L'Opera seria - F-L. Gassmann

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Dans les coulisses de l'opera seria

Au XVIIIème siècle, tandis que les chanteurs italiens triomphaient sur à peu près toutes les scènes lyriques d'Europe, de Vienne à Londres et de Madrid à Saint-Pétersbourg, les excès de ce « star système » lyrique ont été dénoncés par ceux-là même qui le connaissaient de l'intérieur. C'est ainsi qu'en 1720 le compositeur vénitien Benedetto Marcello fit paraître un recueil de pseudo-conseils adressés aux chanteurs, compositeurs, librettistes et imprésarios sur les meilleurs façons de se comporter : Le Théâtre à la Mode. Ceux-ci sont formulés sur un mode satirique  : le librettiste n'a nul besoin de connaître la poésie ou la métrique, ni de construire une intrigue plausible ; de son côté le compositeur n'a point besoin de connaître la musique, il lui suffit d'insérer quelques vocalises à des endroits tout à fait inappropriés ; les chanteurs ne doivent en aucun cas savoir lire la musique, ils doivent chanter faux et défendre leur préséance sur scène envers leurs confrères... Ce pamphlet fit le tour de l'Europe entière, et inspira de nombreux opéras parodiques : on peut citer notamment L'impresario della Canarie du grand Métastase, conçu comme intermède pour l'entracte de sa Didone abbandonata, créée à Naples en 1724 et orchestré par plusieurs compositeurs successifs (Sarri, Albinoni, Leo, Martini, Orlandini). Dans la décennie 1730-1740 les démêlés de Haendel avec les chanteurs qu'il faisait venir d'Italie à prix d'or illustrent jusqu'à la caricature les dévoiements du système : l'actualité lyrique londonienne dépasse toutes les fictions !
Ranieri de' Calzabigi connaissait tout cela, et aussi les oeuvres de Métastase, dont il avait publié en 1755 une édition complète. Après un passage à Naples (où il tenta de faire reconnaître ses talents de librettiste), puis à Paris (où il s'impliqua dans la Querelle des Bouffons), il s'installe à partir de 1760 à Vienne, où il rencontre Gassmann. Auteur de nombreux opéras à succès dans la capitale autrichienne, ce dernier occupe les fonctions officielles de Compositeur de la Cour et de la Chambre de l'Empereur. Le pastiche L'opera seria est créé en 1769 ; la satire s'inscrit dans une volonté réformatrice du genre, qui sera illustrée quelques années plus tard par Gluck à Paris. Elle connut un succès fulgurant, qui incita probablement Gassmann à ne plus composer que des opéras buffa au cours des quelques années qui lui restaient à vivre.
Le livret de cet Opera seria est un véritable florilège comique : le compositeur Soupir et le librettiste Délire s'affairent autour de l'impresario Faillite, la prima donna Détonante est prétentieuse à souhait, sa rivale Mijaurée lui dispute la préséance, quand elle n'est pas prise de vapeurs ou d'on ne sait quelle indisposition, le ténor Ritournelle trouve que les airs ne sont pas à la hauteur de son talent... L'indispensable castrat est incarné par une jeune fille, Porporina– dont le cachet est moins élevé, il n'y pas de petites économies ; les mères des trois prime donne ne manquent pas d'attiser régulièrement les querelles de leur progéniture... La partition en est particulièrement soignée, et agréable à écouter : les nombreux ensembles nous rappellent que la tyrannique alternance des airs et des récitatifs est désormais bien passée de mode, l'influence française est présente dès l'ouverture, ainsi que dans les choeurs et ballets. Les passages imités du genre seria sont moqués à souhait, avec des ornements complètement exagérés, des paroles interverties (ainsi le ténor qui remplace « Scylla » par « Sicilia » dans son air de valise !), des parodies d'airs célèbres, des musiques en complet décalage avec le texte. La représentation de l'opera seria parodique L'Oranzebe occupe une bonne moitié du troisième acte, elle sera interrompue par les sifflets des spectateurs (soigneusement prévus dans le livret !), avant de s'achever dans la confusion générale, suite à la fuite de l'impresario Faillite avec la caisse ! Les mères se mettent de la partie, et tout s'achève dans un brillant final, qui évoque irrésistiblement Haydn ou Mozart, qui avaient d'ailleurs l'un et l'autre la plus grande admiration pour Gassmann.
Pour rendre justice à cette belle partition, le maestro René Jacobs, dont la réputation en matière de musique baroque n'est plus à faire, était évidemment tout indiqué. A la tête du B'Rock Orchestra, renforcé par des musiciens de l'Orchestre de la Monnaie, il nous entraîne avec brio et finesse dans ce tourbillon musical, qui navigue entre d'ébouriffants ensembles « modernes » et d'impossibles arias da capo, estropiés tantôt par des vocalises hors de propos, tantôt par une musique totalement inadaptée aux paroles. L'exercice n'est pas si aisé, il demande de bien maîtriser les deux répertoires, afin de conserver son unité à la partition. De ce point de vue le pari est complètement réussi. On citera tout particulièrement l'air de Stronatrilla à la fin du second acte (Pallid'ombra), avec la présence obligée du basson sur scène, et des intermèdes orchestraux fluides et nerveux.
Le choix des interprètes ne s'avère pas moins judicieux. La basse bouffe de Marcos Fink incarne avec beaucoup de verve un impresario (Fallito = Faillite !) tiraillé entre les caprices de ses chanteurs, qui se lamente régulièrement sur son sort (le récitatif accompagné Maladetta l'impresa au premier acte, et l'aria Se di fare l'impresario, au second). Les graves sont bien ronds, et la projection généreuse. On retiendra tout particulièrement son air du premier acte (Signor Delirio), appuyé par les traversos. Face à lui, Pietro Spagnoli (Delirio = Délire, le librettiste) et Thomas Walker (Sospiro = Soupir, le compositeur) forment un duo de choc, doté d'une bonne expressivité physique. Les deux compères, après quelques compliments hypocrites, vont vite se déchirer pour notre plus grand bonheur. Les réparties s'enchaînent avec naturel, les voix sont bien équilibrées. Du premier soulignons les graves bien veloutés (State attento au premier acte) , et du second la projection bien stable de son joli timbre de ténor (Cari quegli occhi).
La soprano Alex Penda incarne une Stronatrilla (= Détonante) haute en couleurs, suffisante et prétentieuse. Son aria Pallid'ombra (au second acte), au terme d'un long récitatif accompagné, est un numéro de cirque très réussi, avec le basson obligé à ses côtés. Le timbre possède de beaux éclats cristallins, qui font merveille dans les ornements. Sa rivale Robin Johannsen (Smorfiosa = Mijaurée) se déclare sans cesse en méforme et incommodée. Mais elle ne manque jamais une occasion de souligner l'âge de la prima donna, ni de repousser avec force manières les avances du ténor Ritornello... On la verra encore singer les attitudes de sa rivale, absorbée dans son grand air Pallid'ombra. La voix affiche une couleur perlée, qui roucoule joliment dans l'air Mio dolce amorino, petit bijou d'affectation. Toujours au chapitre féminin, soulignons la belle performance de Sunhae Im (Porporina) : la voix est fraîche et cristalline, les mélismes fusent avec une agilité parfaite dès la première apparition (Più non si trovano). Son grand numéro se situe également au second acte, avec l'aria di paragone Delfine che al laccio infido, hallucinante parodie des airs de bravoure des castrats, basée sur des paroles complètement décalées (où il est question de dauphins et de thons...). Elle se joue avec brio de l'extravagante ornementation, ce qui lui vaudra un tonnerre d'applaudissements d'un public conquis. Dans les récitatifs sa rouerie alimente généreusement la verve comique.
Face à ces chipies Mario Zeffiri n'est pas en reste. Il campe un Ritornello (= Ritournelle) imbu de lui-même, mais qui sait à peine lire, et encore moins déchiffrer une partition. Son entrée (Benche da te lontano) est déclamée d'une voix de guimauve, à faire pleurer de rire les plus inconditionnels du registre de ténor. Il ne parvient pas à déchiffrer au second acte l'air qu'il a fait modifier spécialement (Quel nocchier), confond les paroles au grand agacement du librettiste Délirio, et très satisfait de lui, parvient au finale à briser un verre par ses seuls éclats de voix ! Mentionnons encore sa désopilante apparition en monarque dans L'Oranzebe au troisième acte. Pour compléter le tableau, le Passagallo (= Passacaille) de Nikolay Borchev affiche une belle profondeur et une ample projection (Vederete che salti au premer acte, et dans son grand air de l'acte III : I miei balli). Les trois « mères » de Stronatrilla, Smorfiosa et Porporina sont incarnées par des hommes, ce qui en accentue le burlesque. Durant toute la pièce celles-ci se démènent silencieusement autour de leur progéniture, dans d'incessantes allées et venues entre le plateau et le contrebas de la scène. On ne les entendra qu'au finale de l'acte III. On peut certes regretter que le ténor Magnus Staveland, au si joli timbre, soit cantonné dans un rôle quasi-muet, mais il nous administre là une belle démonstration de ses talents scéniques. Impeccablement sanglé dans un tailleur, Stephen Wallace donne parfaitement le change dans le registre de la confusion des genres. Jouant au contraire sur le contraste entre ses vêtements et une barbe naissante, Rupert Enticknap mérite une mention spéciale pour sa drôlerie continuelle.
Côté mise en scène, le concept d'un spectacle dans le spectacle est éminemment baroque. Le dramaturge Olivier Lexa exploite pleinement cette veine. La scène est divisée en deux parties, reliées par un passage, et légèrement surélevée par rapport à l'orchestre. Les épisodes seria (comme la représentation de L'Oranzebe) se déroulent plutôt sur la partie du fond, tandis que l'opéra proprement dit se tient plutôt au premier plan, mais avec d'incessants allers-retours entre les deux ...Cantonnées en contrebas, les « mères » se tiennent dans les « coulisses », et tissent un lien avec le public. Dans ce vaste ensemble, les lumières d'Andreas Grüter soulignent habilement les espaces sur lesquels fixer notre attention, et font resplendir les beaux costumes créés par Patrick Kinmonth. Ajoutons y la claque disséminée parmi les spectateurs pour perturber la représentation de L'Oranzebe (et les réactions, bien réelles, de quelques spectateurs offusqués à la vue d'une Stonatrilla qui débarque sur scène tenant en laisse un homme tout de noir vêtu...), la surprise générale suscitée par la fuite de Faillite, et le spectacle dans le spectacle se diffracte à l'infini jusqu'à l'époustouflante conclusion. Cet habile montage souligne à l'envie combien les Modernes, même lorsqu'ils parodient un genre seria finissant et désuet, demeurent éminemment baroques.

Publié le 19 févr. 2016 par Bruno MAURY