Messes - Couperin

Messes - Couperin ©Michel Boesch
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Dire avec des sons ce que lisent les mots

Dans son Dictionnaire de Musique (1764), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) affichait une double définition de l’exécution (= interprétation) musicale. La première relève de la perfection technique lorsque l’interprète « exécute correctement, sans hésiter et à la première vue, les choses les plus difficiles ». La seconde exige de sa part d’entrer « dans toutes les idées du compositeur, sentir et rendre le feu de l’expression ». Forcément réductrices, ces deux approches pourraient cependant catégoriser l’ample discographie consacrée aux Pièces d’orgues consistantes en deux Messes composées par François Couperin (1668-1733) en 1690.

Une première catégorie d’enregistrements (souvent les plus anciens) privilégie le contenu purement musical et l’intelligence de l’œuvre. Si André Marchal (1894-1980), organiste né aveugle, fait figure de précurseur avec le label Erato (1959), il annonce des interprètes aussi emblématiques que Marcel Dupré (1886-1980), Michel Chapuis (1930-2017) ou André Isoir (1935-2016). Sur ces disques, la prise de parole est réservée à l’orgue. L’instrument y intervient dans une succession de courtes séquences aux couleurs changeantes. Ce style reflète d’ailleurs les goûts d’une époque qui, comme en littérature, abandonne les longs développements de la première moitié du XVIIème siècle au profit d’œuvres brèves mais denses comme les fables de Jean de La Fontaine (1621-1695), les contes de Charles Perrault (1628-1703) ou les portraits moraux de Jean de La Bruyère (1645-1696).

En revanche, les parutions plus récentes, notamment à partir de la dernière décade du XXème siècle, ajoutent souvent une dimension vocale à la musique d’orgue. Certains s’arrêtent à mi-chemin, comme Frédéric Desenclos et l’Ensemble Pierre Robert (collection Tempéraments, 2001). Ils glissent dans la suite des pièces d’orgue quelques petits Motets soutenus par des cordes. D’autres tentent l’expérience d’une reconstitution liturgique aussi proche que possible du cadre de référence de Couperin. Précédé par l’enregistrement de Marie-Claire Alain (1926-2013) et de la Compagnie Musicale Catalane (Erato, 1998), celui de Michel Bouvard et de la Schola Meridionalis (Diapason, 2015) semble considéré aujourd’hui comme l’un des plus réussis. Des plages de plain-chant et des séquences instrumentales se relayent pour tisser son programme. Ce procédé ancien est également connu sous le nom d’alternatim (dialogue): chaque partie de l’ordinaire d’une messe romaine (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei) est fragmentée en sections qui seront ensuite réparties, par alternance pair/impair, entre les voix et l’instrument. Ce dernier paraphrase alors par des sons le sens des paroles que la voix aurait prononcées par le chant.

C’est précisément dans ces pas que Jean-Luc Ho et l’ensemble vocal Les Meslanges ont choisi de poser les leurs durant deux concerts donnés dans le cadre du vingtième Festival de Musique Ancienne en Normandie (21 au 25 août 2018) organisé par l’Académie Bach d’Arques-la-Bataille (Seine-Maritime). Pari d’autant plus audacieux que la musique d’orgue est réputée n’intéresser qu’un public averti et que le plain-chant semble relégué au rang des antiquités, en compagnie de son complice, le latin d’église. Un pari risqué ? En tout état de cause, un défi remarquablement relevé à en croire les commentaires d’un public passé de surprises en découvertes. Avec cependant l’expression d’un regret. Celui de ne pas avoir été assez préparé à l’écoute d’un répertoire plutôt difficile et quelquefois énigmatique. Car, avec le plain-chant, c’est tout un pan des musiques du Grand Siècle qui sort timidement de l’ombre écrasante des polyphonies d’inspiration versaillaise. Mais, pour en goûter pleinement le suc et le parfum, il est nécessaire de disposer au préalable de connaissances particulières. A nos yeux, un Festival peut être ce lieu d’initiation. D’ailleurs, l’Académie proposait, comme chaque année, quelques conférences consacrées à des répertoires atypiques inscrits au programme des concerts : sur la pratique du consort anglais, la poésie et la musique dans les œuvres de Guillaume de Machaut ou la musique de Santa Cruz de Coimbra. Alors, pourquoi ne pas livrer quelques clés pour faciliter l’entrée dans le monde mystérieux du plain chant et des modes ecclésiastiques ?

Car c’est une histoire mouvementée qui se dessine en filigrane des sons qui ont résonné ce 22 août 2018. Lorsque, dans sa Dissertation sur le chant grégorien (1683), Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714) analyse la position d’Aelred de Rievaulx (vers 1110- 1166 ?) sur la musique à l’église, il pose en réalité les termes majeurs d’un débat passionné qui rebondit précisément au XVIIème siècle. Ce moine « admet le son, pourvu qu’il ne soit pas préféré au sens des paroles sacrées ; et en admettant le son, il s’ensuit évidemment qu’il approuve l’Orgue (J’entends toujours pourvu qu’elle soit dans les Règles prescrites par les conciles et les Saints Pères) ». Ainsi, loin de laisser libre cours à la créativité et à l’inventivité des compositeurs et interprètes, la musique se voit solidement encadrée par une double autorité : celle de la « parole sacrée » portée par le chant et celle des « règles » s’appliquant à l’écriture musicale et à son exécution.

Même un compositeur âgé de moins de vingt-deux ans, comme François Couperin, ne pouvait rien ignorer de ce faisceau de prescriptions. Juan David Barrera décrit remarquablement la « triple influence normative » à laquelle était alors soumis notre compositeur: « premièrement, la réglementation du cérémonial parisien de 1662 (conforme à l’esprit de la Réforme tridentine) qui cherche à circonscrire les prestations des organistes dans la liturgie ; deuxièmement, les préfaces des Livres d’orgue publiés à l’époque, textes explicatifs qui fixent les canons théoriques et esthétiques pratiqués ; finalement, comme résultat implicite des deux sources prescriptives précédentes, le principe de convenance, qui détermine la nature formelle et expressive du répertoire » (Bienséance et vraisemblance : le phénomène normatif dans la production musicale des organistes français de l’époque classique, Strathèse, Université de Strasbourg, juillet 2018).

Le Caeremoniale Parisiense ad usum omnium Ecclesiarum… aliarum urbis et Dioecesis Parisiensis (Cérémonial parisien en usage dans toutes les églises… de toutes les villes et du diocèse de Paris) se présente sous la forme d’un « code » à l’usage des maîtres de cérémonie chargés de coordonner les différents acteurs intervenant lors d’un office religieux. Observant que « chacun faisoit des cérémonies à sa mode, et introduisoit des coustumes nouvelles selon son esprit particulier », son auteur, le prêtre parisien Martin Sonnet, est chargé par l’archevêché « d’y apporter un ordre convenable » par la voie d’une uniformisation des pratiques. Le chapitre 6 de ce cérémonial traite De organista et organis (De l’organiste et de l’orgue). Les prescriptions qu’il contient sont de diverses natures. Morales dès le premier article (Organista bonis moribus praeditus/ l’organiste est doté de bonnes mœurs), elles s’insinuent jusque dans l’écriture musicale et la manière d’interpréter la partition : « on prendra garde de ne jamais toucher l’orgue de manière lascive ou impure». Elles précisent ensuite les parties de l’office durant lesquelles l’orgue est autorisé à sonner. Enfin, elles édictent les modulations que doit adopter l’organiste (« gravement », « suavement ») afin de « stimuler la dévotion des âmes du clergé et du peuple ». Seuls les moments de l’Offertoire, de l’Elévation et du Deo gratias annonçant la fin de l’office échappent quelque peu à ce cadre directif. Ils constituent alors de brefs moments de libre expression de l’organiste. En définitive, l’organiste français se trouve encadré par un système exigeant qui tranche avec la liberté surveillée accordée aux organistes germaniques.

Mais les organistes eux-mêmes s’érigent en prescripteurs de normes. Contentons-nous d’un exemple, celui du Livre d’orgue contenant cent pièces de tous les tons de l’Eglise (1662) de Guillaume-Gabriel Nivers. Dès la première page, il explique le rôle de l’orgue (« L’orgue étant institué dans l’Eglise pour l’ornement de la solennité et pour le soulagement du cœur ») et précise l’intérêt des huit tons de l’Eglise : « il est à propos de distinguer les Tons pour les voix basses, des Tons pour les voix hautes telle que sont celles des Religieuses en faveur desquelles il faut transposer ». D’ores et déjà apparaît la distinction parfaitement intégrée par Couperin lorsqu’il compose ses deux Messes, l’une pour les paroisses, l’autre pour les couvents. Il donne ensuite une leçon à distance sur le toucher de l’orgue : le positionnement des doigts, l’art des tremblements, le façonnage des agréments, le mouvement des fugues ou la meilleure manière de combiner les jeux. Des enseignements qui, au fil du temps et de la parution de livres d’orgue comme ceux de Nicolas Lebègue (1631-1702) ou d’André Raison (1640-1719), finissent par acquérir une valeur de référence. Pour les organistes également, le processus de modélisation est en marche.

Mais pour être appréciée, encore fallait-il que cette musique corresponde aux goûts de son temps. Certes, le cérémonial de 1662 interdisait de « produire aucun chant dont le caractère profane ou superficiel ne convienne pas à l’office ». Cependant, outre les styles associés de longue date à la musique d’église (comme le cantus firmus ou la fugue), les compositeurs se risquent néanmoins à concilier la tradition grégorienne avec l’actualité mondaine. Ainsi, dans ses Messes, Couperin acclimate des figures rythmiques propres aux danses, des passages lyriques caractéristiques de l’opéra et même des sonorités martiales échappées des fanfares de la Musique de la Grande Ecurie versaillaise. Pratique contrôlée mais non prohibée. Pourvu qu’elles obéissent aux règles de bienséance et de convenance ecclésiastiques, explique en substance André Raison lorsqu’il admet la transposition de rythmes de danses dans la musique d’orgue : « exceptée qu’il faut donner la cadence un peu plus lente à cause de la Sainteté du lieu ».

Un « cahier des charges » pointilleux pour Couperin et ses collègues organistes. Pourtant, malgré ce programme imposé, ils réussissent tous à faire œuvre originale. Leurs talents respectifs les distinguent, bien entendu. Un talent détecté précocement pour François Couperin. Orphelin à onze ans, les marguilliers (membres du conseil de fabrique) de l’église Saint-Gervais, à Paris, tenaient tant à s’attacher ses services qu’ils réussirent à convaincre Michel-Richard de Lalande (1657-1726) d’assurer un intérim de plusieurs années jusqu’à ce que le jeune François atteigne sa majorité et puisse alors être nommé officiellement titulaire des orgues d’une église dans laquelle prêche parfois Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704) et que fréquente Madame de Sévigné (1626-1696). De Lalande n’oubliera ni Saint-Gervais, ni Couperin. En effet, c’est au Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi qu’échoit le soin de rédiger le texte du certificat qui accompagnera chaque partition commercialisée: « Je certifie avoir examiné les présentes pièces d’Orgue du sieur Couperin,… que j’ai trouvé fort belles, et dignes d’être données au public ».

Mais le talent n’est rien sans l’instrument. D’ailleurs, Evrard Titon de Tillet le place au sommet de la hiérarchie des instruments : « L’Orgue doit être regardé comme le premier et le Roi de tous les instruments, puisqu’elle seule les contient tous » (Le Parnasse François, 1732). Or, l’orgue de l’église Saint-Gervais sur lequel Couperin a certainement mis ses partitions au banc d’essai, offre un large potentiel. Il dispose de quatre claviers (le Positif, le Grand Orgue, le Récit et l’Echo dont Couperin ne se servira pas) et d’un pédalier. Chacun de ces éléments est associés à des jeux (ou registres), le Grand Orgue étant le plus fourni (16 jeux) alors que le Récit n’en comporte qu’un seul, le Cornet. La science de la registration consiste à produire les sonorités voulues en combinant ces jeux. Une manière, en quelque sorte, de créer sa propre « orchestration ».

La musique de Couperin s’illustre par les effets de contraste produits par les deux claviers principaux : la puissance et la brillance du Grand Orgue et la sonorité plus sage du Positif. Quant aux parties solistes, elles sont généralement affectées au Récit tandis que le cantus firmus est interprété à la Pédale.

Cependant, aussi éclatant soit-il, l’orgue « n’intervient jamais qu’en intrus au sein d’un rituel « rempli » intégralement par le chant et les récitatifs » tient à préciser Jacques Viret (Le chant grégorien et la tradition grégorienne, 2012). Car c’est par le chant seul que se diffusent le message divin et les doctrines associées. En revanche, si le chant liturgique doit être accompagné, ce rôle est dévolu au serpent. Aujourd’hui quasiment disparu, voici comment le décrivait le Dictionnaire liturgique, historique et théorique du plain-chant (1864) de Joseph d’Ortigue (1802-1866) : « instrument à vent dont on se sert particulièrement dans les églises et dans la musique militaire, où il forme la basse… Gerbert dit que le serpent a été nommé ainsi à cause de sa forme ». Malgré les services rendus dans les lieux de culte dépourvus d’un orgue, sa réputation n’est pas flatteuse. Dans ce même Dictionnaire, le compositeur Adrien de La Fage (1801-1862) en donne une description épouvantable : « Mon but principal en introduisant l’orgue dans le chœur, était l’abolition de cet abominable et honteux usage connu seulement en France, d’accompagner le chœur par le serpent, instrument grossier, si contraire aux voix, au goût et au bon sens ». C’est pourtant avec le serpent que Volny Hostiou a accompagné les parties vocales de nos deux concerts. Avec une certaine grâce et beaucoup de virtuosité.

Ces quelques repères étant posés, nous pouvons maintenant pénétrer, en meilleure connaissance de cause, à l’intérieur de ces deux Messes. Si notre lecteur voulait approfondir l’étude technique et théologique de ces deux opus, nous l’invitons vivement à consulter la thèse de doctorat de Juan David Barrera (La musique pour l’orgue en France à l’âge classique : une représentation du sacré) soutenue le 3 mars 2017 à l’Ecole doctorale des Humanités de l’Université de Strasbourg. Par bien des aspects, elle nous a guidé dans la rédaction de notre compte rendu.

Messe à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Fêtes solennelles

Ce titre appelle d’ores et déjà quelques préalables. Car, si l’ordinaire de la messe (ordo missae, l’ordonnancement d’une célébration de l’office divin) reste uniforme dans sa structure (toujours cinq mêmes pièces sont chantées), les mélodies doivent s’adapter aux particularités du calendrier. Ainsi, les antiphonaires (livres liturgiques rassemblant les partitions grégoriennes) et plus tard les missels consignent-ils dix-huit messes chantées différentes, classées de I à XVIII. Couperin a choisi de mettre en musique la Messe IV Cunctipotens genitor Deus (Tout-puissant Dieu créateur), « base de toutes les messes d’orgue données dans le cadre séculier » précise Thomas Van Essen dans le texte de présentation des concerts de Dieppe et d’Arques-la-Bataille.

En outre, l’organiste devait avoir une connaissance précise du calendrier liturgique. Les fêtes y sont hiérarchisées et l’organiste est tenu « d’approprier son style et son jeu aux caractères des diverses solennités » (Joseph d’Ortigue). Ainsi, chaque degré de festivité porte un nom. Celui qu’emploie Couperin (fêtes solennelles) correspond aux fêtes doubles majeures dans le langage romain, « celles dont l’office est plus solennel et plus complet que celui des autres » expliquent les abbés Antoine Banier (1673-1741) et Jean-Baptiste Mascrier (1693-1760) dans leur Histoire Générale des cérémonies, mœurs et coutumes religieuses (1741).

Pour leur part, les chantres servent un répertoire en latin qui n’est plus guère pratiqué de nos jours : le plain-chant. Ce terme traduit l’expression latine planus cantus, littéralement « chant qui plane », qui avance à pas égal, sans rupture ni altération. Dans son Traité théorique et pratique du plain-chant, appelé grégorien (1750), l’abbé Léonard Poisson (1695 ?-1753) le définit comme «le chant le plus grave, le plus simple, le plus naturel,… qui n’admet point cette multitude d’inventions de mélodie, et qui rejette cette variété d’harmonie, dont la plupart sont peu propres à la majesté de l’Office divin ». Le chant grégorien, né au VIème siècle, en constitue le socle. Mais au-delà, le plain-chant restera longtemps une musique vivante qui se renouvelle au gré de la refonte des bréviaires et des missels. Les plus talentueux musiciens du Grand Siècle participeront à sa rénovation. Pour ce concert, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) livre deux pièces de sa composition.

L’Ensemble Les Meslanges a choisi d’interpréter les cinq parties d’un office extrait du Graduale Parisiense illustrissimi et reverendissimi in Christo patris D.D Francisci de Harlay…autoritate… editum (1689). Ce Graduel de Paris, conservé à la Bibliothèque Mazarine, a été publié sous l’autorité du quatrième archevêque de Paris, François Harlay de Champvallon (1625-1695). Celui-ci est à l’origine d’une réforme du plain-chant en réaction au courant conservateur prêchant le maintien d’une certaine austérité et au mouvement moderniste ouvert à l’intégration d’ornements empruntés à la musique profane contemporaine. En arrière-plan, deux partis enfiévraient le débat : les jansénistes furieusement traditionalistes et les ultramontains attachés aux rites définis par l’Eglise de Rome. Profondément gallican (favorable à l’Eglise de France) et réformateur, Monseigneur de Harlay lutte contre ces deux tendances et révise en profondeur Bréviaire (1680), Antiphonier (1681), Missel (1684) et Graduel (1689). C’est de ce dernier livre que sont extraites les séquences de plain-chant alternant avec les pièces d’orgue de Couperin.

Il est 11 heures à Dieppe. L’horloge de l’église Saint Rémy sonne les onze coups au moment même où Jean-Luc Ho fait résonner les premières mesures de cette première messe pour orgue. Une conjonction de sons délicatement complémentaires.

« On chante par neuf fois, à l’honneur des neufs Chœurs Angéliques, Kyrie eleison ; ce qui exprime les sentiments des Anges et des Prophètes au temps de l’ancienne Loy », explique Jean-Jacques Olier (1628-1657) dans son Explication des cérémonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain (1687). Sur ces neuf versets, cinq sections sont interprétées à l’orgue (versets impairs), les autres étant confiés à Thomas Van Essen accompagné du seul serpent. Ces suites instrumentales sont construites en forme d’arche. Celle-ci est soutenue par deux puissants Grand Plein Jeu joués sur le Grand Orgue (1er et 5ème Kyrie). Conformément aux prescriptions du Cérémonial de Paris de 1662, un cantus firmus à la basse décline, en valeurs longues augmentées, la mélodie grégorienne de la Messe IV. La clé de voûte (3ème Kyrie) est dominée par un Récit de Cromorne au timbre doucement rauque (appelé « cruchement »). Juan David Barrera observe une simultanéité de l’emploi du Cromorne avec l’évocation de la figure du Christ. Une évocation mise en scène dans le 4ème Kyrie où le dialogue entre la Trompette au Grand Orgue et le Cromorne à la pédale pourrait évoquer le combat de Jésus (Cromorne) contre les forces du Mal (Trompette).

Le Gloria se distingue par son expressivité et concentre tout un répertoire de figures de style et de symboles. D’une façon encore plus apparente que dans la partie précédente, les notes traduisent exactement le sens des mots inscrits dans le texte confié à l’orgue. Dès la première séquence en Plein Jeu, deux mondes s’unissent pour chanter de louange in excelsis Deo (à Dieu dans le ciel) : aux claviers, une écriture en imitation représente la multitude des cohortes célestes tandis que le monde terrestre murmure le cantus firmus au pédalier. La séquence suivante, celle du Benedicimus te (Nous vous bénissons), choisit la forme d’une petite fugue pour mêler deux sentiments. Le premier exprime au Cromorne la joie de la délivrance promise par le Christ ; le second s’effraye, par des chromatismes ténébreux, du prix à payer pour effacer le péché originel. Mais le passage le plus démonstratif est sans doute celui qui récite en musique le verset Domine Deus, Rex caelestis, Deus, Pater omnipotens (Seigneur Dieu, Souverain Roi du ciel, ô Dieu, Père tout-puissant). Dans ce récit associant basse et dessus, la fanfare des Clairons, Trompettes et Tierces célèbre sur le Grand Orgue le roi des cieux. Soudain, une tension s’exprime par un passage en mode mineur et la dislocation de la ligne mélodique : le pécheur craint Deus pater omnipotens, à la fois père exigeant et tout-puissant. Puis la fanfare s’impose à nouveau pour célébrer la majesté trinitaire.

Le Gloria « exprime que la pénitence des Anges n’altère point leur béatitude » explique Jean-Jacques Olier. Acquis à cette béatitude, Couperin va tenter de la faire partager par les fidèles. Pour pénétrer leur âme, il leur parle un langage familier. Déjà, le verset Glorificamus te (Nous vous glorifions) avançait au rythme d’une gigue. Maintenant, le Qui tollis peccata mundi (Vous qui effacez les péchés du monde) puise dans la tradition musicale des « sommeils ». Un Fond d’orgue joué sur une pédale de flûte somnole paisiblement tandis que le Cornet réalise son examen de conscience. Cette pièce mêle béatitude et mysticisme : d’une part, un corps au repos ; d’autre part, une âme qui s’élève au contact du divin. Une union qu’illustre également la séquence suivante (Quoniam tu solus Sanctus/ Car vous êtes le seul saint) dans un dialogue conduit par le registre Voix Humaine. Mouvements ascendants et descendants se croisent, rapprochant peu à peu les mondes célestes et terrestres. Le tout s’achevant dans la célébration d’un In Gloria Dei Patris (dans la gloire de Dieu le Père) sur les Grands Jeux. Cette séquence est divisée en trois parties comme si Couperin tenait à saluer, à tour de rôle, chacune des personnes de la Trinité par une couleur sonore singulière : la puissance du grand clavier pour le Père, la fragrance caressante du Cornet pour saluer la bienveillance du Fils et l’explosion sonore pour exalter l’Esprit.

« On joue des Orgues pendant le Gloria in Excelsis, pour dire que l’Eglise du Ciel représentée par les mêmes orgues, et celles de la Terre sont unies dans la louange de Dieu. Au Credo les Orgues ne jouent point, parce qu’il n’y a point de Foy au Ciel, mais seulement sur la Terre » justifie Jean-Jacques Olier. Il était en effet de tradition que, s’agissant de la profession verbale de la foi chrétienne, le texte devait être récité ou chanté dans son intégralité, mais sans intervention des orgues.

Avec l’Offertoire, l’orgue signale l’ouverture de la seconde partie de la messe : l’Eucharistie. Il commémore trois moments de l’histoire du Christ : la présentation au Temple, la Passion et la Résurrection. Aussi Couperin propose-t-il trois tableaux contrastés correspondant à ces trois temps liturgiques. Le premier est habillé en majesté par le Grand Jeu, le Cromorne et le Cornet. L’allure est solennelle et les sonorités éclatantes. L’écriture musicale d’une grande densité multiplie les effets de contraste et fait varier les plans sonores en changeant régulièrement de clavier pour y prononcer de courtes phrases. Le second adopte la technique du clair-obscur. Sur un mode mineur, le Cornet ouvre la séquence par un cri puis adopte un ton plaintif, comme effrayé devant la cruauté du sacrifice. Tandis qu’une pédale de flûte sanglote au loin, des chromatismes déchirants et des altérations rageuses suggèrent un tableau violemment coloré. Avec la Résurrection vient le moment du triomphe sur le péché. Une fugue enthousiaste redonne au Cornet tout son éclat. Peu à peu, elle prend de l’assurance, associant le Grand Orgue enfiévré par un rythme pointé. Ainsi, l’Offertoire s’achève-t-il en apothéose.

« L’Orgue, qui signifie la musique du Ciel et les louanges des Bienheureux, joue au Sanctus : Il chante par deux fois Sanctus, pour représenter que cette louange est la louange du Ciel » analyse Jean-Jacques Olier. Couperin choisit la forme d’un canon interprété sur le Plein-jeu pour figurer l’union du ciel et de la terre. Comme cela lui est prescrit, le thème du plain-chant est interprété à la basse. Ouvert sur un jeu doux, le second Sanctus distingue un chœur céleste qui exprime sa félicité dans un récitatif joyeux joué au Cornet tandis que le chœur terrestre l’accompagne à la basse par des accords tranquilles aux graves profonds.

Juan David Barrera signale que, « dans la pratique liturgique de l’Eglise gallicane, le Benedictus était considéré comme un verset indépendant du Sanctus, placé soit pendant l’Elévation, soit immédiatement après ». Ce 22 août, le Benedictus de Couperin faisait suite au Sanctus, afin de permettre à Thomas Van Essen de rejoindre la tribune de l’orgue. Car, pour l’occasion, le concepteur du programme avait confié à Marc-Antoine Charpentier le soin de saluer la consécration du pain et du vin par l’un de ses nombreux motets pour l’élévation: Ascendat ad te Domine (Je m’élève vers toi, Seigneur). Une délicate mélodie aux reflets changeants, aux ornements perlés et aux mots soulignés par une diction parfaite.

Autant le Benedictus apparaissait comme une longue méditation dirigée par le Cromorne, autant l’Agnus Dei reprend des allures solennelles. La première invocation répond aux prescriptions du Cérémonial de 1662 (qui exige le Plein jeu). Mais sa tonalité contredit l’analyse de Jean-Jacques Olier qui y voit un appel à la « compassion de misère et de mon état ». Le Grand Orgue ouvre la séquence en imitation puis croise les lignes mélodiques tandis que le pédalier décline le thème de la Messe IV par un cantus firmus venu des profondeurs. Le second Agnus Dei adopte une allure plus légère et chantante. Le thème est d’abord énoncé sur le Positif puis amplifié par le Grand Orgue. Il glisse ensuite d’un clavier à l’autre, créant un contraste sonore par un jeu d’alternances piano et forte.

Tout office s’achève, en France, par l’hymne national royal appelant la protection de Dieu sur le Roi. Ici, le Domine Salvum fac Regem est de la main de François de La Feillée (vers 1700-1763), un élève et disciple de Nivers. C’est ainsi, accompagné du seul serpent, que cet hymne devait résonner dans la plupart des paroisses françaises. Hymne salué par une volée de cloches annonçant l’heure de midi. Comme pour le début du concert, cette convergence sonore tout à fait involontaire produit un effet saisissant.

Le chantre ayant lancé un mélodieux Ite missa est, le Deo gratias joué à l’orgue apporte sa note finale à l’office. Point de triomphalisme ici. C’est le Petit Plein jeu qui ordonne cette dernière génuflexion. Ecrite sur un mode mineur, elle honore un Dieu puissant autant qu’un Fils sacrifié pour le bien des croyants.

Messe propre pour les Couvents de Religieux et de Religieuses

A bien des égards, les deux Messes présentent des airs de ressemblance : même principe d’alternance, mêmes références spirituelles, mêmes instruments. Pourtant, une écoute attentive signale quelques différences notables.

Certaines sont liées au contexte de leur création. D’abord, la partition intéresse un lieu fermé dédié à la prière tout au long de la journée. Il en ressort un sentiment d’intimité plus marqué et une dimension plus modeste. En outre, le Cérémonial de Paris ne s’applique pas aux couvents. Ceux-ci sont régis par les Règles spécifiques de leur Congrégation. Le compositeur y trouve, par conséquent, une plus grande liberté d’expression. A titre d’exemple, il ne sera pas tenu par l’obligation d’évoquer systématiquement le thème grégorien par un cantus firmus. La tonalité peut donc être plus homogène. Enfin, l’organiste choisira la registration en fonction de sa propre lecture du texte dont il interprète le sens par des sons.

D’autres marges d’initiative, contemporaines cette fois, résultent du choix des concepteurs du programme. Ils associent aux Pièces d’orgues de Couperin la troisième des Trois messes en plain-chant musical pour les festes solemnelles propres aux Religieux et Religieuses qui chantent l’office divin publiées en 1687 par Paul D’Amance (vers 1650-1718), religieux de l’ordre de la Sainte Trinité et rédemption des captifs de Lisieux. Pour mémoire, « le plain-chant musical » s’inscrit dans le prolongement des Cinq Messes en plain-chant… propres pour toutes sortes de Religieux et Religieuses, de quelque ordre qu’ils soient, qui se peuvent chanter toutes les bonnes festes de l’année publiées par Henry Du Mont en 1660. Avec Nivers, Du Mont travaille activement au renouveau du plain-chant en le dotant de mélodies nouvelles et plus souples (plus « musicales ») sans pour autant trahir la rigueur et la simplicité de la forme traditionnelle du grégorien.

Ce dialogue de l’orgue et du plain-chant est serti dans une suite de motets de la plume de ces rénovateurs. Pour le Credo, Jean-François Lalouette (1651-1728) les rejoint avec un extrait de la Messe italienne qu’il aurait composée pendant ou à l’issue de son séjour à Rome, en 1681. Pour leur donner vie, cinq chantres prennent place autour d’un magnifique aigle-lutrin. Faisant suite à la remarquable démonstration soliste du matin, c’est en chœur qu’ils interprètent consciencieusement ce « plain-chant (qui) étant employé pour l’Office Divin, doit être chanté avec gravité, avec décence et piété » (Léonard Poisson). Cependant, pour le Credo, ils gratifient le public de la démonstration d’une forme nouvelle qu’emprunte ce chant si particulier. Celle-ci « renverse tout ce bel ordre, parce qu’en chantant à l’unisson, les basse ne pourraient se faire entendre », constate le Traité de Léonard Poisson. Ce nouveau-venu qui rompt l’unisson, c’est le Faux-bourdon. La partition s’enrichit alors de nouvelles harmonies (à quatre voix) et s’ouvre davantage à l’improvisation et à l’ornementation. L’Ensemble Les Meslanges en donnera une illustration absolument éblouissante.

Il est 20 heures. Le serpent donne le ton, aussitôt suivi par les cinq chantres interprétant l’Introït a capella. Première pièce chantée lors d’un office, elle célèbre le saint du jour. Ici, Guillaume-Gabriel Nivers a doté d’une ligne mélodique aux accents grégoriens un texte destiné à la célébration des Vierges et Martyrs, Sainte Cécile, en l’occurrence. La belle homogénéité des voix fixe l’attention des auditeurs, impressionnés par la gravité et la souplesse du chant.

Le premier Kyrie, joué au Petit Plein Jeu, s’avance majestueusement. Il se compose assez distinctement de quatre phrases qui se rejoignent dans une parfaite harmonie : les phrases extrêmes sonnent avec majesté tandis que les phrases intermédiaires sont traversées de dissonances. Une manière subtile d’évoquer la grâce et le péché qu’elle étreint. Les autres interventions de l’orgue, en alternance avec le plain-chant, conservent la même tonalité en la nuançant. Autant le second Kyrie lance une fugue au caractère triomphal, autant le premier Christe offre au Cromorne le soin de décrire le Christ par une mélodie pénétrée de tendresse. Si Couperin n’omet pas d’invoquer la figure trinitaire dans un Trio à deux dessus (4ème Kyrie), c’est pour mieux célébrer son triomphe dans un dernier Kyrie à la registration illustrative : la victoire finale sur le péché est interprétée par la Trompette sur le Grand Orgue quand la divinité trinitaire se manifeste sur le Positif par l’union de trois jeux : le Montre, le Bourdon et le Nazard.

L’hymne joyeux du Gloria s’annonce au Grand Plein Jeu. Les trois natures du Christ sont illustrées dès cette première intervention de l’orgue : une entrée puissante matérialise sa divinité, une ligne descendante évoque son Incarnation tandis qu’une succession d’altérations préfigure sa Passion. Couperin y multipliera ces images sonores. La joie que procure la bénédiction divine est magnifiée dans un duo aux allures de gavotte dans le Duo sur les Tierces. « Une écriture dessinant des demi-cercles, cherche à figurer la perfection divine » dans la Basse de trompettes, suggère encore Juan David Barrera. Sans omettre le métissage de la gravité et de la suavité dans le confondant récit du Cromorne commentant le 5ème verset du Gloria. Le Christ y est décrit dans un mouvement de joie mêlée de vénération signifiée par un paisible Fond d’orgue. Gravité et suavité qui révèlent « les mystères cachés… par le moyen de ces choses extérieures et sensibles », assure Jean-Jacques Olier.

Mystères sacrés que célèbrent les trois temps d’un majestueux Offertoire sur les Grands jeux. Enonçant successivement de courtes phrases sur les deux claviers principaux, il marie magistralement la profondeur du Positif à l’éclat du Grand Orgue. En pleine euphorie rythmique, l’âme de l’auditeur est aspirée vers le monde céleste. Une méditation sur le mode mineur évoque les souffrances du Christ, appelant le fidèle à un court moment d’introspection sur une suite d’accords à peine secoués par quelques trilles. Le Grand Jeu s’annonce maintenant en fanfare, couvert d’un habit de triomphe : le péché est vaincu. Enfin, un dernier mouvement, noté « Lentement », invite à rendre grâce au Sauveur.

Cette dominante jubilatoire marquera d’ailleurs les dernières pièces de cette Messe. Si le premier Sanctus résonne dans un Plein Jeu grandiose, le second s’anime délicatement au chant du Cornet. Les doubles croches de l’Elévation invitent l’âme à une ascension spirituelle que le pas tranquille du premier Agnus Dei ne viendra pas contrarier. Le second, en revanche, retrouve une allure fervente que sublimera un bref Deo gratias d’une admirable luminosité.

Lorsque l’orgue s’est tu, un long silence a suivi. Le concert est-il achevé ? Ce n’est que lorsque Jean-Luc Ho a éteint l’éclairage du buffet de l’orgue que les applaudissements fusent. Signe manifeste de la découverte d’un versant méconnu de la musique du Grand Siècle. Mais expression d’une gratitude pour avoir pu en apprécier quelques reflets, le temps d’une journée dédiée à la célébration du 350ème anniversaire de la naissance d’un compositeur que la feuille hebdomadaire L’avant-coureur désignait comme « le rival du grand Marchand, l’aigle de l’orgue » (17 juin 1765). De toute évidence, le champ des connaissances musicales s’est largement élargi pour bon nombre d’auditeurs : un répertoire de musique d’orgue rarement inscrit au programme des concerts ; une forme de chant grégorien qui résonnait jadis à bien plus d’oreilles que les Grands Motets versaillais ; le serpent, cet instrument largement oublié mais dont la sonorité se propageait autrefois dans la très grande majorité des lieux de culte dépourvus d’un orgue. Les ovations ont donc salué la performance des artistes, tout à fait remarquable, autant que leur contribution à l’enrichissement de la culture musicale du public.



Publié le 15 sept. 2018 par Michel Boesch