Médée. MA. Charpentier

Médée. MA. Charpentier ©
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Les fastes de l’opéra baroque au château de Versailles

Pour sa septième édition Château de Versailles Spectacles sous l’égide de l’entreprenant Laurent Brunner engage ses Fêtes royales du 19 mai au 14 juillet dans un riche programme qui convoque dans des décors de rêve l’excellence de la musique baroque tant du côté du répertoire que de celui des interprètes.

A l’heure où l’on commémore les trois cents ans de la visite du tsar Pierre le Grand à la Cour de France, Versailles continue de magnifier la politique culturelle initiée par le Roi Soleil et le riche héritage légué par le Grand Siècle, puis par celui de Louis XV, la concordance des dates du calendrier est évocatrice ! Le souverain russe fit étape à deux reprises à Versailles lors de son voyage en Occident en 1717. Il fut logé au Grand Trianon où se tient précisément la belle exposition qui est consacrée à cet esprit curieux, passionné d’art et de culture, fondateur de la Russie moderne qui découvre avec émerveillement dans le palais et les jardins de Louis XIV et dans le Paris de la Régence des modèles qu’il adaptera à son pays pour réaliser ses grands projets réformateurs.

Le destin de Médée

C’est avec la sublime Médée de Marc-Antoine Charpentier (1634-1702) que s’est ouverte la saison des fêtes musicales de l’été. L’Opéra royal a accueilli dans la magie de son écrin doré le chef-d’œuvre de celui dont Lully et ses fervents partisans entravèrent la carrière de musicien dramatique. L’ambitieux Surintendant de la Musique du Roi, couvert de gloire, conserva jusqu’à sa mort en 1687 le pouvoir, régnant en maître absolu sur la musique à la Cour. Jusqu’à sa brève incursion à l’Académie royale avec Médée et hormis quelques divertissements et pastorales, ou par exemple la musique pour Le Malade imaginaire de Molière (1672) et la tragédie biblique de David et Jonathas (1688), le destin de Charpentier s’inscrira sous le signe de la musique sacrée.

Son unique tragédie lyrique en un prologue et cinq actes composée en 1693 pour l’Académie sur un livret de Thomas Corneille, qu’il avait rencontré au Théâtre français quelque vingt ans auparavant, fut créé le 4 décembre 1693 au Théâtre du Palais Royal à Paris. Nous savons que Louis XIV aurait dit « qu’il y avait de très belles choses dans l’opéra », que le Grand Dauphin assista à deux des dix représentations et Monsieur, le frère du Roi, à quatre. Certains, comme le compositeur et musicologue Sébastien de Brossard (1655-1730), furent enthousiastes en déplorant « les cabales des envieux et des ignorants », les partisans de Lully qui contribuèrent à vouer Médée à l’échec. Même si plus tard un compositeur tel Camille Saint-Saëns (1835-1921) avait remarqué la qualité de l’œuvre dont « l’écriture est impeccable d’un bout à l’autre », l’opéra ne fut jamais repris. Il tomba dans l’oubli pendant près de trois siècles, jusqu’à sa reprise en 1984 à l’Opéra de Lyon (Robert Wilson / Michel Corboz) puis en 1993 à l’Opéra-Comique par Les Arts Florissants et William Christie dans une mise en scène géniale de Jean-Marie Villégier, une redécouverte spectaculaire qui reçut un accueil triomphal.

Médée selon l’Opéra Atelier de Toronto

D’autres productions verront le jour et voici que l’Opéra Atelier de Toronto, spécialisé dans l’opéra, le ballet et le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles, s’est attaché à offrir une nouvelle lecture de Médée qui, tout en étant respectueuse des canons de l’esthétique baroque, propose une approche expérimentale contemporaine destinée à rendre accessible au public d’aujourd’hui le théâtre et la musique baroques dans tout leur éclat.

Sous la direction des fondateurs Marshall Pynkoski, metteur en scène, et Jeannette Lajeunesse Zingg, chorégraphe, l’opéra de Charpentier, dirigé par David Fallis, le chef canadien enthousiaste de ce répertoire, à la tête du Tafelmusik Baroque Orchestra, basé à Toronto, et le chœur Marguerite Louise (direction Gaétan Jarry), s’est illuminé sous des couleurs enchanteresses pour trois représentations, les 19, 20 et 21 mai derniers.

L’œuvre a été servie par une équipe parfaitement cohérente. Dans un décor de toiles peintes très suggestives de Gérard Gauci, éclairées par les lumières de Michelle Ramsay, chanteurs et danseurs vêtus somptueusement par Michael Legouffe ont évolué selon la gestuelle empruntée à la rhétorique baroque dans la mise en scène de Marshall Pynkoski qui a ponctue l’action avec élégance et sobriété. Les ballets réglés par Jeannette Lajeunesse Zingg valorisent la grâce des danseuses, privilégiant les pas virils de guerriers pour les hommes. Ils constituent un élément important de l’attrait qu’exerce le spectacle par ses divertissements chantés et dansés, ses démons et ses créatures fantastiques associés au déroulement de la tragédie.

La partition inspirée par la figure fabuleuse et terrifiante de la magicienne Médée stupéfie par sa puissante théâtralité qui allie passion et cruauté à un degré extrême et l’orchestration ample développe une constante inventivité. Lorsque le récit commence, nous sommes à Corinthe. Grâce à la magicienne Médée, Jason a pu conquérir la Toison d’Or et s’enfuir du royaume de Colchide avec son aimée qui a ainsi trahi son pays, le roi, son père, tué son frère et mis au monde leurs deux fils. Mais Jason tombe amoureux de Créuse, fille de Créon, roi de Corinthe, pays où les amants ont trouvé refuge. Médée amoureuse, jalouse et fière décide, avec la rage au cœur, de se venger en mettant en œuvre ses pouvoirs, sorcellerie et magie noire : « Et que le crime nous sépare/ Comme le crime nous a joints » lance-t-elle à Jason. Soutenue par un ensemble orchestral aux sonorités foisonnantes et par la basse continue, l’écriture vocale d’un lyrisme intense lie vocalises et déclamations, elle suit le mouvement et les inflexions du texte versifié de Thomas Corneille pour chanter l’amour et la douleur, la vengeance et la mort.

Autour d'une distribution homogène, Peggy Kriha Dye, tragédienne née, est une saisissante Médée : diction claire, voix ductile et ronde dont le souffle accorde au personnage la profondeur des sentiments d’une femme passionnée et trahie, devenue barbare qui, poussée par la folie meurtrière la plus cruelle, est capable des pires crimes, jusqu’à l’infanticide. Dans le style vocal du haute-contre à la française, le canadien Colin Ainsworth incarne un Jason puissant et expressif aux beaux aigus, son chant nuancé suggère un être tantôt irrésolu, tantôt affermi puis anéanti par le meurtre de Créuse et de ses enfants. Mireille Asselin, soprano au timbre délicat et port de princesse campe une séduisante Créuse dont le destin est pourtant de mourir dans d’affreuses souffrances. Vêtue de la robe empoisonnée offerte par Médée, son duo final d’adieu avec Jason est bouleversant.

Le baryton Jesse Blumberg à la voix pleine et chaleureuse interprète un Oronte convaincant. Quant au perfide Créon de Stephen Hegedus, il saisit par ses beaux graves profonds qui expriment la noirceur du personnage. Pour les rôles secondaires, citons Meghan Lindsay, soprano, en Nérine, Olivier Laquerre, Kevin Skelton, Karine White, chanteurs dont il faut louer aussi bien la qualité vocale que la prononciation du français et le phrasé de la ligne vocale.

A la manière du théâtre antique, Charpentier a conçu un chœur polyphonique imposant qui participe à l’action, rôle que la jeune formation française Marguerite Louise a assuré avec justesse dans le goût de la tragédie lyrique, un esprit et un style que l’équipe artistique a défendu avec un engagement irréprochable pour nous donner à voir et à écouter un spectacle dont la beauté réjouit les yeux et touche le cœur et l’esprit.



Publié le 07 juin 2017 par Marguerite Haladjian