Oreste - Haendel

Oreste - Haendel ©Herwig Prammer
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Tous ceux qui prendront l'épée, périront par l'épée (Matthieu, 26-52)

Oreste HWV 11A, opéra de Georg Friedrich Haendel, fut représenté pour la première fois au théâtre de Covent Garden, le 18 décembre 1734. Il s'agit en fait d'un pasticcio dans lequel les airs et duettos sont empruntés à des cantates et opéras antérieurs du compositeur. Seuls, les récitatifs secs et les ballets ont été nouvellement composés. Ce type d’œuvre peut surprendre l'auditeur actuel mais était courant à l'époque de Haendel. Il est rendu possible dans l'opéra seria du fait que l'essentiel de l'action dramatique se trouve exprimée dans le récitatif sec tandis que les airs, de forme aria da capo généralement, consistent en commentaires de l'action qui précède, ou en considérations générales stéréotypées pour répondre aux nécessités du livret. Ces airs, souvent interchangeables, peuvent être classés et étiquetés en aria di furore, di disperazione, di guerra, di paragone etc...Ainsi le compositeur de pasticcios a la liberté de puiser, dans le fond de ses propres œuvres ou même d’œuvres de ses contemporains, les airs les plus adaptés au sujet traité. Dans le cas présent Haendel a utilisé ses propres œuvres, soit deux cantates et quatorze opéras, à commencer par Rodrigo HWV 5, son premier opéra datant de 1707. Ottone HWV 15, opéra très populaire, Partenope HWV 27 et Siroe HWV 28, fournissent trois airs chacun, les neuf autres fournissent un ou deux airs. Ces pasticcios donnaient ainsi l'occasion de recycler des extraits d'opéras plus anciens qui autrement n'auraient aucune chance d'être redonnés.

Avec la belle mise en scène dont on reparlera plus loin, on a affaire à une œuvre lyrique à part entière dont la musique est digne des plus beaux opéras du compositeur, comme le montrent les pages suivantes: Pensieri, voi mi tormentate, magnifique aria da capo chanté par Oreste, tiré d'Agrippina HWV 6, œuvre géniale d'un musicien âgé de 24 ans ; Io sperai di veder il tuo volto, air d'Ermione, tiré de Partenope HWV 27, admirable par sa beauté mélodique et sa vocalité ; Empio, se mi dai vita., aria di furore d'Oreste, tiré de Radamisto HWV 12, air magnifique et passionné, un des sommets de la partition ; Caro amico, a morte io vo air très dramatique de Pylade, mais très court, tiré de Tamerlano HWV 18 ; Vola l'augello, air d'Ermione, tiré de Sosarme, HWV 30, aria très difficile par sa prosodie et ses curieux mélismes et accaciatures ; Ah mia cara, duetto Oreste - Ermione, tiré de Floridante HWV 14, un des sommets de l'opéra par son caractère dramatique et la beauté de son accompagnement de basse continue ; Mi lagnero tacendo, air d'Ifigenia, sicilienne mélancolique au rythme lancinant tirée de Siroe HWV 24.

La mise en scène de Kay Link figure d'un côté la mer, suggérée par une vidéo d'où arrivent Oreste en proie aux remords, Ermione et Pylade, ami fidèle d'Oreste ; de l'autre côté le palais du roi Toante. Ce dernier règne en dictateur sur la Tauride. Paranoïaque, il s'est construit un bunker marin où l'on fabrique les sous-marins nécessaires à ses actions guerrières à l'imitation des U-Boots-Bunker Valentin construits à Brême pendant la guerre 39-45. Ce bunker sert de décor (conçu par Olga von Wahl) pour la totalité de l'opéra. Une milice lourdement armée, avec parmi eux le capitaine de la garde Filotete, veille sur la sécurité du roi. On a vu cela cent fois mais le traitement délibérément parodique est ici assez réjouissant.

Ifigenia, prêtresse d'Artemis, apparaît vêtue de noir avec une toque noire sur sa tête chauve. Dans sa posture hiératique, elle est le seul personnage sérieux sur la scène. Une éclaboussure de lumière est présente au fond de la scène et les éclairages de Franz Josef Tscheck lui donnent une signification mystérieuse.

Ermione fait une entrée remarquée, elle échoue sur le rivage dans une combinaison de plongeuse écarlate, moulante et entreprend un amusant numéro d'effeuillage burlesque puis de rhabillage. Deux cordes sont placées en permanence pour pendre Ermione et Pylade car selon la tradition toute personne venant de la mer doit être sacrifiée à Artémis, mais l'exécution est plusieurs fois reportée. On rit souvent et seule l'épée barbare d'Ifigenia suggère des perspectives moins joyeuses. L'explication finale entre les protagonistes a lieu en coulisse et Toante ressort en titubant, provoquant le rire des spectateurs qui bientôt réalisent l'affreuse blessure sanglante du roi qui expire sur scène. Le scénario burlesque se mue en cauchemar. Ifigenia apparaît alors, son horrible épée à la main. Elle arrache ses vêtements sacerdotaux tandis que Ermione va se cacher dans les recoins du bunker et que Pylade, prostré, semble atterré de voir Oreste s'emparer des habits et de la couronne du roi. Ce quasi lynchage du roi a été inspiré par le sort de dictateurs des temps récents, dixit Kay Link. Pas de lieto fine ici et le chœur de réjouissance qui figure en conclusion sur la partition, ne retentira pas. Cette fin s'écarte donc du livret mais me semble cohérente.

Le rôle titre est interprété par Ray Chenez. J'avais remarqué le contre ténor américain dans son interprétation désopilante de la Nutrice dans l'Orfeo de Luigi Rossi. Sa voix qui se projette aisément, possède une certaine densité qui convient bien à un rôle, en principe tragique, comme doit l'être celui d'Oreste. Sa tessiture vocale est relativement étendue et il est autant à l'aise dans les registres graves que les aigus. Le duo qu'il formait avec Ermione Ah mia cara, était particulièrement émouvant et intense. Anna Gillingham était prévue initialement pour le rôle d'Ermione. Souffrante, elle a été remplacée au pied levé par la soprano Viktorija Bakan, une découverte pour moi. La soprano lithuanienne a manifesté un engagement et une vivacité tout à fait réjouissants. Elle possède un tempérament comique indéniable mais a su nous émouvoir à l'occasion. Son aria Io sperai di veder il tuo volto fut un vrai moment de bonheur. Si sa voix a parfois un peu de verdeur, son intonation est irréprochable et son art de la vocalise très prometteur. Carolina Lippo (soprano) a donné une belle interprétation d'Ifigenia. Dans ce rôle ambigu, elle a mis en lumière le caractère aimant et en même temps la noirceur du personnage, d'une voix claire et pure au timbre très séduisant et au grain fin. Pylade était incarné par Julian Henao Gonzalez. Le ténor, avec à son actif trois airs dont le tragique Caro amico, a morte io vo, a donné d'une très belle voix, une image touchante du fidèle ami d'Oreste, complètement dépassé par les événements. Toante, roi de Tauride, interprété par le baryton Matteo Loi, a réalisé une remarquable composition d'un dictateur détestable et bouffon dont les entreprises amoureuses sont vouées à l'échec. Son interprétation d'une voix bien projetée de l'air Pensa ch'io sono un rege amante en a donné une belle démonstration. Florian Köfler (basse), a remarquablement interprété le rôle de Filotete, capitaine de la garde et amoureux d'Ifigenia. Ce rôle m'a fait penser à celui de Narraboth dans Salomé de Richard Strauss. Enfin Gabriel Scheib a tenu son rôle muet avec beaucoup de conviction. La troupe entière a manifesté clairement son enthousiasme et son plaisir de jouer et de chanter.

Le Bach Consort Wien a montré qu'on pouvait atteindre une grande plénitude sonore avec un petit effectif de cordes (7 violons, alto, violoncelle et violone à l'unité) permettant aux deux hautbois, au basson, au théorbe et au clavecin, de ressortir plus facilement. Le petit solo de hautbois dans le récitatif accompagné qui ouvre l'opéra était poignant. J'ai bien aimé la direction musicale sensible et engagée de Ruben Dubrovsky. Le chef n'hésite pas à se saisir d'une guitare pour accompagner un chanteur. En résumé une très belle exécution d'opéra baroque dans une mise en scène réussie.



Publié le 12 juin 2018 par Pierre Benveniste