London calling - Sabadus, Sabata

London calling - Sabadus, Sabata ©Marina Somers
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Joyeuse soirée autour de deux complices

Pour le touriste qui arpente la capitale belge, le complexe culturel Bozar de Bruxelles mérite le détour à plus d’un titre. Il comprend un ensemble de salles qui abritent expositions et ateliers artistiques, conférences, ainsi que des salles de concert. La programmation de ces dernières est à la fois fournie et éclectique ; elle comprend du jazz, du classique, et aussi du baroque. On notera au passage la qualité de la saison baroque, animée par des ensembles et des interprètes de renom (à consulter sur le site : www.bozar.be). Ce soir-là , dans la grande salle Henry Le Boeuf à l’architecture dépouillée, l’orchestre bruxellois Les Muffatti était en quelque sorte chez lui pour accompagner Valer Sabadus et Xavier Sabata, deux contre-ténors bien connus des aficionados du baroque, dans un programme original intitulé London calling.

Londres, c’est évidemment le pays de cocagne pour les castrats italiens en ce début du XVIIIème siècle. Le premier qui s’y est aventuré est sans doute le célèbre Siface, à la fin du siècle précédent ; sa voix avait alors enchanté Purcell (1659 - 1695), qui lui dédia une de ses pièces pour clavecin. Mais c’est évidemment la noria des castrats attirés à grands frais par Haendel (1685 – 1759) qui a marqué les mémoires : Senesino, Carestini et Caffarelli. A la même époque la scène rivale de l’Opéra de la Noblesse faisait venir à prix d’or dans la capitale anglaise le légendaire Farinelli, qui poursuivit sa carrière à la Cour d’Espagne. Du côté des chanteuses les démêlés à la ville et à la scène des sopranos italiennes Margherita Durastanti, Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni défrayèrent la chronique londonienne. Ce que l’on sait moins, c’est que plusieurs compositeurs ou musiciens italiens firent aussi le voyage de Londres à l’instigation du Caro Sassone : le compositeur romain Niccolò Francesco Haym (également librettiste de Haendel pour plusieurs de ses meilleurs opéras, dont le Giulio Cesare de 1724), ou encore Giuseppe Sammartini, compositeur et hautboïste. On le voit, cet Appel de Londres constituait à cette période un puissant aimant pour les chanteurs et musiciens italiens en quête de généreux cachets et de gloire internationale.

L’originalité du programme proposé repose en partie sur le répertoire, qui mêle des airs célébrissimes de Haendel avec des airs moins connus mais tout aussi attachants de Steffani, Bononcini, Lotti, Porpora ou Caldara. Elle tient surtout dans la présence de rares duos écrits pour deux castrats. On le sait, l’opera seria est essentiellement (et presqu’exclusivement) constitué d’une succession d’airs et de récitatifs ; les duos et les chœurs y sont très peu présents. Les ensembles composés pour deux castrats sont particulièrement rares, et à notre connaissance jamais enregistrés par deux contre-ténors (ainsi le duo d’Andronico et Tamerlano ne figure pas dans l’intégrale enregistrée par Xavier Sabata et Max-Emanuel Cencic il y a quelques années chez Naïve, qui utilise la version de Tamerlano remaniée en 1731 dans lequel il a disparu). Placés en ouverture et en clôture de chacune des parties de la soirée, ces duos lui confèrent une valeur musicale exceptionnelle.

Un pareil programme nécessitait donc une étroite complicité des deux interprètes, que ceux-ci manifestèrent avec constance d’un bout à l’autre de la soirée. Le premier duo (Begl’occhi) pose d’emblée leur complémentarité, avec un Sabadus faisant sonner ses aigus, tandis que le timbre plus sombre et charnu de Sabata s’épanche en de longs aigus filés. Les deux voix s’enlacent finement dans le duo final de la première partie (Con/Senza speme), formant un superbe ensemble chaleureusement applaudi. Celui qui ouvre la seconde partie (Her lovely face) est précédé d’un échange animé de répliques, où chacun développe beaucoup d’expressivité vocale et gestuelle. Le duo de Tamerlano (Coronata) clôt brillamment le concert, avec des projections parfaitement ajustées, et une reprise jubilatoire de la première partie qui culmine dans des ornements pyrotechniques au final.

Ces duos rythment aussi l’action, car ce concert n’est pas qu’une suite d’arias : les thèmes en sont choisis pour former une intrigue retraçant une « querelle entre deux amis pour les faveurs amoureuses d’une même femme, avec son lot de trahisons, de déceptions, d’actes de vengeance et de regrets » nous précise le programme. Chacun des deux contre-ténors succède à l’autre sur scène, dans des échanges bien réglés et avec l’appoint de quelques éléments de décors (un fauteuil notamment) qui apportent à ce concert un aimable air d‘opéra miniature.

Xavier Sabata ouvre le bal des arias solos avec Risvieglio, extrait du rare Poro, re delle Indie du Caro Sassone. Son timbre charnu, sa ligne de chant à la fois souple et parfaitement maîtrisée y excellent. Dans le Di lago les aigus charment par leur naturel et leur souplesse. Le Cerco in vano di piacer (extrait du Tamerlano) constitue un vrai régal pour l’oreille, chanté avec un somptueux phrasé empli de noirceur dramatique, avec lequel contrastent d’agiles ornements. Dans la seconde partie on retiendra encore la reprise très réussie de l’aria Se parla nel mio cor, et son ébouriffant final. Le contre-ténor achève ses prestations solos sur le vertigineux Rompi e lacci, dont la reprise s’étire onctueusement avant de dévaler avec maestria les redoutables ornements.

Valer Sabadus bénéficie d’un riche accompagnement, sur des accords a mano du violoncelle et de l’archiluth bien présent de Bernard Zonderman, pour l’air de Caldara Vive l’immagine vostra. Les aigus y sont très aisés, les ornements se succèdent avec bonheur. Il dévale tel l’éclair sur scène pour le Qual tigre (extrait de Teseo), témoignant dans cet aria d’un relief et d’une profondeur remarquables. La voix est d’ailleurs presque trop belle pour l’air de Nireno (Chi perde un momento), plutôt destiné à un falsetto, mais ne boudons pas notre plaisir… Le timbre, empli d’une intimité douloureuse, se détache nettement sur les premiers accords du Cor ingrato (Rinaldo) avant de se lancer à corps perdu dans la partie de bravoure. On en retiendra aussi un violoncelle particulièrement expressif. Le dernier air solo (Dolci fresche aurette) met bien en valeur les qualités intrinsèques de son chant, avec une diction particulièrement soignée qui lui apporte grâce et séduction, et d’onctueux aigus « roucoulés » sur le final.

Jouant hors la présence d’un chef, l’orchestre des Muffatti témoigne d’une complicité collective qui n’a rien à envier à celle des deux chanteurs. Les quelques pièces orchestrales qui émaillent le programme sont savoureuses, les raccords parfaitement ajustés et la ligne claire et souple. Tour à tour certains instruments se détachent avec une pointe d’audace, comme les vents (deux flûtes et un basson) dans le troisième mouvement de l’ouverture de l’Alchimiste. Nous avons également apprécié la légèreté toute primesautière de l’ouverture de Der lächerliche Prinz Jodelet de Keiser, aux accents d’opérette, et la rigueur de l’Ouverture pour cordes en fa majeur, de Sammartini.

Longuement applaudi, ce beau programme déboucha naturellement sur des rappels. Le premier fut un moment d’un savoureux comique, avec un Venti, turbini (extrait de Rinaldo) chanté en duo, où chacun des deux contre-ténors reprend les paroles en accentuant les caractéristiques de son timbre, comme s’il voulait donner une leçon de chant à son confrère ! Le second rappel nous a permis de réécouter le magnifique Con/Senza speme de Bononcini, à nouveau parfaitement réglé. Cet Appel de Londres méritait décidément un déplacement à Bruxelles !



Publié le 01 nov. 2018 par Bruno Maury