Orpheus - Telemann

Orpheus - Telemann ©Bjorn Comhaire
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Les goûts réunis de Telemann

Georg Philipp Telemann est une sorte d’autodidacte de la musique, qui apprit très jeune à jouer de différents instruments. Bien qu’issu d’une famille cultivée de Magdebourg, il a longtemps dû lutter, notamment contre sa mère, pour imposer sa carrière de compositeur et musicien. Compositeur précoce, il écrit à douze ans son premier opéra ! Il met à profit son séjour comme étudiant en droit à Leipzig pour former en 1702 un orchestre, le Collegium Musicum, rassemblant une quarantaine d’étudiants mélomanes (et qui sera ensuite repris par Jean-Sébastien Bach). Mais ses premiers succès excitent rapidement la jalousie du directeur musical de la ville, Johann Kuhnau (1660 – 1722), qui lui reproche ses compositions profanes. En 1705 il rejoint la cour de Sorau (actuelle Silésie), à l’invitation du comte Erdmann II von Promnitz. Il y découvre les partitions de Lully et Campra, dont le comte est un grand admirateur, mais aussi les musiques populaires de Pologne. Son séjour est cependant de courte durée, car les armées suédoises menacent la ville : Telemann gagne alors Eisenach et la cour du duc Jean-Guillaume, avec les fonctions de cantor et premier violon. En 1712 il devient directeur musical à Francfort - où il compose notamment La Pastorelle en musique, voir notre récente chronique). En 1721 il est nommé directeur musical à Hambourg, où il continuera de résider jusqu’à sa mort. Son influence musicale est considérable, et sa production pléthorique : plus de 600 pièces pour orchestre, plus de 1500 cantates d’église, plus de 40 Passions (!), 6 oratorios et une quarantaine d’opéras. Une grande partie de son œuvre est néanmoins perdue, mais des pièces en sont régulièrement redécouvertes. De son vivant, Telemann en assurait le succès en les éditant lui-même. Sa renommée dépassait largement les frontières du Saint-Empire, puisqu’il effectua un voyage triomphal à Paris en 1737-38, où il joua ses œuvres au Concert Spirituel.

Ses œuvres, et notamment ses opéras, sont marqués par une remarquable inventivité, sorte de synthèse originale et personnelle des courants musicaux de l’Europe de son temps : le soin tout germanique d’une orchestration dense et variée, le sens théâtral et la solennité de l’opéra français (dont il était un fin connaisseur mais aussi un grand admirateur : lors de son voyage à Paris, il avait été très impressionné par le Castor et Pollux de Rameau) et le foisonnement vocal de l’opera seria (si habilement manié par son ami et contemporain Haendel). Sans négliger, comme on l’a dit, les influences des musiques populaires. Pour ces raisons, Telemann est probablement le compositeur le plus européen de ce XVIIIème siècle.

Nous avons pourtant failli ne jamais entendre cet Orpheus, dont la partition, perdue, ne fut retrouvée qu’en 1978, pour une première recréation en 1990 à Magdebourg. D’abord créé en version de concert en 1726 sous le titre Die wunderbare Beständigkeit der Liebe oder Orpheus (La merveilleuse constance de l’amour ou Orphée), il fut repris dix ans plus tard dans le même théâtre Am Gänsemarkt en version scénique, sous un nouveau titre : Die rachberiege Liebe, oder Orasia, verwittwete Königin von Thracien (L’amour vengeur ou Orasie, reine veuve de Thrace). Ce second titre met davantage l’accent sur le personnage d’Orasie, central dans cette version de la célèbre intrigue mythologique. Le livret, d’un auteur anonyme (à moins qu’il ne s’agisse d’une adaptation de Telemann lui-même, qui maniait avec aisance le français et l’italien, et avait déjà adapté d’autres livrets français ?) est tiré d’un texte français écrit par Michel du Boullay, secrétaire du duc Philippe de Vendôme, pour un opéra en un prologue et trois actes de Louis Lully (1664 – 1734) : Orphée. Créée le 21 février 1690 à la salle du Palais Royal de l’Académie Royale de Musique, cette œuvre fut accueillie par les sifflets du public et ne resta pas à l’affiche.

A la différence du livret de du Boullay, dans lequel Orasie n’apparaît qu’au dernier acte pour déclencher les Bacchantes meurtrières d’Orphée, celle-ci joue ici un rôle central dès le premier acte, qui lui est largement consacré. Au début de l’acte, elle annonce à sa confidente Ismène son intention de se venger de l’amour d’Orphée pour sa rivale ; elle demande aux Furies d’envoyer des vipères dans les jardins où les Nymphes viennent cueillir des fleurs. Arrivé dans le jardin avec Eurimédès, Orphée se voit rappeler par la reine ses devoirs à la cour. Orphée, réticent, fait part à son ami de son intention de s’enfuir en Grèce. Survient Eurydice : les amoureux échangent des propos d’amour. La nymphe Céphise assiste à la mort d’Eurydice, mordue par un serpent. Orphée tente vainement de la ranimer puis s’évanouit. Eurimédès déclare alors son amour à Céphise, mais les nymphes souhaitent rester libres. Orphée appelle la mort, Eurimédès lui conseille plutôt d’aller arracher Eurydice à Pluton par le pouvoir de son chant. L’acte II se déroule aux Enfers. Pluton, assis sur son trône pour juger les âmes, entend au loin une agréable mélodie. Son serviteur Ascalax annonce qu’un étranger arrive, seul et sans armes, et qu’il est parvenu à séduire Cerbère et Charon. Face à Pluton, Orphée explique les raisons de sa venue. Emu, Pluton l’envoie vers Proserpine, auprès de qui se trouve Eurydice, et libère la troupe des Damnés. Asacalax arrive avec Eurydice voilée et énonce la condition mise par Pluton à leur départ : qu’Orphée ne la regarde pas avant d’avoir quitté les Enfers. Il leur apprend que la jalousie d’Orasie est la cause de la mort d’Eurydice. Sorti de la caverne, Orphée, qui n’entend plus Eurydice, l’appelle sans réponse. Il se retourne et voit alors Eurydice, tirée en arrière par les serviteurs de Pluton. Se précipitant vers elle, il est arrêté par ceux-ci qui lui barrent le chemin. A l’acte III, Orasie attend qu’Orphée revienne sans Eurydice. Elle accueille Orphée avec hypocrisie, mais celui-ci lui révèle qu’il sait qu’elle est responsable de la mort d’Eurydice et repousse ses avances. Orasie éclate de colère et crie vengeance. A la recherche de Céphise, Eurimédès aperçoit Orphée, perdu dans son chagrin. Mais celui-ci veut rester seul, il se débarrasse de ses lauriers et de sa lyre, et attend la mort qui lui permettra de rejoindre Eurydice. Mûrissant sa vengeance, Orasie demande à la Prêtresse de Bacchus et à ses suivantes de retrouver Orphée. Ces dernières, armées de bâtons ornés de lierre, assaillent Orphée, qui leur fait face stoïquement. La Prêtresse annonce la mort d’Orphée mais cette fin, loin de satisfaire Orasie, ne lui apporte qu’un nouveau tourment : les spectres d’Eurydice et Orphée lui apparaissent, et elle comprend qu’ils sont désormais unis dans la mort. Elle meurt à son tour, en espérant détourner Orphée d’Eurydice jusque dans les Enfers.

Rappelons que René Jacobs est un excellent connaisseur de cet opéra, qu’il a dirigé dès 1994 au Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck et au Deutsche Staatsoper de Berlin en 1996, puis enregistré chez Harmonia Mundi (1996, réédité en 2003), avec l’Akademie für Alte Musik Berlin. Il a fortement contribué à la diffusion de cette œuvre, qui témoigne avec brio de l’inventivité et du génie de Telemann en matière lyrique : un livret bâti avec soin, qui renforce le mythe originel sans le dénaturer ; un étonnant mélanges d’airs en allemand, en italien ou en français (notamment pour les chœurs), des formes musicales originales où les airs sont fortement liés aux récitatifs (comme dans l’opéra italien du XVIIème siècle ou dans l’opéra français), une orchestration soignée qui met en valeur les phases de l’action et les sentiments.

La version de concert annoncée est avantageusement mise en espace, grâce à quelques accessoires habilement choisis qui entrent efficacement en résonance avec les caractères des personnages et l’atmosphère des scènes : les robes précieuses et sophistiquées de la tourmentée Orasie, les chapeaux de paille qui soulignent le caractère champêtre du couple Céphise – Eurimédès, les larges lunettes de soleil qui dissimulent les visages de Pluton et d’Astanax aux Enfers… Les gestes et déplacements mettent à profit l’ensemble des dimensions de la scène. Soigneusement mis en regard de l’action du livret, ils animent avec force cette production. Signalons en particulier l’épisode de la mort d’Eurydice, d’effet particulièrement frappant.

Le plateau des chanteurs est homogène et d’un très bon niveau. Tous assument en outre une bonne expressivité gestuelle, qui concourt à la réussite de la mise en espace évoquée plus haut. Soprano aux couleurs mates qui accentuent la noirceur du rôle d’Orasie, Kateryna Kasper incarne son désespoir amoureux avec sensibilité (les lamentations du Wie hart ist mir das Schicksal doch qui ouvrent le premier acte, puis les mélismes émouvants du Lieben, und nicht geliebt seyn). Elle se montre aussi à l’aise dans l’aria di furore italien (Su, mio core, alla vendetta !), salué d’applaudissements, que dans le couplet français de l’avant-dernière scène de l’acte I (C’est ma plus chère envie), à la prononciation plus qu’honorable (et que l’on retrouvera avec plaisir dans l’air final Hélas, quels soupirs me répondent ?). Le grand air du début de l’acte III (Furcht und Hoffnung, Hass und Liebe), précédé d’un récitatif déclamé avec soin, s’achève sur un superbe final ; retenons encore son abattage dans l’aria italien Vieni, o sdegno, emporté par un implacable désir de vengeance. Tous deux lui vaudront des applaudissements bien mérités.

Face à cette rivale à l’impitoyable jalousie, la soprano Mirella Hagen prête son timbre cristallin à une Eurydice amoureuse et fragile, qui appelle d’emblée notre pitié, mais dont les apparitions sont finalement assez réduites. Après un duo plein de fraîcheur avec Orphée (Nichts kann mehr Vergnügen geben), sa mort soudaine constitue un épisode court et poignant, particulièrement réussi y compris au plan théâtral. Mentionnons aussi sa courte adresse de réjouissance à Orphée (Mit dir mich zu ergetzen), après l’annonce par Ascalax de la clémence de Pluton.


La mort d’Eurydice

Salomé Haller campe avec dignité et aplomb une Ismène au phrasé soigné, suivante toujours prompte à tenter d’apaiser son impitoyable reine. Nous avons aussi apprécié son air du début de l’acte III, Bitter und süß sind Rachgier und Liebe, enlevé avec panache. Dans le même acte, mais cette fois en prêtresse des Bacchantes, elle nous gratifie d’un époustouflant numéro scénique et vocal (Esprits de haine et de rage).

Toujours au registre des sopranos, Gunta Smirnova incarne avec grâce et aisance l’insouciante Céphise, qui se soucie fort peu d’avoir enflammé le cœur d’Eurimédès. Leurs scènes de badinage, qui surviennent comme en contrepoint juste après la mort soudaine d’Eurydice, constituent une belle trouvaille du livret (cet épisode n’existe pas dans la version initiale de Du Boullay), sans doute inspirée de la tradition vénitienne du double couple amoureux. La belle nymphe y repousse de ses éclats perlés goguenards (Ich weiß von keiner Liebe nicht) la fougueuse déclaration du confident d’Orphée, appuyée par les Nymphes qui proclament fièrement : N’aimons que la liberté !

Du côté des hommes, mention spéciale au ténor David Fischer pour son incarnation d’Eurimédès et pour l’ensemble de sa gestuelle, particulièrement développée et expressive (y compris dans les passages muets, comme lorsqu’il danse lors de l’air d’Orphée Chi stà in carte, ou lorsqu’il conduit Eurydice vers la coulisse après sa mort). Au plan vocal sa projection solide ne pâlit nullement face à celle, pourtant énergique, de son compagnon qu’il conseille avec fermeté dans la douleur. Il se montre tout aussi à l’aise dans les airs italiens de séduction ou de virtuosité qui justifient son emploi. Sa déclaration enflammée à Céphise (A l'incendio d'un occhio amoroso) nous vaut ainsi des ornements charmeurs, qui en soulignent avec malice le caractère quelque peu parodique. Et il révèle toute l’étendue de son registre dans l’avalanche de mélismes du décoiffant air des oiseaux (Augelletti, che cantate) du troisième acte.

Dans un tout autre registre, le baryton-basse Christian Immler est un Pluton magistral. Sa déclamation du début du troisième acte, au majestueux rythme pointé, animée d’une projection magnétique, est ponctuée par le chœur de ses serviteurs d’un terrifiant Zu den Waffen ! (Aux armes !). Retenons aussi sa tonnante proclamation de clémence (Ruhet, ihr Foltern gemarterter Seelen !), au terme des suppliques d’Orphée. A ses côtés, le contre-ténor Benno Schachtner (que nous avions croisé il y a quelques années déjà au Festival Haendel de Halle, voir notre chronique Sosarme) campe un Ascalax de luxe pour ce court rôle. La diction de ses récitatifs est particulièrement claire et précise, les aigus fusent avec un grand naturel dans son unique air (Was hilft's, von kurzer Freude sagen).

Héros malheureux de l’intrigue, l’Orphée du baryton-basse Kresimir Strazanac se montre à l’aise dans les nombreux airs, tour à tour italiens ou allemands, qui échoient au rôle principal. Nous avons d’emblée été séduits par les couleurs lumineuses de son premier air (Einsamkeit ist mein Vergnügen – La solitude est mon bonheur), et nous avons aussi particulièrement apprécié son expressivité dans sa dernière apparition, le grand arioso Hier sitz ich in der Einsamkeit (Me voici maintenant seul), d’une forme musicale particulièrement originale, avec plusieurs airs intercalés, qui témoigne là aussi du génie éclectique de Telemann.

Génie éclectique qu’il est bien difficile de résumer ici, tant les trouvailles abondent , souvent de manière inattendue : sinfonie çà et là, courts actes de ballets (notamment autour des Nymphes, à l’acte I), solos instrumentaux (de hautbois à l’acte II, ou de violon ou des cors à l’acte III),… La richesse et la variété de l’orchestration, exécutée avec une grande précision par le B’Rock Orchestra, fait écho à la diversité des airs dévolus aux solistes. Maîtrisant avec aplomb cet impétueux fleuve musical, le maestro René Jacobs en fait chatoyer à nos oreilles les couleurs sans cesse changeantes, tout en demeurant attentif à en maintenir le rythme principal. Mentionnons encore l’excellente qualité des choristes du B’Rock Vocal Consort, tout à fait à l’aise dans les nombreux chœurs, qu’ils soient chantés en français ou en allemand. Et saluons l’initiative de l’Atelier Lyrique de Tourcoing d’avoir inscrit cette production dans le cadre d’une saison musicale 2021/22 riche en concerts baroques de qualité !



Publié le 11 nov. 2021 par Bruno Maury