Lully : Te Deum - Campra : Requiem

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La pompe de Lully et la ferveur de Campra

C’est par une « turba » (chœur de foule) insolite que s’achève le magnifique concert donné ce 19 juin en la Chapelle Royale de Versailles. D’une même voix, chanteurs et musiciens, rejoints par tout le public, ont entonné le traditionnel « Joyeux Anniversaire » pour célébrer les cinquante ans de carrière de l’ensemble instrumental créé par Jean-Claude Malgoire en 1966. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le programme du concert de ce jour correspond exactement à celui qui a consacré l’entrée du célèbre ensemble au service du répertoire baroque.

Le concert s’ouvre au son des trompettes et des timbales. Avec ce Te Deum vibrant, La Grande Ecurie et la Chambre du Roy nous transporte au château de Fontainebleau. Nous sommes le samedi 9 septembre 1677. Lully vient de faire baptiser son premier fils, Louis, alors âgé de 13 ans. Pour honorer le parrain et la marraine (qui ne sont autres que le roi Louis XIV et la reine Marie-Thérèse) et les remercier d’avoir accepté cette fonction, la cérémonie du baptême se conclut par l’exécution du Te Deum qu’il vient de composer. Le Mercure Galant en rendra compte : « Toutes sortes d’instruments l’accompagnèrent, les timbales et les trompettes n’y furent pas oubliées… Ce qu’on admire particulièrement, c’est que chaque couplet était de différente musique. Le Roy le trouva si beau qu’il voulut l’entendre plus d’une fois. ».

Ce Grand Motet est original à plus d’un titre. D’abord, le Florentin n’est pas un musicien d’église. D’ailleurs, sa charge de « Surintendant de la Musique de Sa Majesté » le destine aux divertissements quotidiens de la Cour et non à la musique sacrée. Au demeurant, l’animation des offices religieux relève d’une autre charge, celle du « Maître de la Chapelle ». Mais, dans une organisation complexe et confuse comme celle de la musique du Roi, les questions d’attributions n’arrêtent pas un ambitieux tel que Lully. En vingt ans de carrière, il composera treize Motets et douze Grands Motets, dont le fameux Te Deum.

Loin de se conformer aux canons de ce genre musical, Lully innove. Il a entendu le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier créé le 4 mai 1677 au couvent des Célestins. L’idée lui vient alors de composer une musique plus éclatante encore, mêlant des mélodies liturgiques à des airs d’opéra. Les premières pages du Te Deum en constituent une illustration : la « symphonie » d’ouverture et l’air du prologue de la première scène de la tragédie lyrique Isis (janvier 1677) sont extraits de la même veine. Ce n’est qu’après cette entrée toute en majesté que les solistes pourront égrener la mélodie grégorienne. Ainsi, musique sacrée et musique séculière s’allient pour célébrer la personne du Roi. Car, en bon courtisan, Lully a parfaitement assimilé le message de Bossuet sur la nature particulière de la monarchie de droit divin. « Le titre de Christ est donné aux rois » affirme Bossuet. Alors, à l’écoute du Te Deum, l’auditeur est en droit de s’interroger sur le véritable destinataire de passages solennels tels que Pleni sunt caeli et terra majestatis gloriae tua (Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire), d’autant que le mot terra est répété avec insistance comme pour mieux désigner celui auque l’hommage est rendu. L’œuvre sacrée devient ainsi un outil de propagande au service du souverain.

Ce Te Deum a remporté un succès immédiat. En son temps, et pour longtemps, il est devenu le modèle auquel il convenait de se soumettre. Lully l’a dirigé à de nombreuses reprises, jusqu’à l’interprétation fatale du 8 janvier 1687 durant laquelle, raconte la légende, il se serait blessé d’un coup de canne. De santé défaillante, il mourut le 22 mars 1687 et eût bien besoin, alors, d’un Requiem.

Or, à cette date, celui de Campra n’avait probablement pas encore été écrit. Nous ne savons rien des conditions de la composition de ce Requiem. Quand a-t-il été composé ? Quel événement l’a inspiré? Pourquoi n’a-t-il pas été imprimé du vivant de son auteur ? D’ailleurs, s’agit-il d’une musique de funérailles ou était-elle destinée à célébrer l’anniversaire d’un décès? L’absence du Dies irae et du Libéra me (contrairement au texte figurant par erreur dans le programme du concert) plaiderait en faveur d’une messe en souvenir d’un défunt dont, au demeurant, nous ignorons tout. Mais d’autres sources indiquent que l’Eglise aurait remanié ce texte liturgique, ce qui expliquerait la suppression de ces deux séquences. Par ailleurs, quelques indices retenus par Renaud Machart (livret accompagnant le CD de la Messe des Morts, enregistrée par Philippe Herreweghe chez Harmonia Mundi) suggéreraient une parenté entre l’air Lux aeterna du Requiem et l’ariette italienne de la Quatrième entrée de L’Europe galante (1695). Cette messe aurait donc été composée durant le mandat de Campra en qualité de maître de musique à Notre-Dame de Paris (1694-1700). Mais d’autres hypothèses en font une œuvre plus tardive, une œuvre de maturité, voire une coproduction avec Jean Gilles. Face à l’incertitude sur les origines, c’est à la beauté de l’ouvrage qu’il convient de s’en remettre.

A l’opposé de Lully, Campra consacre les premières années de sa longue carrière à la musique liturgique. Ordonné prêtre en 1678, il exerce d’abord des fonctions de direction musicale dans les paroisses de Toulon, Arles, Toulouse avant d’être élu, à l’unanimité, pour le poste ouvert à Notre-Dame de Paris. Mais si sa fonction le conduit à s’intéresser à la musique chorale, c’est aux œuvres lyriques qu’il consacre de plus en plus de temps. Sa qualité d’ecclésiastique lui interdisant de composer pour l’opéra, c’est sous un nom d’emprunt ou sous celui de son frère qu’il publiera ses premières œuvres lyriques telles que L’Europe Galante, Vénus (1698), Le carnaval de Venise (1699) et Hésione (1700). Comme chez Lully, musique religieuse et lyrique opèrent, avec Campra, un subtil rapprochement.

Ce Requiem n’est pas une œuvre sombre. Il développe une conception apaisée du trépas, le considérant comme une délivrance et une promesse de repos dans la lumière éternelle. La manière dont les solistes et le chœur développent musicalement l’appel Et lux perpetua luceat eis (Et que la lumière sans fin brille sur eux) donne l’image d’une vie céleste paisible souhaitée au défunt. Ce passage, répété tout au long de l’œuvre, est rythmé, presque enjoué, en tout cas enveloppé d’un mysticisme doux. Au demeurant, l’insistance sur le mot luceat (brille), répété par le chœur dans l’introït comme dans le graduel, porte un message d’espoir qui constitue le fil conducteur de l’œuvre. D’une façon générale, la partition prétend faire œuvre de pédagogie positive notamment lorsque, dans le graduel, le chœur se veut rassurant : Non timebit (Il n’aura pas à craindre), comptant sur la force de la répétition du non pour convaincre l’assemblée. De même, la fugue finale Cum sanctis tuis in aeternum (Au milieu des saints et à jamais) est dansante, et les changements de tonalité y font alterner sérénité et solennité. En somme, Campra applique à sa musique la technique du clair-obscur pour souligner le contraste entre la crainte de la mort et l’espoir de la résurrection.

Pour servir ces deux partitions, Jean-Claude Malgoire dispose d’atouts considérables, à commencer par sa longue pratique du répertoire baroque et l’important travail de recherche qu’il a entrepris pour restituer fidèlement l’œuvre d’un compositeur. Ce concert est l’ouvrage d’un Maître, d’un homme de science (musicale) et d’un chef d’expérience. Il le montre, par exemple, dans la disposition de ses musiciens. Les trompettes et les timbales sont placées en hauteur, sur la tribune d’orgue, afin de remplir, par leur sonorité, les voûtes de la Chapelle Royale : l’effet est saisissant. A l’opposé, le théorbe fait face au public pour mieux mettre en valeur le doux ruissellement de ses notes, notamment lors des parties de solistes ou des crescendos instrumentaux.

Il peut également compter sur des instrumentistes engagés, musiciens auxquels obéissent parfaitement leurs instruments anciens. Les cuivres et percussions enveloppent puissamment la déclaration Per singulos die benedicimus te (Chaque jour, nous te bénissons) alors que, dans la strophe suivante du Te Deum, le théorbe et le continuo accompagnent délicatement les quatre solistes masculins dans la prière Dignare, Domine, die isto (Daigne Seigneur, en ce jour). De même, les bois créent une atmosphère de recueillement lors du Lux aeterna chanté par le baryton, Benoît Arnould. Et c’est dans un bel ensemble que les instruments ouvrent les séquences ou les concluent, avec un souffle puissant pour couronner le Te Deum et une solennité contenue pour le finale du Requiem. Les talents individuels conjugués à la cohésion d’ensemble des instrumentistes composent un socle assuré sur lequel les voix pourront se poser.

Les voix, justement, sont à l’honneur dans ces deux ouvrages. Comparées à d’autres productions, le chœur y tient une place prépondérante. Il est ici composé exclusivement de voix masculines, en majorité celles de la maîtrise de garçons des Petits Chanteurs de Sainte-Croix de Neuilly. Quelques voix d’hommes (ténors et basses) leur sont associées pour former un chœur aux effets à la fois puissants et aériens. Cette absence de voix féminines dans le chœur fait-elle office de rappel historique ? N’oublions pas que, jusqu’à la décision du pape Clément XIV (1770), les femmes ne pouvaient intégrer les ensembles vocaux destinés à chanter dans les édifices religieux. Ou bien s’agit-il d’un clin d’œil en direction de Campra qui a lui-même dirigé des maîtrises de ce type pendant plus de vingt ans ? Quelle qu’en soit la raison, le résultat est frappant. D’autant que ces enfants chantaient tous sans partition. Les voix enfantines de sopranos et de mezzo-soprano enchantent le texte, emportent la musique vers les hauteurs dans les passages solennels et apaisent l’angoisse dans les moments plus émouvants. Une douzaine de petits chanteurs ont renforcé le « petit chœur » dans l’interprétation du Te Deum afin de parvenir à un équilibre délicat lors des dialogues entre le grand et le petit chœur. De même, lors du Sanctus, trois très jeunes solistes et le chœur ont amorcé un dialogue avec une grâce que le public n’a pas manqué de saluer au terme du concert.

Les parties confiées aux solistes énoncent les thèmes et prennent en charge les passages les plus méditatifs ; le chœur les reprendra souvent, leur donnant encore plus de solennité ou d’ampleur. Cinq solistes se partagent ces moments-clés. Les voix du trio des ténors (Vincent Lièvre-Picard, Robert Getchell et Denis Mignien) sont parfaitement ajustées. Aucune ne s’impose aux autres et leur symbiose est parfaite, comme dans l’ouverture du chant de l’Offertoire. Dans ses parties en soliste, Robert Getchell se signale par sa voix claire, haute et affirmée, notamment lorsqu’il invoque l’archange Michel pour qu’il repraesentet eas in lucem sanctam (Les conduise dans la lumière sainte). La diction de Benoît Arnould est maîtrisée et sa voix profonde de baryton porte à merveille les chants d’action de grâce (Patrem immensae majestatis - O Père, ton infinie majesté) du Te Deum ou les supplications du Requiem (Hostias et peces tibi - Nous t’offrons des hosties et des prières). Les rares parties solistes attribuées à une voix de soprano sont confiées à Hasnaa Bennani. C’est depuis son fauteuil roulant installé au pied de l’estrade, qu’elle entonne un Agnus Dei empreint de tendresse et de recueillement. Sa posture assise et son positionnement en dehors de la scène ont pu limiter la portée de sa belle voix. Mais elle a tenu sa place avec courage. Connaissant l’intérêt qu’elle porte à notre site (voir l’entretien qu’elle a accordé dans ces colonnes en décembre dernier : Entretien avec Hasnaa Bennani), nous lui souhaitons un rapide rétablissement, avec l’espoir de la revoir bientôt debout sur scène.

Les applaudissements nourris et les manifestations d’enthousiasme du public saluent une prestation qui aurait mérité l’enregistrement et la diffusion sur des chaînes et ondes dédiées à la musique classique. Curieusement, cela ne semble pas avoir été le cas. C’est donc dans notre tête et notre cœur que nous conserverons le souvenir d’un grand moment de musique que nous devons à deux immenses maîtres du baroque français, à un chef chevronné et à des interprètes talentueux.

Publié le 25 juin 2016 par Michel Boesch