Mitridate, re di Ponto - Mozart

Mitridate, re di Ponto - Mozart ©Clarac-Deloeuil > le lab
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De la pax romana aux sommets européens...

A l'entrée de la salle, des ouvreurs distribuent la plaquette du sommet qui va se tenir à Bruxelles « Roman Union/ Pontus Kingdom » ; le déroulé y est prévu à la minute près, y compris la photo de groupe et le discours d'abdication... Durant l'ouverture, des moniteurs disséminés dans la salle et rétroprojetés sur le mur de fond de scène annoncent les actualités, à la manière des chaînes d'info en continu : « Breaking news / Mitridate, roi du Pont est mort/ A l'invitation d'Arbate, sa famille se réunit à l'immeuble Nymphea. A l'appui, des images de grosses berlines (allemandes bien sûr!) aux vitres teintées qui convergent vers l'immeuble, tandis que des paparazzi s'agitent en tous sens pour obtenir des interviews des protagonistes du drame (ou de la comédie ?) qui se joue... Pour faire bonne mesure sur scène, Sifare et Farnace pianotent sur leurs smartphones, tandis que les journalistes leur tendent le micro avec gourmandise : qui des deux va l'emporter pour la succession, sachant que l'un est favorable à Rome (l'Union) et l'autre à l'indépendance du royaume paternel du Pont-Euxin (après le Grexit, le Pontexit ) ?

Ce clin d’œil démesuré à une actualité pas si ancienne (la crise grecque) est traité avec talent par les metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. La trame de l'intrigue alimente assez naturellement cette vision décalée : le retour inopiné de Mitridate que l'on croyait mort, les hésitations d' Aspasie pour accorder le soutien de la Grèce ( ! ) aux velléités d'indépendance du Pont et la révélation de la liaison amoureuse de Sifare avec cette dernière semblent conçus tout exprès pour alimenter la moderne actualité médiatique, aussi prodigue en rebondissements que les deus ex machina de la mise en scène baroque... Les costumes sont résolument contemporains, tandis qu'au centre de la scène une grande table de conférence ovale rassemblera les protagonistes aux moments-clés. Certains crieront évidemment à la trahison. Mais on peut rappeler que déjà le librettiste Cigna-Santi n'avait pas hésité à infléchir la trame de Racine pour l'adapter aux canons de l'opera seria du XVIIIème siècle (avec un souverain éclairé et un lieto final) : pourquoi ne pas adapter à son tour le livret à une actualité plus récente ? En tous cas la démonstration est plutôt convaincante, et les vidéos de Jean-Baptiste Beïs rythment avec un bonheur certain cette intrigue de plus de trois heures, qui aurait pu s'assoupir dans la chaleur torride qui sévissait cette après-midi là sous le chapiteau de l'hötel Tour & Taxis (pour cause de travaux toujours en cours dans la salle de la Monnaie...).

Car les conditions d'écoute de cette représentation étaient loin d'être idéales, convenons-en. Pour lutter contre une atmosphère suffocante, la ventilation tentait en vain d'accomplir son office rafraîchissant ; elle était nettement audible dans la salle. Et l'acoustique du chapiteau relayait assez mal les voix, notamment depuis l'arrière de la scène (et ce malgré le renfort de plaques réfléchissantes). Heureusement dès l'ouverture la direction précise et énergique de Christophe Rousset nous transporte avec bonheur dans l'univers musical mozartien. Sous sa baguette, l'Orchestre Symphonique de la Monnaie affiche des sonorités bien rondes. Les lignes mélodiques impeccablement soutenues offrent un appui sans faille aux chanteurs pour développer leurs sentiments dans les arias. Le cor obligé pour l'air de Sifare au second acte (Lungi da te, mio bene) est particulièrement bien équilibré avec la voix et le reste des instruments, tout en s'avérant bien présent. Et les récitatifs bénéficient de la basse continue constituée du clavecin et du violoncelle, qui apportent l'indispensable touche baroque.

Côté interprètes Michael Spyres incarne avec brio le rôle-titre, et ce sur un double registre. Pour le chant sa projection particulièrement généreuse parvient sans peine à faire oublier les réserves émises sur l'acoustique de la salle ; sa capacité d’abattage dans les ornements (en particulier Tu, che fdel mi sei et Gia di pietà mi spoglio au second acte, et la foudroyante imprécation Vado incontro lorsqu'il sort ses cachets pour s'empoisonner) s'appuie sur un timbre toujours bien rond. Surtout il semble se couler avec bonheur dans l'emploi de tribun démagogue que lui attribue la mise en scène, de sa bruyante arrivée par le milieu de la salle, au milieu des applaudissements, avant de monter sur scène, jusqu'à la signature finale de son abdication à la tribune, devant des drapeaux européens qui garnissent la scène...

Le reste du plateau s'acquitte avec bonheur de cette partition exigeante. L'Aspasie de Lenneke Ruiten combine avec subtilité accents dramatiques et sensualité (cette dernière dans le magnifique duo avec Sifare qui conclut le second acte). On retiendra en particulier son Per grave tormento (second acte), au phrasé soigné et aux ornements aisés, et les attaques tranchantes du récitatif accompagné qui précède le Pallid'ombre (troisième acte). Dans le rôle plus discret d'Ismène Simona Saturova joue entre les notes acidulés des instants de tension (In faccia all'oggetto, au premier acte) et les accents cristallins des appels à la clémence (avec un superbe So quanto a te dispiace au second acte, et de beaux ornements filés dans le Tu sai per chi m'accese au troisième acte).

Myrto Papatanasiu campe son Sifare d'une voix mate qui la rend assez crédible dans ce rôle masculin. Elle s’acquitte avec bonheur de son aria Lungi da te, mio bene au second acte : attaques bien franches, ornements délicats et naturels, de même que du duo avec Aspasie qui conclut l'acte. Notons aussi se performance au troisième acte, où elle se joue avec bonheur des ornements en cascade du Se il rigor d'ingrata sorte. Face à elle, le contre-ténor David Hansen que l'on entend trop rarement sur les scènes européennes, compose savamment le personnage complexe de Farnace. Loin des mélismes stratosphériques qui font sa renommée dans le répertoire baroque antérieur, il a coloré ici son timbre de reflets sombres et choisi de s'en tenir à des ornements très naturels et d'une grande sobriété. La métamorphose nous a un peu surpris, mais elle est parfaitement réussie. Le premier air Venga pur, mineccia s'achève sur de beaux aigus, le Va l'error mio palesa (second acte) témoigne d'une bonne présence dramatique, et le dernier air (Gia dagli occhi il volto), précédé d'un long récitatif accompagné, est tout simplement bouleversant !

Les deux rôles secondaires masculins appellent quelques réserves. Yves Saelens incarne un Arbate à la voix ronde dotée d'une belle projection , mais il tire un peu sur ses moyens vocaux et ses ornements nous ont paru manquer de fluidité dans son air du premier acte L'odio nel cor frenate. De son côté le jeune Sergueï Romanovsky (Marzio) manque assurément de la technique indispensable pour affronter le répertoire mozartien : ses effets dans le Se di regnar (troisième acte) sont un peu outrés et les ornements décidément trop mécaniques... On ne peut que le regretter, car derrière ces maladresses pointe une voix prometteuse.

Chez Mozart et Cigna-Santi l'indépendance triomphe au final de la pression romaine. Faut-il y voir un présage pour l'Union Européenne et ses prochains sommets consacrés à la dissidence d'un de ses membres ? Nul ne le sait. En tous cas ce Pontexit se positionne avec vraisemblance entre Grexit non avenu et rumeurs de Brexit... Et après avoir assisté à ce Mitridate à la fois si décalé et si réaliste nul doute que le citoyen de l'Union ne verra plus les sommets européens du même œil !

Publié le 09 mai 2016 par Bruno MAURY