave, en dessous de la clé de fa) sur la voyelle finale « a » de mea (deficiat anima mea), extraite du motet O bone Iesu. Un seul commentaire s’impose à toutes et à tous. Le « matériel vocal » est bel et bien là !

Troisième astre à scintiller dans le firmament musical, l’alto Paulin Bündgen. L’alto masculin offre de larges possibilités de caractérisation vocale. Les dosages subtils, mis en place, expriment toute sa richesse instrumentale. D’une voix pure et claire, il lance les premières louanges adressées au Seigneur (Confitebor tibi Domine). Il formule et reformule la proposition par une diction structurée. Les voyelles prennent appui sur les consonnes soigneusement formées dans le moule. Il nous gratifie de belles notes aussi bien dans le registre aigu que dans le grave sans être obligé de recourir au renforcement de poitrine. Son timbre s’harmonise parfaitement aux voix d’Anne Magouët et Renaud Delaigue. Il pose soigneusement les nuances qui, jointes au phrasé, communiquent la vie et l’expression. La lumière, incarnant son chant, étincelle en pleine voix.
Confronté à la flamboyance des trois étoiles, Vincent Bouchot pourrait disparaître derrière leur halo étincelant. Fort heureusement, rien n’y fait ! Le ténor tire profit de chacune de ses rares interventions en affirmant sa présence vocale. Le Credo quod redemptor lui offre la plus belle partie dans un dialogue vocal échangé avec entre autre l'alto, à la voix émouvante. Seul regret, celui de le laisser souvent en second plan… Sa voix chaleureuse mérite de briller, de connaître le zénith scénique. Adressons lui toute notre gratitude de nous offrir sans retenue sa voix…

D’autres étoiles miroitent sous nos yeux, les instrumentistes. A commencer par les cornettini (le plus petit des cornets à bouquin) de Judith Pacquier et de Liselotte Emery. Les deux musiciennes marquent un jeu « piquant » et brillant. Il est difficile d’imaginer la luxuriance des contrastes face aux nombreuses possibilités de jeu des cornettini. Elles agrémentent le discours vocal par une parfaite sonorité. Pensons, par ailleurs, à la constante gestion du souffle… Aux violons, Stéphanie Pfister et Clémence Shaming témoignent également d’un investissement sans faille. Dans la Sonate n°2 à 3, elles entremêlent la voix de leur instrument. Le soin du phrasé est à son plus haut degré, consacré par une dextérité d’exécution. L’argumentaire se développe entièrement. Les violes de gambe acceptent les mêmes compliments. Ronald Martin-Alonso, à la basse de viole, est grandiose. La seconde viole, confiée à Nora Roll, s’illustre par un jeu souple et délicat. Tantôt à l’orgue, tantôt au clavecin, Laurent Stewart maîtrise ses instruments. Il passe de l’un à l’autre. Ornemente au clavecin. Assure le continuo à l’orgue positif. A lui seul résume-t-il l’art de toucher le clavier ?
Les deux pièces purement instrumentales, la Sonate n°2 à 3 et la Sonate n°3 à 3, témoignent de leur qualité. Les dialogues entre instruments et les solos d'instruments établissent leur virtuosité. Les solistes font preuve de rigueur et ne se laissent pas emporter par ces douces mélodies. Ils poussent à l'extrême le soin des nuances et des couleurs.

Les Traversées Baroques ont défendu avec cœur et conviction les œuvres exhumées de Kaspar Förster. L’Ensemble a développé des sonorités opulentes flattant généreusement l’ouïe. Chacune des nuances a été restituée avec maîtrise et soin. L’allure est restée franche tout au long du concert. Nous y avons même senti une évolution très positive. En 2015 sous le label Les Chemins du Baroque (distribué par Harmonia Mundi), Les Traversées Baroques ont sorti un enregistrement sous le titre éponyme du concert. Les années leur ont permis de mûrir le programme. Ils ont gagné en liberté et en éloquence. Le discours en est que plus clarifié. Ce « cheminement » leur a offert un jeu somptueux où prédominent la virtuosité, l’invention et l’improvisation. En résumé, le stylus phantasticus !



Publié le 31 janv. 2020 par Jean-Stéphane SOURD DURAND