Go from my window - Orlando Gibbons

Go from my window - Orlando Gibbons ©Arsenal/Cité musicale de Metz
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Si une fenêtre ouvre notre regard sur le monde environnant, elle délimite souvent notre champ de vision. La musique, quant à elle, peut l’emmener bien au-delà du cadre physique et géographique…

La Salle de l’Esplanade (Arsenal/Cité Musicale de Metz) forme l’huisserie de la fenêtre, grande ouverte. Assis confortablement, nous plongeons les yeux vers la scène caractérisant l’horizon aux tons mordorés et intimistes.
Le paysage immobile ne le reste pas longtemps puisque six musiciens entrent en scène. Les fidèles de l’Arsenal reconnaissent de suite François Joubert-Caillet accompagné de son ensemble l’Achéron, en résidence à la salle messine pour la seconde saison. Les musiciens nous ont, auparavant, ouverts le regard sur les Pièces favorites de Marin Marais, sur l’Orient avec le fabuleux voyage l’Orgue du Sultan. Ils aiment à nous faire voyager, à aller au-delà de nos visions quotidiennes.
Tel est le cas, ce soir, avec le concert proposé « Go from my window », Fantaisies d’Orlando Gibbons.

Né dans une famille d’illustres musiciens, Orlando Gibbons (1583-1625) laisse un riche héritage à la musique anglicane : de la musique de chambre pour claviers (clavecin, orgue, virginal : instrument de musique à clavier et à cordes pincées), des œuvres chorales (Full Anthem, motet entièrement polyphonique et Verse Anthem, motet mêlant plain-chant et polyphonie) ainsi que des pièces profanes. Son œuvre comporte également des pièces pour violes, dont vingt-huit fantaisies écrites pour deux à six parties dénommées « Consort de violesConsort of viols ».

Le consort (mot d’origine anglaise) est un ensemble instrumental formé soit d’instruments de la même famille et de tessitures différentes (luths, violes – whole consort : consort entier), soit d’instruments de familles différentes (broken consort : consort mêlé). Il se développe à partir de la fin du XVIème siècle jusqu’au début du XVIIème siècle. En Angleterre, l’ensemble de violes prend de l’essor avec le compositeur et violiste anglais Alfonso Ferrabosco (1575-1628). Le consort réunit, en général, deux dessus de viole, deux tailles (ténors de viole), une basse et une contrebasse (violone).

Ce soir, l’Achéron reprend un schéma quasi-identique (dessus, ténor, basse, contrebasse de viole) et y ajoute deux lyra-viol (petite basse de viole qui permet le jeu en accords). La lyra-viol était assez utilisée en Angleterre à la fin du XVIème siècle et au XVIIème siècle.
Parmi les plus grand luthiers anglais de l’époque, les noms de John Rose (père et fils, seconde moitié du XVIème s. et début XVIIème s.), Bolles (Vers 1620, Londres, « Faiseur» de violes), Barak Norman (ca. 1670 - ca. 1740) s’imposent. Il ne faut pas oublier le « stradivarius » de la viole, le luthier Henry Jaye (ca. 1610 - ca. 1667). Ses basses de viole sont dotées d’une large caisse de résonance dont la table d’harmonie est courbe grâce à l’assemblage de bandes de bois (bandes d’épicéa parallèles et pliées au fer). Il délaisse l’unique planche épaisse souvent employée.
D’ailleurs, les instruments que nous entendrons ce soir, sont des copies des violes de Jaye. Les reproductions ont été réalisées dans la plus grande authenticité par le luthier contemporain Arnaud Giral. Les violes sont proportionnées les unes aux autres : les deux dessus disposent de quarante centimètres de longueur vibrante, les ténors en ont soixante et la basse quatre-vingts cm. Le consort de violes se trouve harmonisé comme un orgue. C’est une première mondiale !

Doté de ces fabuleux instruments, l’Achéron nous fait découvrir des Fantaisies, une pavane et une gaillarde pour consort de violes d’Orlando Gibbons.
En musique, une fantaisie est une pièce instrumentale de forme assez libre et « proche de l’improvisation ». Liberté et rigueur cohabitent en toute harmonie dans la pièce. En Angleterre, les fantaisies sont dénommées Fancies.

La première fantaisie (Fantasia 39) est interprétée à six. Les violistes jouent avec assurance et guident notre regard vers le mystique, l’ésotérisme. Les textures se révèlent fraîches et diverses. L’équilibre entre chaque instrument est savamment dosé. Nous saisissons tous les méandres expressifs de la musique.
S’ensuit la Fantasia 1. Elle offre aux deux dessus, François Joubert-Caillet et Lucile Boulanger, un suave dialogue en canon. Les inflexions se rapprochent de la voix humaine, d’où cette douceur qui sied tant à la musique de chambre.
Puis, les Fantaisies 19 et 23 livrent un discours sombre et recueilli. Sarah van Oudenhove et Andreas Linos adoptent un ton plaintif en réponse à l’adjuration de François Joubert-Caillet mêlant des passages lents à d’autres plus rythmés.

L’«élévation » vers les cieux s’accomplit dans la communion des six violistes sur la Fantaisie 32. La richesse harmonique instaure une lecture virtuose de la pièce. L’émotion nous transcende. Nous sommes comme en état de suspension…
La pavane 41, au mouvement lent et binaire, apporte un caractère noble et grave. A tour de rôle, les violistes développent le thème principal pendant que les autres ornementent.
La Gaillard 42 (Gaillarde) succède à la pavane, comme établi dans les suites de danse. Son rythme ternaire contraste, il est vif et enjoué. Une sorte d’allégresse s’empare des musiciens et du public.

De nouveau, le recueillement s’impose par l’interprétation de la Fantasia 18. La basse de Sarah van Oudenhove et la lyra-viol de Marie-Suzanne de Loye donnent de la profondeur à la quête mystique.
Un duo répond de manière inspirée. La Fantasia 4 dévoile l’excellent jeu du ténor de viole, tenu par Claire Gobillard, dialoguant avec Andreas Linos.
Le concert se termine avec la fantaisie « Go from my window ». Cette dernière fantaisie est d’une époustouflante virtuosité. L’harmonie s’enrichit par autant de passages variés aux coups d’archets rapides que de lignes mélodiques distinctes et superposées (appelées contrepoint).

Sous la forme d’un consort de violes anglais, l’Achéron a livré, ce soir, une prestation toujours aussi séduisante. Il a su restituer, avec virtuosité, le souffle divin de la musique de Gibbons. Il a donné à la ligne instrumentale une profondeur unique fondée sur l’imitation de la voix humaine. D’ailleurs, saluons vivement les violistes qui ont su user avec finesse des gammes, des arpèges, des nuances et effets, etc.
L’Achéron a également soulevé le caractère complexe des pièces du maître, tantôt fuguées, tantôt écrites sur un délicat contrepoint, tantôt couvertes de lignes mélodiques.
La communion, ainsi installée dans la salle, a ouvert le regard bien au-delà de la fenêtre…



PS : Pour les personnes absentes, le regard peut s’ouvrir chez vous en vous procurant le CD Fancies for the viols – Orlando Gibbons enregistré par l’Achéron sous le label Ricercar/Outhere Music.



Publié le 27 oct. 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND