Ottone - Haendel

Ottone - Haendel ©Alciro Theodoro da Silva
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A la recherche de Teofane

Ottone se situe durant la période de la « Première Académie » où Haendel vole de succès en succès, grâce à ses habiles compositions soutenues par de prestigieux chanteurs. La création de l’œuvre en janvier 1723 au King’s Theater Haymarket de Londres coïncide avec les débuts de la carrière anglaise de la célèbre soprano Francesca Cuzzoni. Celle-ci incarne le rôle de Teofane ; elle demeurera dans la troupe de Haendel jusqu’en 1728, où son affrontement avec sa rivale Faustina Bordoni lui occasionnera une brève disgrâce. Durant cette période elle assurera pas moins de onze créations du Caro Sassone. Elle rejoint une troupe prestigieuse, qui comprend notamment le célèbre castrat Senesino (qui assure le rôle-titre) et la soprano Margherita Durastanti (Gismonda).

Le livret de Nicola Francesco Haym constitue une adaptation du texte écrit par Stefano Benedetto Pallavicino pour un opéra composé par Antonio Lotti en 1719 à l’occasion d’un mariage princier à Dresde. Il est probable que Haendel connaissait déjà l’opéra de Lotti, voire qu’il avait assisté à sa représentation à Dresde lors du séjour qu’il y avait fait au cours de la même année. Plusieurs des personnages sont empruntés à des sources historiques authentiques : l’empereur germanique Othon II (955 – 983) épousa la princesse byzantine Theophana en 972 ; le pirate Basilio (devenu Emireno dans le livret) deviendra un peu plus tard empereur de Byzance sous le nom de Basile II.

L’action, complexe, abonde en rebondissements et quiproquos plus ou moins vraisemblables, qui s’enchaînent jusqu’au lieto finale. Gismonda, veuve du tyran Berengario, et son fils Adelberto cherchent à se venger de l’empereur Ottone et à lui ravir le trône impérial. La princesse byzantine Teofane arrive pour rencontrer son futur époux, mais l’empereur Ottone est détenu par le pirate Emireno. Gismonda conseille à son fils d’usurper l’identité d’Ottone afin de se marier à Teofane. Mais celle-ci, qui a déjà vu un portrait de son fiancé, est dubitative : elle décide de différer son mariage. Ottone, qui est parvenu à s’enfuir, veut débarrasser Rome du pirate. Sa cousine Matilda, qui vient de le rejoindre, l’informe des troubles suscités à Rome par Gismonda. Ottone lui ordonne de se rendre à Rome avec ses soldats pour y restaurer l’ordre ; lui-même va se mettre à la recherche de Teofane, dont la venue lui a été confirmée. Alors qu’Adelberto s’apprête à convoler avec Teofane et à monter sur le trône avec elle, sa mère le prévient du retour d’Ottone. Teofane, perplexe, se demande qui est le véritable Ottone. Ottone capture Adelberto mais Matilda s’est éprise de lui : elle suggère à Gismonda de s’incliner devant Ottone et de lui demander la grâce pour son fils. La fière Gismonda refuse. Teofane et Ottone se croisent sans se reconnaître. Quand Matilda essaie en vain d’infléchir son frère en faveur d’Adelberto, Teofane qui les observe la prend pour une rivale auprès d’Ottone.

Prisonniers ensemble, Emireno et Adelberto parviennent à s’échapper. Matilda les recherche pour les aider. Ottone survient, toujours à la recherche de Teofane. Matilda s’interpose pour favoriser la fuite des prisonniers. Ottone l’écarte mais Teofane y voit la confirmation de ses soupçons sur Matilda. Adelberto découvre Teofane qui se cache, il l’entraîne dans leur fuite. Devant Ottone toujours à la recherche de Teofane, Matilda et Gismonda se réjouissent bien haut de la fuite des prisonniers. Confrontée au pirate Emireno, Teofane lui confirme qu’elle est bien la fille de l’empereur de Byzance. Emireno veut alors lui révéler son identité, mais Adelberto se méprend sur son geste et l’arrête. Ottone apprend de Matilda et Gismonda que les fugitifs ont enlevé Teofane. Mais Adelberto paraît bientôt devant elles, à nouveau prisonnier : Emireno a livré son comparse à Ottone, qui le condamne à mort. Matilda, outrée par la trahison d’Adelberto, demande que le prisonnier soit livré à sa vengeance. Mais face à lui ses sentiments prennent à nouveau le pas… Gismonda veut également tuer son fils qui a échoué mais elle retourne l’arme contre elle-même. Teofane survient, et prohibe toute violence le jour de son mariage, prônant la réconciliation générale. Emireno révèle alors qu’il est l’héritier de l’empire byzantin, et donc le frère de Teofane. Gismonda se repend de ses complots, Matilda et Adelberto se réconcilient et tous jurent leur fidélité à l’empereur.

Pour cette co-production avec le Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck, la metteuse en scène Anna Magdalena Fitzi a conçu une mise en scène assez dépouillée, qui puisse s’adapter à différentes salles. Celle utilisée pour la présente représentation se trouve dans la petite ville d’Einbeck, non loin de Göttingen. Il s’agit de la grande salle d’un petit musée de l’automobile aménagé dans une ancienne minoterie (dont le bâtiment de brique d’origine a été conservé) et dans lequel trône notamment une Dauphine Renault, témoin de la popularité de ce modèle à son époque au-delà des frontières hexagonales. Devant le mur du fond sont dressées trois grandes fenêtres et une porte, qui constituent autant de possibilités d’entrée ou de sortie pour les chanteurs. Une grande table, recouverte d’une nappe (qui permettra à des protagonistes de se dissimuler dessous au cours certaines scènes), occupe à peu près toute la largeur de la scène, avec un bar dans le coin droit et deux canapés à l’extrémité gauche. L’ensemble du décor suggère le hall d’un hôtel, alberga fatale dans laquelle va se dérouler l’ensemble de l’intrigue. Au fil des nombreux rebondissements qu’elle comporte, il va se révéler tout à fait approprié pour assurer de manière crédible le ballet incessant des différents protagonistes -qui arrivent tour à tour, chargés d’imposantes valises - de même que les apartés de ceux qui observent. Pour les costumes comme pour les décors Bettina Munzer mise sur le contraste entre le noir et le blanc ; les tenues intemporelles, blanc neige pour les chanteuses et d’une nuance crème pour les chanteurs, mettent élégamment en valeur les uns et les autres.

La mezzo Marie Seidler assure avec panache le rôle-titre. Son timbre est suffisamment mat pour la rendre crédible dans ce rôle impérial viril, qu’elle assume avec une grande expressivité corporelle ; les aigus sont d’une belle clarté (notamment dans l’invocation élégiaque Ritorna, o dolce amore) et le phrasé souple et fluide. Son air de bravoure Dell’onda, à la fin de l’acte I, montre ses capacités d’abattage, en particulier lors de la reprise qui redouble d’ornements. Mentionnons encore son poignant récitatif dramatique Io son tradito, face à son portrait et le Tanti affanni qui suit, sommets de la partition récompensés par de justes applaudissements. Saluons aussi son duo avec Teofane (A teneri affetti, juste avant le chœur final), charmant numéro vocal chanté debout sur la grande table de l’hôtel et chaudement applaudi.

La soprano Mariamielle Lamagat (Teofane) affiche de chaudes couleurs cuivrées, assez surprenantes dans ce registre. Elles confèrent au personnage l’émotion et la fragilité de la jeune fille amoureuse de son fiancé, prise dans une intrigue qu’elle va peu à peu découvrir. L’interrogatif Falsa immagine dégage ainsi beaucoup d’émotion, soulignée par les cordes grattées a mano du luth et du violoncelle. Sa présence scénique à la fois très forte et tout en retenue a d’emblée enchanté le public. Il en va de même dans le récitatif accompagné qui ouvre la seconde partie (O gratti orrori), suivi de l’air S’io dir potessi. Signalons encore l’air Benché mi sia crudele, lors de la scène où Emireno lui révèle leur lien familial. Son phrasé est agréable, et sa diction soignée.

Autre mezzo de la distribution, Valentina Stadler incarne Gismonda, vengeresse indomptable et mère intrigante qui pousse son fils aux pires turpitudes. Elle nous gratifie tout d’abord d’attaques fermes et incisives dans le Purchè regni, encadré par de vifs solos de hautbois. Autre air de fureur, le Trema tiranno (au troisième acte) est vigoureusement enlevé et salué par le public. Mais c’est dans un air maternel attendri, empli d’une chaleureuse douceur, le Vieni o figlio (au second acte), qu’elle se taille son plus beau succès, avec de longs aigus filés couronnés par les applaudissements.

Adelberto ballotté entre vengeance et séduction, le contre-ténor Nicholas Tamagna affiche un timbre au medium particulièrement agréable, projeté avec une égale souplesse sur toute l’étendue du registre. Sa ligne de chant est particulièrement soignée. Il se montre à l‘aise aussi bien dans les airs élégiaques (Bel labbro, formato) que dans les moments de fureur (Tu puoi strazziarmi, où les ornements tombent drus et sans effort, vivement applaudi) ou de désespoir (le poignant Lascia, che nel suo viro, que nous avons particulièrement apprécié). S’y ajoute une énergique expressivité corporelle, notamment dans les affrontements avec Ottone ou le pirate Emireno.

Ce dernier rôle est incarné avec beaucoup de prestance par le baryton Jerome Knox. Son premier air (Dal minacciar del vento) est chanté debout sur la table avec beaucoup de panache, même si la diction gagnerait à être davantage articulée. Retenons aussi ses graves chaleureux (et sa diction cette fois bien ferme) dans le No, non temere à la fin du troisième acte.

La mezzo Anna Starushkevych (Matilda) possède une voix très typée, dont les ornements évoquent davantage l’univers du bel canto. Son acidité nous a paru quelque peu excessive dans le Ah, tu non sai. En revanche sa prestation dans l’air de fureur All’orror d’un duolo eterno est tout à fait stupéfiante, s’achevant dans un impressionnant numéro théâtral où elle renverse les meubles et déchire la nappe, et sera largement applaudie. Mentionnons aussi son duo très réussi avec Gismonda (Notte cara), qui conclut avec brio le second acte.

Soulignons enfin l’originalité des choix instrumentaux effectués par l‘orchestre Academia La Chimera, placé sous la direction de Fabrizio Ventura. L’orchestration nous a semblée tout à la fois plus sobre et plus riche en reliefs que dans les interprétations habituelles des opéras du Caro Sassone. L’accompagnement fait étroitement corps avec la ligne de chant dont il rehausse l’expressivité, les quelques passages instrumentaux solos dans les airs (solos de hautbois, cordes grattées,…) se détachent avec clarté. L’orchestre est également très efficace dans les parties purement instrumentales, telles l’ouverture, ou l’agréable sinfonia qui précède le premier affrontement entre Ottone et Emireno à l’acte I. Une manière originale et séduisante de redécouvrir cet opéra assez rarement représenté du Caro Sassone.



Publié le 27 sept. 2021 par Bruno Maury