Ottone. G-F. Haendel

Ottone. G-F. Haendel ©Marina Somers
Afficher les détails
Etoiles haendéliennes, de Londres à Beaune

Ottone, rè di Germania est directement inspiré de Teofane, opéra d'Antonio Lotti sur un livret de Stefano Pallavicino, commandé à l'occasion des noces du prince électeur de Saxe avec l'archiduchesse Maria Josèphe d'Autriche en 1719. Il est probable que Haendel assista à une représentation de cette œuvre au cours de son séjour à Dresde durant cette même année. Il trouva à Dresde non seulement le livret d'un futur opéra, mais aussi trois chanteurs prestigieux qu'il engagea : Margherita Durastanti, le baryton-basse Giuseppe Boschi et surtout le célèbre castrat Senesino. Le Caro Sassone confia le remaniement du livret à Nicola Francesco Haym, et pour la création d'Ottone il fit venir du continent la célèbre Francesca Cuzzoni. La réputation soigneusement organisée (« people » comme on ne disait pas encore à l'époque...) de cette dernière précéda son arrivée à Londres : à bord du bateau qui l'amenait elle épousa le claveciniste Sandoni, qui lui avait été envoyé en émissaire. Et dans une indiscrétion calculée elle révéla à la presse le montant de son faramineux cachet, soit deux mille livres ! Les billets s'arrachèrent, et l’œuvre connut quatorze représentations au King's Theatre, avant de poursuivre sa carrière sur le continent, en Allemagne, et même à Paris en version de concert dans les salons de Pierre Crozat (elle était initialement prévue d'être représentée à l'Académie Royale de Musique). Elle fut reprise par Haendel fin 1723, puis en 1726, 1727 et 1733. Signe de l'engouement du public, elle fut même montée en 1734 par la compagnie concurrente de l'Opéra de la Noblesse, avec Farinelli dans le rôle d'Adalberto (qui ne chanta toutefois aucun des airs écrits pour le rôle, leur préférant des airs tirés d'autres opéras de Haendel : Partenope, Lotario, Riccardo !). La notion de droits d'auteur à l'époque baroque n'était décidément pas la même que de nos jours...

L'intrigue est fondée sur des faits historiques : l'empereur Othon II épousa en 972 la princesse byzantine Théophane, le pirate Emireno devint empereur à Byzance sous le nom de Basile II (v. 958-1025). Haym a abrégé l'intrigue, sans totalement sacrifier la caractérisation des personnages : on retrouve une mère (Gismonda) attentive aux ambitions de son fils (Adalberto), une amante (Teofane) en proie aux doutes et à la jalousie, une cousine (Matilda) bienveillante mais aussi mûe par la réalisation de son désir pour Adalberto. La naissance royale d'Emireno le pousse justement à cacher sa véritable identité, même lorsqu'il est menacé par Ottone, et ce dernier ne cesse, fort logiquement, de tenter de récupérer son trône et sa fiancée. Heureusement le lieto finale consacrera le bonheur de tous...

Le Festival de Beaune accueillait ce soir-là la production de Parnassus qui accompagne le lancement d'un nouvel enregistrement de cette œuvre, mais dans une distribution un peu différente, permettant de découvrir d'autres voix. Dans le rôle d'Adalberto le jeune contre-ténor anglais James Hall remplaçait Xavier Sabata, tandis que la soprano russe Dilyara Idrisova reprenait le rôle de la princesse Teofane, et la basse Luigi De Donato celui d'Emireno. La canicule régnant sur la cité bourguignonne comme sur les reste de la France a incité ce soir-là à un repli dans la basilique romane, à l'atmosphère normalement plus tempérée. La température ambiante a toutefois obligé les instrumentiste à un minutieux accordage avant de démarrer, tandis que les projecteurs ajoutaient irrémédiablement leurs calories à un air surchauffé. Nous étions donc malheureusement dans des conditions assez éloignées d'un idéal tempéré, malgré les efforts des organisateurs.

Emmené par la direction fougueuse et énergique de George Petrou, l'orchestre Il Pomo d'Oro a dès l'ouverture affiché l'agréable moëlleux de ses cordes, avec des attaques bien nettes (en particulier dans le second mouvement). Malgré les conditions encore une fois loin d'être idéales, il en ira de même tout au long de la représentation, avec en particulier un Concerto nerveux et suggestif au premier acte (pour évoquer l'affrontement, et nous transporter au campement d'Ottone et Emireno), et des duos bien rythmés au final du second acte (entre Matilda et Gismonda), et du troisième (entre Ottone et Teofane, juste avant le choeur). Il faut aussi souligner le théorbe délicat mais bien audible de Theodoros Kitsos, et de manière générale un accompagnement très attentif aux voix des différents interprètes, qui met en valeur inflexions et ornements.

Le plateau vocal n'avait pas grand-chose à envier à la prestigieuse distribution de la création, qui réunissait le grand Senesino dans le rôle-titre, la Cuzzoni dans celui de Teofane, et la Durastanti dans celui de Gismonda. Nous avons particulièrement aimé la Teofane fragile et émouvante de Dilyara Idrisova. Son timbre aux reflets mats, relevé d'une pointe d'acidité, est stable sur l'étendue du registre, avec de délicats aigus perlés à la projection assurée (Falsa immagine, et surtout l'émouvant Affanni dei pensieri au premier acte, les attaques incisives du Alla fama au second acte qui recueilleront de justes applaudissements). A la sensibilité vocale s'ajoute une réelle expressivité corporelle qui lui procure une indéniable présence scénique.

Ann Hallenberg a composé avec maestria le difficile personnage de Gismonda, à la fois usurpatrice intrigante et mère soucieuse du bonheur de son fils, reine altière qui se ralliera au final à la magnanimité d'Ottone. Elle en incarne tour à tour et avec une désarmante aisance les différentes facettes, affichant une réelle conviction tant dans les inflexions de sa voix que dans les expressions de son visage. Nous avons retrouvé là avec bonheur le sens théâtral accompli qu'elle avait manifesté dans son interprétation d'Irene (dans le Tamerlano enregistré à la Monnaie de Bruxelles - voir notre chronique : Alcina-Tamerlano). Au plan vocal, les attaques sont toujours bien nettes, et les aigus bien ronds : le Pensa ad amare, et plus encore le Vieni, o figlio aux ornements enchanteurs, seront chaleureusement acclamés, de même que les vertigineuses descentes du menaçant Trema (au troisième acte).

Peut-être incommodée par la chaleur, Anna Starushkevych ne nous a pas pleinement convaincue dans le rôle de Matilda. L'émotion exprimée est sincère, la voix aborde sans peine les ornements les plus difficiles (Diresti por cosi ?, Ah ! Tu non sai à la reprise bouleversante et longuement applaudi). Mais à d'autres moments (All 'orror, et surtout le Nel tuo sangue au troisième acte) les graves semblent manquer d'étoffe, et la projection de vaillance. Retenons toutefois le duo particulièrement réussi avec Gismonda au final de l'acte II (Notte cara), brillamment soutenu par l'orchestre.

Dans le rôle-titre Max Emanuel Cencic a abordé les deux airs du premier acte (Ritorna dolce moglie, Dell'onda) avec une extrême concentration, qui a mis en valeur sa technique impeccable et son phrasé fluide, mais un peu aux dépens de la spontanéité, et de la projection généreuse qu'on lui connaît. Il nous a en revanche gratifié de tous ses feux dans les deux actes suivants, qui lui en offrent des occasions répétées : un Doppo l'orrore dont les ornements dévalent sans peine dans de somptueux reflets d'airain, un brillant final pour couronner le Dove sei (à l'ouverture du troisième acte), et par-dessus tout l'inoubliable Tanti affanni où l'émotion perle à chaque note sans entacher le naturel du phrasé, au final d'apothéose, salué par de longs applaudissements bien mérités.

Nous avons découvert avec plaisir le jeune James Hall dans le rôle d'Adalberto Sa technique est incontestable, avec de beaux aigus filés dès le premier air (Bel labbro), et d’indéniables capacités d'abattage dans les morceaux de bravoure (Tu puoi straziarmi). Notons aussi sa réelle expressivité. Une projection un peu plus généreuse et des graves un peu plus étoffés devraient lui permettre de se hisser au niveau des plus grands contre-ténors du moment.

Enfin Luigi De Donato a incarné un Emireno à la projection impérieuse, aux accents formidablement sonores qui se répandent en de vigoureux ornements (Del minacciar del vento au premier acte, Le profonde vie au second, No, non temere au troisième ). Chacune de ses courtes apparitions a été saluée par un public conquis.



Publié le 14 juil. 2017 par Bruno Maury