L'Oristeo - F. Cavalli

L'Oristeo - F. Cavalli ©
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Les rires de l'Amour

Encouragés par une fructueuse collaboration qui avait déjà abouti à la création de huit ouvrages forts appréciés du public vénitien, Giovanni Faustini et Francesco Cavalli décident en 1650 de monter leur propre théâtre. A cet effet ils louent le premier étage d'un palais proche du Campo San Aponal, et y font installer une salle permettant d'accueillir environ quatre cents spectateurs, dotée d'une scène avec ses indispensables machines, de loges et d'un parterre. Le librettiste Faustini devient impresario d'un théâtre auquel Cavalli réserve ses compositions. La mort prématurée de Faustini, fin 1651, à l'âge de trente six ans, mettra une fin brutale à cette collaboration. Son frère prendra toutefois à la tête du San Aponal, permettant la création posthume en 1652 de ses deux derniers opéras, La Calisto et L'Eritrea. L'Oristeo avait inauguré le théâtre en 1651, suivi de La Rosinda.
Pour Olivier Lexa, auteur d'une récente biographie très complète de Cavalli (parue chez Actes Sud, 2014), ces quatre œuvres constituent ce qu'il qualifie de tétralogie du San Aponal, et qu'il caractérise ainsi : « musique envoûtante, magnifiques airs et duos (facilement mémorisables par les spectateurs), rythme endiablé de l'intrigue et, surtout, cet aspect qui m'intéresse spécialement : l'humour ». L'Oristeo demeurait la dernière de ces quatre œuvres à ne pas avoir été recréée depuis le XVIIème siècle ; sa mise en scène a été confiée à Olivier Lexa, qui avait déjà signé la recréation de L'Eritrea au Teatro La Fenice en 2014.
Avec une grande économie de moyens (en particulier sur les décors, limités à quelques meubles : canapé vis-à-vis, balancelle), cette mise en scène restitue de manière somptueuse ce que l'on peut imaginer d'une représentation au teatro San Aponal au XVIIème siècle : une scène éclairée en partie à la bougie (avec le secours d'un minimum de projecteurs), un orchestre placé de part et d'autre de la scène, des chanteurs qui interviennent sur la partie avant de la scène de La Criée (donc au proscenium, comme à l'époque baroque). La profondeur du décor est rendue grâce à une projection vidéo sur un écran en fond de scène, offrant à l'oeil les perspectives ordonnées des buis du Giardino Giusti de Vérone. Il faut préciser que ce dernier l'élément est celui qui nous a le moins convaincu, non en raison de son caractère contemporain (il n'y a aucune raison de se priver des moyens modernes, quand ils peuvent contribuer efficacement à restituer des éléments de la scénographie baroque) mais plutôt par son utilisation. Celle-ci oscille en permanence entre l'image statique d'un grandiose panoramique, et quelques rares incursions de personnages (gardes armés, personnages de l'intrigue qui arrivent ou partent par ces jardins), toutefois pas assez fréquentes pour justifier une vidéo, et globalement plutôt artificielles au regard de l'intrigue.
Au-delà de la superbe atmosphère visuelle, l'aspect le plus réussi de la mise en scène est à notre sens la direction d'acteurs, Celle-ci témoigne avec brio de l'humour qu'évoque Olivier Lexa à propos des opéras de Cavalli, chez qui le dramma per musica n'est jamais très loin de la commedia dell'arte. En début de spectacle, Oristeo et Corinta viennent présenter aux spectateurs le canevas de l'intrigue. Au cours de celle-ci les chanteurs ne manqueront jamais de souligner, avec humour mais sans excès, les aspects comiques de leur personnage, à travers ces couples qui s'entrecroisent pour finalement se retrouver au lieto finale : les livrets italiens du XVIIème sont assurément aussi invraisemblables que ceux du XIXème siècle, mais à l'époque baroque on savait rendre le public complice de cette invraisemblance... Ils incarnent également avec esprit les interventions plus brutales des personnages populaires (le grivois soldat Erminio ou l'entreprenant jardinier Oresde) ou allégoriques (L'Intérêt, qui annonce avec cynisme qu'Amour est désormais guidé par l'argent...), qui décalent perpétuellement l'intrigue amoureuse vers la parodie. De ce point de vue le choix de la distribution s'avère particulièrement judicieux, chaque chanteur exprimant cet humour plus ou moins distancié à la fois dans ses gestes, mais aussi dans ses intonations.
Du point de vue des voix le plateau s'avère homogène et de bonne qualité. Côté féminin Aurora Tirotta (Diomeda, Amore) affiche un timbre légérement cuivré et bien stable. Ses malicieuses interventions dans le rôle d'Amour, paré d'ailes en plumes d'autruche, sont irrésistibles (en particulier la cynique proclamation Or chi argento non ha). Son duo avec Trasimede (Sperando me n'vo, au premier acte) est particulièrement réussi. Lucie Roche (Corinta) déploie des trésors d'énergie et d'ingéniosité pour reconquérir son cher Trasimede, comme elle nous l'avait promis lors de la présentation initiale du spectacle. Elle est armée d'une vaillante projection, et de beaux graves pour souligner son désarroi (Udite, amanti). Son duo avec Oristeo, qui lui prédit combien Amour est changeant (D'amor i contenti) est particulièrement expressif. Retenons aussi son hilarante incarnation de Penia à la recherche de l'Amour perdu, avec une bougie à la main (Dolce bambin vermiglio).
Mailys de Villoutreys prête sa voix nacrée au rude soudard Erminio, ce qui ajoute encore un peu plus au burlesque du personnage, surtout lorsque son propos est plutôt grivois (Non l'amerei mai piu). Autre chanteuse incarnant un rôle masculin (le vindicatif Euralio), Lise Vincel lui prête son timbre juvénile, relevé d'une pointe d'acidité qui en renforce la fraîcheur. On sent bien que malgré sa volonté d'en découdre avec l'assassin présumé de son père il n'éxecutera pas le bain de sang qu'il appelle de ses voeux...
Les chanteurs masculins apportent leur vaillante contribution à ce drame joyeux. Romain Dayez incarne un Oristeo empli de la noblesse de sa voix de baryton, bien stable sur toute l'étendue du registre. Son déguisement en jardinier, affublé d'une comique voix de fausset, donne lieu à de savoureux passages burlesques (Sospiro notte, e di). Son truculent compère Oresde (Pascal Bertin) nous fait pleurer de rire dans l'air Occhi belli, avec basson et guitare à ses côtés ! Soulignons la prestation toute en finesse de Zachary Wilder, Trasimede enjôleur virevoltant entre ses deux amours dans son habit à crevés, et qui retrouvera les bras de Corinta au final. La voix est chaleureuse, parsemée de beaux éclats veloutés, et la projection sans faille. Son intervention (Brama, lasciva) dans le rôle de l'Intérêt, faisant tournoyer dans sa main un coussin en forme de cœur, conclut le premier acte sur une note tout à fait burlesque.
Sous la direction de Jean-Marc Aymes, l'orchestre Concerto Soave s'affirme comme un personnage à part entière de cette désopilante comédie. Les sonores cornets à bouquin accompagnent brillamment les premiers échanges amoureux, parsemant ensuite l'intrigue de quelques éclats ironiques. La guitare ponctue régulièrement le rythme de la farce, tandis que la harpe souligne malicieusement les passages les plus élégiaques. Le continuo soutient pour sa part avec verve et obstination la dynamique théâtrale.
Le contenu et la forme de cette recréation ont toutefois appelé des commentaires acerbes de certains de nos éminents confrères musicologues, au motif qu'elle comporte des coupures assez importantes, le format originel en trois actes ayant été réduit à deux. N'ayant pas eu accès au livret originel, nous nous garderons de nous prononcer sur le bien-fondé et l'ampleur de ces coupures. On peut juste regretter, pour la bonne information du public, que la plaquette distribuée à l'occasion du spectacle ne fasse pas mention de ces coupures, ni de la révision de la partition.
Nous préférons pour notre part retenir l'initiative de cette recréation réussie tant au plan musical que théâtral, qui nous a permis de découvrir le charme tout vénitien de L'Oristeo. Dans l'attente d'une version plus complète de l'oeuvre sur une scène lyrique française, cette production fera date assurément par son incontestable qualité.

Publié le 21 mars 2016 par Bruno MAURY