Orfeo -Monteverdi

Orfeo -Monteverdi ©
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L’Orfeo, une éternelle redécouverte

On ne présente plus l’Orfeo de Monteverdi : comme nous le déclarait, dans un entretien qu’il nous a accordé quelques semaines avant ce concert, le ténor Emiliano Gonzalez Toro « C’est un monument ! ». On ne compte plus les représentations, scéniques ou en version de concert, ni les enregistrements de ce chef d’œuvre de l’opéra, et les meilleurs musiciens et interprètes de la musique baroque s’y sont à peu près tous essayés. Il n’est pas aisé dans ces conditions d’en proposer une interprétation qui se démarque des productions antérieures.

Pour préparer la leur, le récent ensemble I Gemelli a, il faut le reconnaître, mis d’importants atouts de son côté. Le premier, qui frappe à la lecture de la distribution, est assurément la composition de l’orchestre : il rassemble plusieurs musiciens qui sont aussi des solistes d’exception dans leur spécialité (on pense notamment à Thomas Dunford, à Jean Rondeau ou à Pierre Gallon), et des chanteurs qui se sont amplement illustrés dans le répertoire baroque – à commencer par Emiliano Gonzalez Toro dans le rôle-titre, qu’il a déjà incarné dans plusieurs productions récentes (notamment au Festival Monteverdi de Crémone).

Rassembler d’excellents éléments ne suffit toutefois pas à garantir une grande interprétation, et augmente le degré d’exigence du spectateur. De ce point de vue, nous ressentons dès les premières notes d’ouverture que cet Orfeo ne va pas nous laisser indifférent : les riches et moëlleuses sonorités de l’orchestre, cordes, cornets, sacqueboutes et percussions, se fondent admirablement dans la salle. Elles créent d’emblée une atmosphère envoûtante, qui va nous plonger dans un véritable rêve éveillé, entretenant une tension musicale permanente qui se prolonge jusqu’au final. L’effet de mise en espace avec les musiciens de part et d’autre de la scène, les chanteurs intervenant en son centre, est particulièrement réussi tant au plan sonore que scénique : il semble concentrer l’action.

La sobre mise en espace de Mathilde Etienne parvient, avec quelques costumes et des déplacements limités au sein de cet espace central, à rendre vivante cette représentation de concert. Des repères ou gestes simples mais efficaces (un Caron bien identifiable à son grand manteau et son bâton de passeur, par exemple, ou le départ fugace de la Messagère après son annonce, qui se voile la face de sa main) marquent de manière claire pour le spectateur chaque étape de cette palpitante favola in musica.

Côté chanteurs le plateau est tout aussi convaincant. On y retrouve Mathilde Etienne, dans le court rôle de Proserpine à l’acte IV. Son timbre se pare de belles couleurs fruitées pour implorer la clémence de son terrible époux, Pluton : comment ce dernier pourrait-il résister ? Le Pluton de Frédéric Caton possède assurance et dignité ; il est également émouvant lorsqu’il expose à Proserpine l’exception qu’il consent au nom de son amour. Toujours parmi les dieux l’Apollon de Fulvio Bettini allie majesté et émotion pour annoncer la décision qui adoucit le finale du drame.

Eva Zaïcik est une Espérance tout à la fois ferme et lumineuse, dont la forte expressivité s’appuie sur une déclamation précise et quelque peu solennelle, mais qui convient parfaitement à sa courte intervention. L’intervention de Léa Desandre en Messagère est proprement incandescente, à un moment-clé de l’intrigue : son arrivée puis son départ fugaces, sa voix palpitante d’émotion pour annoncer le drame qui vient de se produire, et qui fait basculer l’action, constituent un des moments forts de cette représentation. Parmi les bergers on retrouve avec plaisir Mathias Vidal, au timbre toujours éclatant et à la forte présence scénique. Nous avons également beaucoup apprécié la prestation de Dávid Szigetvári (Berger également), autre ténor de la distribution, au médium souple et rond. Leurs échanges autour d’Orfeo au second acte sont particulièrement réussis, à la fois au plan scénique et vocal.

Giulia Semenzato campe de son timbre nacré une Eurydice agitée de sentiments changeants : son amour pour Orphée est teinté d’une pointe de jalousie, avant le mariage de la fin du premier acte, où les deux époux se tiennent assis sur le même banc (là encore belle trouvaille symbolique de Mathilde Etienne). Orfeo superlatif au sein de cette distribution de haut vol, Emiliano Gonzalez Toro porte magistralement l’action de cette favola in musica. La voix du ténor s’est enrichie de graves profonds aux reflets de bronze, qui font merveille dans ce rôle dramatique, en particulier au second acte quand il clame sa douleur sourde suite à l’annonce de la Messagère. La diction est toujours aussi soignée, l’expressivité est rehaussée de gestes mesurés mais forts, et la projection emplit magistralement la salle. Au troisième acte sa poignante invocation Possente spirto est tout simplement magnifique, et superbement relayée par l’orchestre !

Un orchestre superlatif lui aussi, confié à la diction très attentive de Thomas Dunford, dont le luth particulièrement sonore s’impose sans peine parmi ce riche effectif. La connivence avec les chanteurs est totale, et les solos de cornet ou de harpe résonnent comme autant de moments enchanteurs. Bref, une réussite totale, longuement et fort justement applaudie, qui mérite à tous points de vue un enregistrement, afin de figurer parmi les versions de référence de ce chef-d’œuvre de Monteverdi.



Publié le 14 juin 2019 par Bruno Maury