Miranda - Pichon

Miranda - Pichon ©Pierre Grosbois - Opéra Comique
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La très effroyable et véridique histoire de Miranda

Nos lecteurs connaissent bien le goût et le talent de Raphaël Pichon pour recréer un panorama complet en réassemblant des œuvres musicales distinctes, éventuellement de compositeurs différents. Nous avons eu l’occasion de rendre compte dans ces colonnes de l’éblouissant Stravaganza d’Amore. Nous avions toutefois manqué Miranda lors de sa création à l’Opéra Comique en 2017, et nous ne voulions pas laisser s’achever la tournée sans en faire le compte-rendu pour nos lecteurs.

La musique est à peu près intégralement tirée d’Henry Purcell, en particulier de ses œuvres scéniques (notamment Indian Queen). Elle fait aussi appel à d’autres compositeurs de son époque, comme Matthew Locke (1621 – 1677) et Jeremiah Clarke (1674 – 1707), voire au plus précoce Orlando Gibbons (1583 – 1625), ou encore à des anonymes. Le livret alterne dialogues et pièces chantées, en conformité avec l’esprit de l’époque. Il comprend même un mask inversé : c’est ici la pièce de théâtre qui se glisse dans le spectacle lyrique. Et ce mask, conçu sous forme de mime, est inspiré d’une violence que n’aurait pas reniée Shakespeare lui-même, bien qu’elle se rapporte à des thèmes très contemporains.

Ce dernier point constitue assurément l’originalité de ce livret, dû à Cordelia Lynn. Celle-ci greffe son propos sur La Tempête de Shakespeare, déjà mise en musique à la fin du XVIIème siècle par Purcell et d’autres compositeurs, et en propose une suite. Après sa noyade, Miranda revient, sous forme de fantôme hanter ses funérailles. Devant une assistance immobilisée par deux hommes brandissant un pistolet, elle retrace sa terrible histoire : enfant exilée, violée puis mariée contre sa volonté… Son père Prospero et son mari Ferdinand vont réagir chacun de façon bien différente, qu’importe : la révélation de cette vérité la libère, et libère également la parole d’Anna, qui se révèle être une épouse malheureuse… Dévasté par ces révélations, Prospero, qui a dans un premier temps refusé de reconnaître sa part de responsabilité, songe au suicide.

A l’entrée du spectacle un follicule en forme de faire-part nous invite très officiellement à une action de grâces pour la vie de Miranda: il en contient le déroulé précis, y compris le sermon du prêtre, les hommages de son fils Anthony, de son mari Ferdinand et de son père Prospero. In fine la famille remercie les participants, qu’elle invite à se rendre au restaurant The Ship pour partager des rafraîchissements, et précise que la collecte sera reversée aux Samaritains ! Habile façon de nous faire entrer dans le drame qui va se jouer, avant même de pénétrer dans la salle sobre et élégante du théâtre de Bordeaux.

La mise en scène confine le drame dans une sombre église anglicane, que préparent des bénévoles au début du spectacle – de même qu’ils la rangeront soigneusement au finale. Seuls l’autel à une extrémité, et la porte à l’autre extrémité baignent constamment dans une lumière plus puissante. Celle-ci devient aveuglante à certains moments, par exemple pour accompagner l’arrivée du fantôme de Miranda, drapé d’un blanc immaculé. A l’intérieur de la nef les lumières glissent tour à tour sur les personnages en fonction de leurs interventions : les hommages des proches, les participants hébétés par les armes brandies, le spectacle de mime qui suggère les épreuves de Miranda (scène 3), ou encore sa dispute auprès de l’autel avec son père, qui la gifle comme dans un rejet définitif. Les costumes sobres sont à la fois modernes et intemporels, ce qui accentue la portée universelle du drame qui se joue nos yeux, et nous en rend plus proches.

Les pièces musicales sont astucieusement choisies pour donner corps à ce drame-pastiche. Périodiquement, des sonneries de cloches nous rappellent que nous sommes dans une église : l’effet sonore de suggestion, allié à la mise en scène, est tout à fait réussi. Du faire-part d’entrée aux chants assemblés, de la mise en scène à l’ambiance musicale, l’effet d’immersion fonctionne parfaitement. Le spectateur entre sans peine dans le drame, peut-être en s’identifiant à ces bénévoles anonymes, ou à ces participants hébétés (le chœur) qui se cachent sous les bancs tout en continuant d’observer ces disputes familiales qui émergent d’un passé malsain. Que s’est-il passé au juste : viol, inceste, attouchements ? Le mime évoque tour à tour ces différentes épreuves, tout en restant très pudique, laissant le spectateur libre d’en fixer la teneur précise. Il en va de même au final, quand Prospero invoque la mort (O death) : accomplira-t-il le geste fatal ? Nous ne le saurons pas, et ces incertitudes, ces parts d’ombre renforcent encore la noirceur du drame. L’histoire de Miranda est donc à la fois véridique, car narrée par son fantôme le jour de son enterrement, et forcément effroyable, à hauteur de tout ce que peut imaginer le spectateur !

Les chanteurs incarnent de près leur personnage. On entend finalement assez peu la mezzo Kate Lindsay, qui assure le rôle-titre. Ses interventions sont percutantes, dans la dispute puis la réconciliation inattendue avec son père, ou encore lorsqu’elle dispense ses conseils au cours des admirables songs de la scène 4. Plus encore que sa voix, sa présence scénique nous fascine. Soprano au timbre relevé d’une pointe d’acidité, Katherine Watson campe tour à tour une Anna délicate et attentionnée, qui prépare les fleurs des obsèques, puis une femme broyée par l’existence qui n’hésite plus à révéler sa tristesse dans un sublime Let me weep.

Chez les hommes, l’éclat bien projeté de Rupert Charlesworth (Ferdinand) se charge d’émotion pour supplier Miranda de rester à ses côtés, tandis que les sourdes et poignantes injonctions de Henry Waddington dessinent un Prospero tour à tour brutal, inflexible, et enfin anéanti, qui appelle la mort. Le pasteur (le baryton Romain Bockler) tente à plusieurs reprises de ramener le calme et la sérénité, afin de préserver la dignité des funérailles : malgré sa conviction exprimée d’un timbre grave et serein, il n’y parvient évidemment pas. On retiendra aussi son ferme chant a capella lors de l’entrée du cercueil dans l’église.

Le chœur Pygmalion s’affirme par ses attaques nettes et ses vigoureux ensembles, parfaitement coordonnés. Côté orchestre, c’est un véritable festival de couleurs, d’où émergent lors d’instants magiques la harpe de Marie-Domitille Murez (pour accompagner l’hommage d’Anthony) ou encore le cornet de Gustavo Gargiulo (pour la sortie du cercueil). A la baguette, Raphaël Pichon imprime une ligne orchestrale musclée et envoûtante, tout en veillant soigneusement à l’équilibre sonore avec les chanteurs. De bien belles funérailles pour Miranda, en vérité !



Publié le 22 mai 2019 par Bruno Maury