Opera sacra - Pergolèse, Jommelli

Opera sacra - Pergolèse, Jommelli ©Bertrand Pichène
Afficher les détails
Musique sacrée et beauté profane

Au XVIIIème siècle le mouvement est général dans les arts : à l’austérité relative du XVIIème siècle, rehaussée de fulgurants mais parcimonieux ornements, succèdent la profusion – parfois délirante - et la grâce raffinée du rocaille. La musique religieuse connaît les mêmes évolutions que la musique profane. Elle développe progressivement des effets musicaux plus puissants et une théâtralité plus extravertie. Dans le cas de la musique italienne elle est même en quelque sorte en avance sur l’art lyrique de son époque. Les opéras seria sont en effet voués à un effectif musical limité : côté instruments la voix doit rester au premier plan dans les arias, et les chœurs sont généralement composés des seuls solistes. Au contraire la musique religieuse dispose de chœurs nombreux, qui peuvent s’appuyer sur des orchestres plus étoffés. Elle n’est pas soumise aux contraintes économiques des productions d’opéra, confiées généralement à des impresarios ou à des théâtres privés soucieux d’équilibrer les frais du spectacle avec la vente des places. C’est une différence importante avec la musique française, où les productions lyriques disposent d’un effectif conséquent, grâce aux musiciens du Roi (la Chambre, la Chapelle, les Violons) et de l’Académie. La musique religieuse française connaîtra pourtant elle aussi un accroissement sensible de ses effectifs, bien perceptible par exemple dans les motets de Mondonville.

Concernant plus particulièrement le culte catholique, cette évolution n’est pas qu’esthétique, elle s’appuie aussi sur des mobiles idéologiques et contingents. Après les guerres religieuses qui ont déchiré le siècle précédent, l’Église mobilise les arts, et notamment la musique, pour manifester son emprise dans les territoires qui lui sont restés acquis, et attirer en nombre les fidèles dans les lieux de culte. A l’opposé du dépouillement que le siècle précédent considérait comme plus propice à la méditation et à l’expression de la foi, l’art de la Contre-Réforme doit marquer les esprits par sa magnificence et son raffinement, ses effets brillants et enlevés. Le Dixit Dominus, composé par Niccolò Jommelli en 1752 pour l’église Saint-Pierre de Rome, constitue un bon exemple de cette musique religieuse aux effets appuyés : entre des passages plus méditatifs réservés aux solistes, le torrent musical des chœurs emporte l’esprit du fidèle vers les cieux inaccessibles. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que Jommelli, formé à l’école napolitaine, ait été un compositeur d’opéra reconnu quand il a été appelé à Rome, d’abord comme adjoint, puis comme maître de chapelle de Saint-Pierre. C’est dans cette prestigieuse fonction qu’il dirigea en 1750 les cérémonies du Jubilé Saint, ponctués de vestes compositions musicales destinées à célébrer la permanence de l’Eglise.

Génial compositeur disparu très jeune (à l’âge de vint-six ans), Jean-Baptiste Pergolèse, qui a lui aussi tâté de l’opéra, nous a légué un peu plus tôt (vers 1733) une vaste Messe en ré majeur. La partition en a été longtemps ignorée ou considérée comme perdue, mais des recherches entreprises dans des bibliothèques musicales de plusieurs villes d’Europe ont permis il y a quelques années d’en rassembler les morceaux épars. Aussi c’est avec une légitime fierté que Giulio Prandi l’a inscrite au programme de son concert de ce dimanche après-midi, qui clôt le 39ème Festival d’Ambronay.

C’est un vrai régal de le voir imprimer toute son énergie physique à un ensemble Ghislieri de grand effectif, qu’il dirige avec une précision millimétrée. Le risque n’est pas mince en effet dans ces compositions monumentales d’un décalage dans un départ de chœur ou d’instrument, qui viendrait en ruiner les effets. Le spectateur observe ici combien le chef veille à tout, attentif ici au chœur, là à un instrument ou un soliste ; et l’on comprend aussi que l’ensemble est familier de ce répertoire – qu’il a d’ailleurs été, pour la Messe en ré, le premier à enregistrer. Relevons tout particulièrement la clarté des différentes parties des chœurs, dès le chœur d’ouverture du Dixit Dominus. Cette clarté, cette intelligibilité des paroles ne se démentiront pas tout au long du concert, y compris face à un orchestre impérieux comme dans le Gloria Patri final, et avant l’impressionnante chute sur l’Amen conclusif. Retenons aussi les entrées bien réglées des différentes voix dans le Juravit Dominus, avant un dense Tu es sacerdos. On retrouve sans surprise les mêmes qualités dans la Messe en ré, avec des attaques particulièrement nettes dans le Kyrie et le Gloria, des apostrophes tonnantes dans le Qui tollis ; le chœur final (Cum sancto spiritu) constitue un moment proprement enivrant, qui permet d’apprécier pleinement quels effets cette musique pouvait produire sur les fidèles de son temps. L’orchestre de son côté développe à la fois un riche volume sonore, mais toujours ajusté précisément à celui des voix solistes ou des chœurs ; sa ligne musicale est à la fois fluide et riche de reliefs et de nuances.

Côté solistes Francesca Boncompagni manque un peu d’assurance, et sa diction de relief, dans sa première intervention (Tecum principium) ; son timbre nacré de soprano se révèle pourtant bien séduisant dans les longs ornements filés, particulièrement réussis. Et le Dominus a dextris tuis nous donne bien vite l’entière mesure de son talent, à travers une projection affirmée qui relaie désormais une diction impeccable. Dans la Messe en ré, ses ornements cristallins font à nouveau merveille, et elle s’acquitte avec une aisance déconcertante des redoutables difficultés du Quoniam, dont les éclats résonnent dans l’abbatiale et enchantent l’auditeur.

La mezzo Marta Fumagalli développe son riche timbre cuivré dans le De torrente du Dixit Dominus. Sa ligne mélodique est fluide, y compris lorsqu’elle descend sans peine dans les graves. Mais c’est assurément dans le Domine Deus de la Messe en ré qu’elle livre sa plus belle prestation, au cours d’un étourdissant duo avec Francesca Boncompagni : le contraste entre les deux timbres est saisissant, et les deux voix s’équilibrent parfaitement pour former un ensemble particulièrement harmonieux, qui ravit l’auditeur.

Après cette superbe prestation, l’auditoire multiplie applaudissements et rappels. Giulio Prandi et l’ensemble Ghislieri s’y prêtent de bonne grâce. Le premier bis porte sur le Quando corpus morietur et l’Amen du Stabat Mater de Pergolèse, dans l’arrangement fait par Salieri (1750 – 1825) pour Vienne en 1800. L’Amen s’y révèle d’une époustouflante densité, là encore parfaitement maîtrisée, qui suscite un nouveau rappel. Ce sera le Dixit Dominus de Galuppi (1706 – 1785), lui aussi si admirablement exécuté qu’il se trduira par un nouveau rappel. Finalement ce bien beau concert s’achève sur la reprise du Cum sancto spiritu. « Paris vaut bien une messe » aurait dit le protestant fraîchement converti Henri IV ; à Ambronay on en redemande, et avec gourmandise !



Publié le 18 oct. 2018 par Bruno Maury