Muzio Scevola - Haendel

Muzio Scevola - Haendel ©Herwig Prammer
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Vive l'orchestre !

Le contexte de la commande de Muzio Scevola préfigure d'une certaine manière l'affrontement de la Guerre des Théâtres, qui déchira les scènes londoniennes une quinzaine d'années plus tard. On y retrouve d'un côté le Caro Sassone, compositeur allemand formé à l'école italienne, et de l'autre côté Giovanni Bononcini, compositeur italien né à Modène, à la renommée déjà bien établie en Italie et en Allemagne, et qui terminera sa carrière à Vienne après un passage par Paris. Mais en ce début des années 1720 la rivalité prend plutôt la forme d'une émulation, soutenue par les factions politiques : tandis que Haendel a la faveur du roi George I, le prince de Galles, futur George II, soutient Bononcini. Les deux compositeurs sont tous deux sous contrat avec la Royal Academy pour le théâtre de Covent Garden, qui souhaite proposer rapidement de nouvelles productions à son public. Les trois actes du livret de Paolo Antonio Rolli sont confiés chacun à un compositeur différent : le premier acte au violoncelliste Filippo Amadei, également présent à Londres ; Bononcini est en charge du second et Haendel du troisième. Que le meilleur gagne à l'applaudimètre !

Le résultat est évidemment assez inégal au plan musical. Bononcini avait déjà composé un Muzio Scevola sur un livret de Stampiglia pour Rome en 1695 ; il se remet à l'ouvrage sur le livret de Rolli en proposant une musique entièrement nouvelle. Mais c'est incontestablement le dernier acte – également le plus fort dramatiquement – qui se démarque le plus, avec une sinfonia d'ouverture digne d'un véritable opéra, et grâce à la ressource musicale inépuisable du Caro Sassone. Le jugement des spectateurs londoniens du XVIIIème siècle sera corroboré par la postérité, les deux autres compositeurs étant tombés dans un oubli relatif.

Sur la courte scène du petit théâtre de Bad Lauchstädt, bonbonnière à la structure de bois apparente qui date de l'époque de Goethe, Laurent Charoy retrace habilement cette Antiquité revue au goût du XVIIIème siècle. Chanteurs en casques à plume et cothurnes (au moins à certains moments), danseurs de la compagnie Hartig Ensemble pour les intermèdes musicaux évoluent dans des décors peints à l'antique. La scène où Scevola se brûle la main est suggérée avec réalisme mais sans crudité déplacée : on reste à l'opéra ! Les scènes de danse apportent à la fois une touche baroque supplémentaire, et une note plus intemporelle orientée vers le sens du livret, à travers une action en gestes : on retiendra en particulier le beau ballet sur la sinfonia du début du second acte, où quatre jeunes filles entraînent deux jeunes hommes au jeu de colin-maillard, et le ballet guerrier sur l'ouverture du troisième acte.

La gestuelle des chanteurs est également inspirée par la pratique baroque, ou ce que nous en savons. Sur ce point le contre-ténor Alexis Vassiliev affiche une posture physique résolue, qui n'est pas dénuée d'un certain charisme. Hélas, il faut le dire d'emblée car c'est le grand regret de cette représentation, ses moyens vocaux ne sont absolument pas à la hauteur du rôle. L'air du premier acte, applaudi par une partie du public, pouvait encore laisser espérer une amélioration pour la suite. Il n'en est hélas rien : la reprise du premier air du second acte est entaché de fâcheux tremblotements, et celui du début du troisième acte perd tout panache. La voix de tête est criarde, mal posée (elle se détimbre sans cesse), particulièrement à la peine dans des ornements qui frisent le ridicule. En outre la diction de l'italien paraît mal maîtrisée, et les respirations sont trop nettement audibles. A une époque qui connaît tant de jeunes conte-ténors de talent, il est vraiment regrettable de ne pas avoir apporté plus de soin au choix du rôle-titre.

Car le reste de la distribution, sans être exceptionnel, est assez homogène et d'honnête qualité. Markéta Cukrová est une séduisante Clélia, à la diction précise et à la projection assurée ; son jeu scénique est également très convaincant. Elle se montre brillante dans le duo final avec Muzio. Dans le rôle d'Orazio, la soprano Michaela Šrůmová affiche une belle fraîcheur nacrée, qui lui vaudra un succès mérité au dernier acte. Sylvia Čmugrová prête sa voix d'alto à Irene ; ses ornements ne se risquent pas à des effets trop appuyés mais demeurent néanmoins tout à fait corrects, et son jeu scénique est expressif. La Fidalma de Lucia Knoteková ne recherche pas non plus les aigus décoiffants, et son timbre manque un peu de moelleux dans les deux premiers actes. Elle se rattrape toutefois avec un brio certain dans l'air du troisième acte, appuyé par un orchestre enthousiaste, qui lui apportera de chaleureux applaudissements. Enfin le baryton Roman Hoza incarne avec panache le roi étrusque Porsenna : le timbre est rond sur l'étendue du registre, la diction fluide,et sa projection très généreuse emplit rapidement la petite salle, lui conférant une indéniable prestance.

L'orchestre Musica Florea révèle tout son talent au cours de cette soirée, en portant avec énergie et conviction cette partition d'Arlequin. Armé d'une guitare baroque en bandoulière, dont il use fréquemment pour nourrir avec brio le continuo, le chef Marek Štryncl s'attache à en faire ressortir la moindre nuance, tout en demeurant attentif au départ de chaque instrument ou de chaque chanteur. Son implication contribue d'ailleurs un peu à gommer les disparités musicales entre les actes, qu'il traite avec la même passion, avec le même souci constant de la ligne musicale. La qualité et la richesse de cette ligne orchestrale constituent assurément le meilleur souvenir de cette représentation.



Publié le 26 juin 2018 par Bruno Maury