Le palais enchanté - Rossi

Le palais enchanté - Rossi ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon
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Cauchemar enchanté au palais d'Atlante

Après le récent compte rendu dans ces colonnes de la répétition générale d'Il palazzo incantato de Luigi Rossi (1597-1653) sur un livret de Giulio Rospigliosi (1600-1669) tiré de l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto (1474-1533), voici les impressions que j'ai ressenties suite à la diffusion du spectacle en ligne sur le site de l'Opéra de Dijon (le spectacle vivant n'ayant pu avoir lieu aux dates prévues pour cause de pandémie). Je ne reviendrai plus sur les points développés par mon confrère pour me concentrer sur la mise en scène et les interprètes.

Le magicien Atlante a conçu un château enchanté dans lequel il enferme Ruggiero, un chevalier dont il fut le précepteur et qu'il veut protéger. Mais sa protection est rien moins que désintéressée et obéit à des buts moins avouables. Il attire d'abord Angelica qui, poursuivie par un Géant, trouve refuge au château puis Orlando qui veut porter secours à sa belle. C'est ensuite au tour de Bradamante, amante de Ruggiero, de faire son apparition. De fil en aiguille Atlante recrute aussi Sacripante et Ferraù, amoureux d'Angelica ainsi que le couple de Mandricardo et Doralice. Prasildo, Olimpia, Alceste, Fiordiligi sont aussi piégés dans le palais. Complètement confinés, les amants se cherchent en vain car le château est conçu comme un labyrinthe et est de plus constamment en évolution. En outre, l'incapacité de communiquer accroît l'inconfort de leur situation voire leur détresse. Tandis qu'au deuxième acte, les protagonistes errent sans cesse dans le palais-labyrinthe, le Maître du Haut Château, sorte de Deus ex machina, se repaît des émotions de ses invités-prisonniers. Bradamante, s'imaginant à tort trahie par Ruggiero qu'elle croit amoureux d'Angelica, le repousse violemment et tente même de le tuer. Ruggiero, aidé par Angelica, va convaincre Bradamante de sa constance tandis qu'Angelica à qui Atlante a prédit un bel amant, va partir sous la valeureuse escorte de ses chevaliers servants pour rejoindre le Cathay où elle épousera Medoro (épisode suivant chanté par l'Arioste dont Haydn tirera son ébouriffant Orlando paladino) tandis que le château perd de sa réalité et finit par se dissoudre. Après le cauchemar c'est le retour à la vie réelle. Finalement Loyauté et Valeur auront triomphé des manigances d'Atlante.

La mise en scène de Fabrice Murgia et la scénographie de Vincent Lemaire suivent fidèlement le livret. L'action est simplement transposée dans les temps modernes. Le château devient un lieu improbable, sorte de caravansérail miteux situé à proximité d'un aéroport dont on ne voit que des alignements de chambres ou des sous-sols crasseux, une salle d'où on peut voir les avions décoller et même une prison. L'influence du cinéma est notable et une des sources d'inspiration pourrait être, à mon avis, le film de Luis Bunuel, L'Ange exterminateur, qui traite un sujet voisin. Un anneau communiquant l'invisibilité d'une part, l'enfermement physique et moral des hôtes, une atmosphère onirique sont également des ingrédients classiques de l'Heroic Fantasy ou du cinéma fantastique. L'influence des soaps télévisés se lit également dans le découpage abrupt des scènes permettant de suivre plusieurs intrigues en même temps et cela grâce à une utilisation performante des éclairages et de la vidéo (Emily Brassier et Giacinto Caponio).

Les personnages du poème héroïque Orlando furioso ont perdu de leur superbe. La vaillante guerrière qu'était Bradamante a endossé la combinaison orange des prisonniers de droit commun aux Etats Unis d'Amérique. Le courageux chevalier Ruggiero qui a délivré Angelica, enchaînée sur un rocher, d'un terrible monstre marin, a eu des revers de fortune car il a revêtu l'uniforme d'un employé du service technique de l'hôtel. Angelica a par contre gardé son standing de princesse de Cathay et arbore une élégante robe de satin. Il en est de même d'Olimpia, de Fiordiligi et des autres Damigelle qui sont revêtues de tenues seyantes, de fourrures et de bottes (superbes costumes féminins de Clara Peluffo Valentini). Grâce à des fumées et autres artifices, certains passages étaient volontairement sibyllins et la mise en scène sollicitait l'imagination du spectateur. Mais cela ne voulait pas dire que les chanteurs fussent livrés à eux-mêmes, bien au contraire la direction d'acteurs était toujours optimale.

Après une courte introduction instrumentale, le Prologue débute avec Vaghi rivi, perché andate fuggitivi, un chant merveilleux entamé par Peinture et continué par Poésie, Musique et Magie. Cette mélodie, je l'entendis pour la première fois en 2003 jouée par l'Arpeggiata, l'ensemble dirigé par Christina Pluhar. Ce groupe me révéla la musique italienne du premier baroque qui est devenue désormais une passion. Place ensuite au recitar cantando soutenu par la basse continue qui constitue le cœur de l'opéra et qui permet à l'action de progresser. Sans transition le recitar cantando évolue généralement vers un arioso ou bien un air généralement très court accompagnés par l'orchestre, situation qui se répète dans la plupart des scènes. Chaque acte contient au moins un ou deux ensembles, duetto ou terzetto. Le terzetto Sacripante, Ferraù et Orlando (acte II, scène 6) est très spectaculaire. A l'acte III, le duetto entre Bradamante et Ruggiero, tout à fait remarquable, peut être considéré comme un des représentants les plus anciens et le prototype des duos d'amour qui vont proliférer dans l'opéra du 18ème siècle. Chaque acte se terminait par un ensemble réunissant tous les protagonistes. Chacun poussait sa chansonnette à la manière d'un vaudeville puis l'orchestre au complet et les chœurs intervenaient et l'acte s'achevait avec une suite de danses. Les trois finales constituaient donc un spectacle total à la gloire des quatre arts du Prologue. Je voudrais insister ici sur la qualité de la musique, la beauté des mélodies, la hardiesse de l'harmonie. Par exemple, la scène 13 s'achevait sur une pièce instrumentale contrapuntique jouée en petite formation par les flûtes et quelques cordes solistes. L'audace des harmonies, les dissonances donnaient à ce trop court morceau un son très moderne.

Deanna Breiwick incarnait Bradamante. D'emblée, on est saisi par l'énergie, le dynamisme de cette soprano américaine. Une voix au timbre corsé et légèrement acidulé, une remarquable intonation, des aigus impeccables étaient en accord avec le caractère de cette héroïne sans concession. Elle donna le meilleur d'elle-même dans son émouvant et troublant lamento de la scène 9 de l'acte II, Dove mi spingi, amore, dove, oimé, dove ? (Où me pousses-tu, amour ?). La guerrière veut alors tuer Ruggiero endormi mais émue par ce dernier sans défense, finit par renoncer à son projet. Le superbe chant (Chi vorrai mai seguace esser di tue bandiere, perfido amor fallace ?), est accompagné de sacqueboutes et de cornets.

Fabio Trümpy (Ruggiero) est bien connu des amateurs d'opéra baroque. Il avait magistralement campé le rôle titre dans El Prometeo d'Antonio Draghi (1634-1700) monté par Cappella Mediterranea en 2018. Sa prestation dans Il palazzo incantato est du même niveau. Le ténor suisse émeut par sa voix au timbre chaleureux. Cette dernière a une merveilleuse douceur dans les passages pianissimo comme dans son lamento déchirant à la scène 1 de l'acte II, Quella, che tua gia fù, piu tua non è (Celle qui fut tienne, ne t'appartient plus), ce qui ne l'empêche pas de manifester de la puissance quand il le faut. Excellent comédien, son visage exprime ce que la musique ne peut pas toujours montrer comme dans la scène 6 de l'acte I où il ne peut répondre aux avances d'Angelica.

Arianna Venditelli a été l'interprète inspirée du rôle d'Angelica qu'on croirait avoir été écrit pour elle. Son timbre de voix était somptueux dans tous les registres de sa tessiture. Cette soprano fascinante est en effet capable de chanter des notes graves avec facilité et puissance ce qui exalte son potentiel dramatique. Son chant était orné avec infiniment de musicalité, d'art et de délicatesse notamment dans son merveilleux solo de la scène 10 de l'acte II, Gentilissima imago, io non saprei giammai da' tuoi begli occhi, gli occhi ritrar où la princesse de Cathay tombe amoureuse du visage qu'Atlante lui montre.


© Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Mark Milhofer était Atlante, un rôle très exigeant vu que ce ténor chantait en permanence dans un registre très tendu mais toujours avec une intonation parfaite. J'étais impressionné par le timbre sombre de sa voix et ses aigus percutants, clairs et tranchants, si cet oxymore est possible. Son engagement toujours intense atteignait un climax lors de la scène 2 de l'acte III lorsque Atlante revêtait le costume de Ruggiero pour déstabiliser une fois de plus le couple reformé à grand peine de Ruggiero et Bradamante.

Oime, pieta ! Mercede ! Une femme hurle ! Olimpia propulsée dans le château fait une entrée fracassante et Lucia Martin-Carton, attributaire de ce rôle et de celui de La Musique, ne cessera pas d'étonner par la beauté de sa voix, la qualité de son chant et sa présence dramatique notamment dans la splendide scène 14 de l'acte I où elle chante un récitatif très expressif suivi par un arioso accompagné par un chœur envoûtant de huit nymphes, sommet poétique de l'acte. Double rôle (La Poésie, Fiordiligi) pour Gwendoline Blondeel (soprano). Cette jeune soprano au grand potentiel fit une entrée remarquée à l'acte I scène 10 avec un air ravissant, Se mi toglia mia sventura, dont les strophes étaient richement accompagnées par des flûtes aux belles couleurs qui révéla une voix claire, agile et sensuelle. Les dernières paroles de chaque strophe étaient répétées par la nymphe Echo de façon très poétique.

Triple rôle (Gradasso, Gigante et Sacripante) pour Grigory Soloviov qui impressionne par sa magnifique voix de basse profonde notamment dans le fantastique air de Gigante à la scène 12 de l'acte II, un des sommets du spectacle, Portalo che mi prende un immensa pietà del suo cordoglio (Portes-la lui car j'éprouve une immense pitié pour sa douleur) dans lequel Gigante manifeste son humanité. Ce passage me donne l'occasion de rendre hommage à la traduction de Jean-François Lattarico. Triple rôle également (Marfisa, Doralice et la Magia) pour Mariana Flores, particulièrement convaincante grâce à une prestation très engagée et à l'énorme qualité de son chant notamment dans son aria de la scène finale, Si tocchi tamburo, risuoni la tromba, truffée de vocalises triomphales et de suraigus redoutables.

Victor Sicard est un spécialiste du répertoire baroque mais ne dédaigne pas pour autant la mélodie française romantique ou symboliste. Sa voix ductile de baryton avait une généreuse projection ainsi que le timbre adéquat pour caractériser au mieux Orlando, le paladin vaillant dans ses combats mais malheureux en amour. Son intervention sur les mots, O donzella infelice, à la scène 1 de l'acte I était magique, émouvante et reste encore gravée dans ma mémoire. Les rôles de Ferraù et d'Astolfo étaient attribués à Valerio Contaldo, ténor bien connu à Dijon car il intervint dans La finta pazza de Sacrati. Excellent acteur et chanteur, il s'est imposé d'une voix aux belles couleurs en tant qu'Astolfo, le plus sage des paladins, dans un air superbe accompagné par un choeur de damigelle très séduisant (acte II, scène 13), Non tra fiori l'onor verace all'ombra giace.

Le paladin Alceste, amant malheureux, facilement reconnaissable par son allure baba-cool, était chanté par André Lacerda. Ce ténor impressionnait par sa belle voix claire parfaitement projetée et sa prestance. La scène 6 de l'acte III lui était confiée avec un monologue de type recitar cantando suivi par très bel arioso. Mandricardo était chanté par Alexander Miminoshvili (baryton-basse). Révélé au public versaillais par sa belle incarnation de Capitano dans La finta pazza, cet excellent chanteur russe intervenait au début de l'acte II à la recherche de sa compagne Fiordiligi. Son duo avec Sacripante (Grigory Soloviev), Ha lampi immortali, la vostra beltà (acte I, scène 13), était un des rares moments franchement comiques du spectacle.

Mention spéciale pour Kacper Szelazek dans le rôle de Prasildo et du Nain. Ce contre ténor était déjà brillamment intervenu dans La finta pazza à Dijon en 2019, et en tant que Tolomeo dans Giulio Cesare au Festival d’Ambronay 2019. Il s'est surpassé ici en raison de qualités vocales exceptionnelles: beauté du timbre, agilité de la voix, harmonie de la ligne de chant, pureté des aigus sans sacrifier le moins du monde à l'expression des sentiments et à l'émotion. Le passage le plus beau se trouve à la scène 12 de l'acte I où Prasildo chante un arioso bucolique, Non è pendice in questa selva (Il n'y a pas de pentes dans cette forêt), accompagné par les flûtes, les harpes, théorbes, la percussion et le chœur, moment magique s'il en est !

Une danseuse (Joy Alpuerto Ritter) et un danseur (Zora Snake) mystérieux sont présents sous des aspects très différents tout au long du spectacle. Ils ont régalé les spectateurs de superbes créations chorégraphiques notamment à la fin des actes I et III.

On ne saurait passer sous silence le chœur des nymphes au nombre de huit. Intervenant en petites formation (trios, duos) mais également en solistes, elles sont à l'origine des passages les plus enchanteurs de l'opéra. De nombreux chœurs mixtes ponctuent l'ensemble de l’œuvre mais sont surtout concentrés lors des finales d'actes. On ne peut que saluer ici l'excellence du puissant Chœur de l'Opéra de Dijon et d'un deuxième petit chœur formé avec six membres du Chœur de Chambre de Namur.

Enfin l'orchestre Capella Mediterranea dirigé par le magicien Leonardo Garcia Alarcon était du début à la fin du spectacle un enchantement. Cet ensemble à géométrie variable était réduit à une basse continue plus ou moins fournie pour accompagner le recitar cantando mais pouvait prendre la forme d'un grand orchestre lors des finales d'actes quand toutes les forces doivent être déployées. Les ressources de l'orchestre étaient mises à contribution de manière très diverse: deux flûtes à bec dans les passages bucoliques, sacqueboutes et cornets dans les passages solennels et surtout à la fin de l'acte II, cordes tour à tour moelleuses et incisives. Tous les dix instruments du continuo ressortaient de façon équilibrée et on peut pour une fois noter un avantage d'une retransmission sur le spectacle vivant, celui de mettre en évidence certains instruments délicats qui sont facilement étouffés en live. C'était le cas du théorbe de Quito Gato et de l'archiluth de Mathias Spaeter. Par contre l'orgue (Jacopo Raffaele) m'a semblé couvrir parfois les autres instruments du continuo. L'orchestration effectuée par Leonardo Garcia Alarcon était une merveille de sensibilité, de musicalité et d'intelligence et contribuait grandement au succès du spectacle.

Espérons maintenant que les forces exceptionnelles engagées dans cette production géniale pourront s'exprimer pleinement dans de futurs spectacles en présence du public et pourquoi pas dans un DVD.



Publié le 26 déc. 2020 par Pierre Benveniste