Mouton - Sophie Kassies

Mouton - Sophie Kassies ©Opéra-Théâtre de Metz-Metropole
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Bon nombre de spectacles, même de grande qualité, ne laissent parfois qu’une trace infime dans notre mémoire car ils ne heurtent ni notre conscience, ni notre affectif, ni notre vue du Monde.
Ce n’est pas le cas avec la pièce présentée en cette fin d’après-midi. Elle va bousculer nos esprits et marquer d’une empreinte indélébile nos réminiscences humaines.
Sous son apparent aspect « bon enfant », l’œuvre Mouton nous plonge sans détour dans la difficile quête du « moi » en tant que sujet, ceci par rapport aux autres et à leurs regards. Apprendre à vivre en tant qu’être « unique » et se confronter à ses semblables n’est pas chose aisée !
Que nous soyons petits ou grands, ce voyage initiatique ouvre non seulement les portes à la réflexion, à l’introspection… mais offre également une déambulation dans l’univers musical baroque.

Créé en janvier 2005 au Jeugdtheater Sonnevanck à Enschede (Pays-Bas), la pièce de la dramaturge hollandaise Sophie Kassies est destinée à un jeune public. Depuis treize ans, Mouton rencontre un franc succès. Nous avons attendu 2017 pour que la pièce soit jouée pour la première fois en France dans la production du Junge Oper Stuttgart. La traduction française du livret a été assurée par Mike Tijssens (auteur dramatique hollandais et traducteur littéraire).
La pièce s’inscrit dans le cadre de la tournée de l’Opéra national du Rhin (67 – Strasbourg). L’Opéra-Théâtre de Metz (57) a le privilège d’accueillir trois représentations dont deux sont réservées aux scolaires du premier degré.

Mouton appartient au genre théâtre musical. Il s’appuie sur des œuvres de Claudio Monteverdi (1657-1643), de Henry Purcell (1659-1695) et de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) en faisant une brève incursion dans celles d’Antonio Vivaldi (1678-1741).
Le théâtre musical mêle différents contenus scéniques et musicaux sans être codifié. Comme le résume le compositeur contemporain Bruno Giner dans Aide-mémoire de la Musique contemporaine (1995), le théâtre musical utilise « une seule et unique démarche où le musical organise et justifie le théâtral. »
Adressée à un jeune public, l’intrigue se montre assez simple à appréhender. Un mouton vit paisiblement au milieu des siens. Mais la survenue du Prince va quelque peu compliquer cette douce existence. Les codes du répertoire baroque ne sont guère loin : paix, trouble, etc.

La mise en scène est signée par Rogier Hardeman. Le jeune metteur en scène hollandais a su combiner l’excellent jeu des acteurs à la maestria des trois instrumentistes, placés côté jardin. Il est assisté d’Emile Demerliac.
Saluons l’enrôlement entier des musiciens lorsqu’ils endossent le costume d’acteur. Ils soignent aussi bien leur technique musicale que leur jeu scénique. Bien souvent, leurs confrères n’osent réellement s’impliquer de la sorte !

Le soin apporté au décor est tout autant remarquable. La décoratrice Anna Stolze se montre talentueuse dans la création de celui-ci. Malgré une certaine simplicité voire dépouillement, il réserve bien des surprises. Au milieu de la scène, une plateforme circulaire occupe une bonne partie de l’espace. Sa teinte, en bois clair, tranche littéralement avec le noir uni du sol et du rideau d’arrière-scène. Cette forme circulaire, rotative, cache une multitude de trappes qui tantôt serviront d’échappatoire, tantôt de porte d’enceinte de la cité, tantôt de stèles funéraires sur lesquelles gisent le nom des « disparus ». Le mouvement giratoire de la plateforme participe non seulement au déroulé de l’action (voyage de Mouton à la quête de son nom), mais symbolise également le retour des personnages à leur point de départ. Nous sommes séduits par cette recherche.
Les cintres accueillent de nombreux objets hétéroclites. Un « inventaire à la Prévert » peut être dressé : boîtes à chapeau, sacs de voyage, coffrets de toute taille, lanternes chinoises, mais aussi un globe terrestre, un arrosoir, un sapin, un balai, un cerceau, une Rosette de Lyon. Certains objets agrémenteront le voyage de Mouton.
Les costumes d’Anna Stolze se parent de mille effets grâce aux lumières de Thibault Gaigneux.


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Moutons & Mouton (Julien Freymuth) © Klara Beck

Sans plus tarder, entrons dans ce monde onirique où l’imagination côtoie de près la réalité…

De vertes prairies s’étendent à perte de vue. Des moutons y paissent paisiblement. Les notes de Sound the Trumpet, extrait de Come, y Sons of ArtOde for the birthday of Queen Mary de Purcell, résonnent sur les paroles « Toi, ma petite bête... » chantées par Mouton 2 (Anaïs Yvoz) et Mouton (Julien Freymuth). Les deux voix sont équilibrées et se complètent merveilleusement. Elles parviennent aisément à nos oreilles ce qui permet une parfaite compréhension du texte chanté ou parlé. Les surtitres deviennent accessoires renforçant ainsi notre concentration sur les personnages.
Anaïs Yvoz, à la voix chaude, pigmente son chant de couleurs enjouées. Elle procure une sensation de bien-être grâce à son timbre flûté. Quant à Mouton, Julien Freymuth lui confère une candeur attendrissante par ses aigus légers.


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Mouton (Julien Freymuth) – Mouton 2 (Anaïs Yvoz) © Klara Beck

L’endroit est si serein que le troupeau de moutons égraine le temps autour d’une tasse de thé en discutant, plus exactement en bêlant…
La quiétude du lieu est rompue par l’arrivée brusque du Prince Lorenzo, campé par Sébastien Dutrieux. Le Prince fuit son nom trop lourd à porter. Il ne veut être l’héritier de celui-ci, symbolisé par une couronne tirée d’un sac. Il ne souhaite pas devenir Roi. « C’est la mort » crie-t-il ! Sentant son désarroi, Mouton décide de l’aider en ouvrant une trappe afin de cacher la couronne. L’amitié naît. Libéré de ce poids, le Prince demande à Mouton son nom. Mouton répond « je m’appelle Mouton ». D’une voix mordante, le Prince lui répond « Un ami a besoin d’un nom ! ». Pauvre de lui, Mouton est troublé. « Qui est-il, lui qui n’a pas de nom ? ». Sans doute ne comprend-il pas ce qu’est un nom ? Le propos est appuyé sur la musique de l’aria In quel bosco sen venne chetto et Camminando lei pian piano, de la cantate Vendedo amor d’Haendel.


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Prince Lorenzo (Sébastien Dutrieux) – Mouton (Julien Freymuth) © Klara Beck

Mouton se met en quête d’un nom. Le voyage l’entraîne à traverser des forêts, des fleuves et bien d'autres lieux. La perception du périple se trouve renforcée par la rotation de la plateforme et l’utilisation des objets pendus aux cintres (sapin, etc.). Arrivant aux portes de la cité, Mouton se voit interdire l’accès par Cunibert le Gardien (Sébastien Dutrieux) par cette tonitruante phrase « Sans nom, un mouton ne peut pas entrer dans la ville ». A la nuit tombante, les habitants appellent leurs enfants. Mme Muller hèle sa fille Niki. Quant à M. Dupont, il crie à tue-tête les noms de « Charles, Charles, … Annelise, Annelise». Et Tante Nicole, « Pierre ». Les comédiens sont fabuleux dans cet exercice de haute voltige. Ils ne s’emmêlent pas dans l’imbroglio des différents rôles.


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De droite à gauche : Mouton (Julien Freymuth), Cunibert le Gardien (Sébastien Dutrieux), Mme Muller – Annelise (Anaïs Yvoz), M. Dupont – Pierre (Yoann Moulin), Charles (Elodie Peudepiece), Tante Nicole – Niki (Marie Bournisien) © Klara Beck

Une fois de plus, Mouton est brisé, déçu. Tous les noms entendus appartiennent à quelqu’un. Il n’en trouve aucun. Il se désespère d’être seul face à lui-même, lui qui n’a toujours pas de nom. Il est comme un clandestin. « Oh bé, où va Mouton ? » lance-t-il sur l’air d’ Ohimè, dov’è il mio ben – Hélas, où est ma vie, extrait du Septième Livre de madrigaux de Monteverdi. La voix, aux accents baroques, pare son affliction d’une sincérité troublante. Sa peine est soutenue par l’orgue positif de Yoann Moulin. Seule la nuit lui tient compagnie…
A son réveil, des hourras fusent au-delà des murs de la cité « Prince aujourd’hui, Roi demain». Les notes d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria de Monteverdi avivent les acclamations. Face à son immuable destin, le Prince s’évade, Mouton également. Dans sa fuite, Mouton parvient jusqu’au cimetière où il rencontre une vieille femme, tout de noir vêtue. Le visage âgé est dissimulé derrière une mantille en dentelle, aux couleurs des ténèbres. Un cimetière, chose bien étrange ! En ce lieu, seul votre nom demeure pour l’éternité. L’aspect dramatique de la scène est exaltée par la longue plainte du violone (Elodie Peudepiece) et de la harpe (Marie Boursinien). Mouton s’approche de la vielle femme. Il la questionne sur son nom et ce qu’elle fait. La vieille dame lui répond qu’elle s’appelle Dolores et qu’elle fleurit la tombe de sa mère. Elle veut « son nom écrit en lettres dorées » tout comme celui de sa défunte mère, Conchita. N’appartenant plus à personne, Mouton s’empare du nom tombé en déshérence. Dolores l’en défend et réprime le vol, la tentative d’usurpation allant même à clamer « Je mangerai un gigot de mouton ce soir ». Caché sous les traits de Dolores, Sébastien Dutrieux affirme son excellent jeu de comédien. Il est magistral !


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Dolores (Sébastien Dutrieux) – Mouton (Julien Freymuth) © Klara Beck

Mouton prend « ses pattes à son collier » et fuit de nouveau… Il retrouve Lorenzo qui, pour échapper à son terrible nom, souhaite rentrer dans une confrérie dans laquelle le « moi » n’existe plus ! Gommé par la congrégation, le nom ne revêt donc plus d’importance. « Comment mériter un nom ? » se questionne Mouton. Sur l’air Camminando lei pian piano d’Haendel, l’orgue et le violone portent les rassurantes paroles « Bien que Mouton le mérite… ». Comme il est bien difficile de vivre seul et sans nom…

Au loin, un bal masqué se prépare. Cachés derrière des masques d’animaux, les invités échappent à leur nom, échappent à eux-mêmes. Le nom, attribut de l’être, s’évapore le temps de la fête. Le paon pavoise, le cacatoès criaille. Quant au renard et au zèbre, ils improvisent des pas sur une Follia (danse vive), une chaconne (danse à trois temps). Mouton fait l’objet de toutes les convoitises. Son déguisement est admiré. Et pourtant, il n’est que Mouton, un mouton sans nom. La fin des réjouissances arrive et sonne le glas de la mascarade. Chacun reprend sa véritable identité, sauf Mouton qui reste Mouton…


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Mouton (Julien Freymuth) & les Animaux anonymes © Klara Beck

Les seuls « noms », qu’il ait reçus jusqu’à présent, ne sont peu flatteurs : celui de « clandestin » dans la cité, puis de « voleur » au cimetière et enfin le sobriquet d’ «enquiquineur » au bal… Certes ce sont des noms, mais des noms dépourvus de reconnaissance, d’humanité…
Reprenant son chemin, Mouton est, cette fois-ci, bloqué par un obstacle insurmontable. Un immense fleuve lui barre la route. Comment faire pour le traverser ? La providence n’abandonnant pas Mouton dans ses déboires, un pêcheur solitaire (Elodie Peudepiece) l’embarque et le conduit jusqu’à la rive opposée.
Une fois à terre, Mouton croise pour la seconde fois la confrérie. Drapés de longues robes noir à capuche, les frères psalmodient d’un ton monocorde Victimæ paschali laudes immolent ChristianiA la victime pascale, chrétiens offrons nos louanges. Ce psaume anonyme date du XIème siècle. Il est chanté lors de la messe du dimanche de Pâques. Mouton cherche désespérément son ami, Lorenzo, parmi les frères. En vain !

A bout de souffle, Mouton s’effondre. La nuit venue, il se recroqueville et s’endort.
Alors que tout semble perdu, un ange (Anaïs Yvoz) apparaît. Plein de compassion, l’être céleste lui redonne force et lui remet un coffret dans lequel est enfermé un nom, le nom de Mouton. Prenant appui sur Si dolce è’l tormento de Monteverdi, l’ange lui adresse d’une douce voix « Du vent dans les ailes, tu rentres chez toi ». Nous ne pouvons que nous laisser emporter par ce souffle divin.
Mouton retrouve ses vertes prairies. Les moutons ne le reconnaissent pas. Quelque chose a changé chez Mouton ! Mouton clame « C’est moi Mouton ! ». Ses semblables le reconnaissent pour aussitôt le rejeter. Il n’est plus un mouton. Il a un nom, même enchâssé dans l’écrin.


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Mouton (Julien Freymuth) – moutons et le coffret à nom © Klara Beck

« Dans un troupeau de moutons, il n’y a personne de spécial ! » disent en cœur les moutons. Le ciel s’assombrit. Un orage se lève. La tempête se déchaîne ! En arrière-scène, les artifices baroques (une plaque à tonnerre et une machine à vent) se font entendre. Malgré l’effectif restreint, les trois musiciens entonnent avec force le troisième mouvement en sol mineur de L’Eté, Les Quatre Saisons de Vivaldi. Saluons sincèrement leur prestation.
Mouton retrouve son ami Lorenzo, et, lui raconte qu’il a enfin un nom. Piqué de curiosité, le prince demande à Mouton d’ouvrir le coffret. Ce dernier refuse. « Porter un nom pour un mouton est trop lourd ! ». Mouton confie à son ami le coffret avec comme promesse, celle de ne jamais l’ouvrir.
Appelés par leur destinée, chacun reprend sa « place », Mouton parmi les siens, le Prince sa couronne en acceptant de devenir roi. Mouton et mouton (Anaïs Yvoz) chantonnent « Les voilà, tous ensemble, les moutons » sur l’air de la cantate Domino de Monteverdi.
En coupe transversale se dégagent, dans des halos de lumière, Mouton et mouton sur le devant de la scène, le coffret posé sur la plateforme, le Roi en arrière-scène…

Ainsi s’achève le conte musical. Trois femmes et trois hommes ont porté à bout de bras le spectacle pendant une heure quinze minutes sans entracte. L’alternance d’actions parlées et chantées a crée une dynamique retenant l’attention des petits comme des grands.
Les voix d’Anaïs Yvoz et de Julien Freymuth ont gardé toute leur fraîcheur et justesse servant à perfection la mélodie et le texte. L’homogénéité vocale a été maintenue sur l’ensemble des registres.
Applaudissons la prestation scénique de Sébastien Dutrieux. Il a su incarner, avec brio, les nombreux personnages interprétés, notamment ceux de Cunibert le Gardien et de Dolores.
Issus de l’ensemble La Chapelle Rhénane, les musiciens (Marie Bournisien, Elodie Peudepiece et Yoann Moulin) méritent nos éloges. Préparés par Benoît Haller, directeur de l'ensemble, ils ont su transmettre cette musique, dite savante, grâce à leurs qualités musicales indéniables.

Au cours de l’œuvre, la musique interprétée et les artifices scéniques employés ont dressé les codes du répertoire baroque, notamment pour les plus jeunes d’entre-nous. Les notions de paix, de trouble, de questionnement, d’appartenance ont été soulevées avec délicatesse, laissant à chacun de nous le choix de se trouver, de s’affirmer.
Puisse cette œuvre nous apprendre qu’il n’y a pas besoin d’avoir un « Nom » pour être quelqu’un…



Publié le 28 févr. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND