Passion selon Saint-Matthieu - J-S. Bach

Passion selon Saint-Matthieu - J-S. Bach ©Molina Visuals
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Sur les épaules de l'Evangéliste

Ce soir là le public se pressait nombreux dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie pour entendre une œuvre de circonstance pour un Vendredi saint : la Passion selon Saint-Matthieu. Elle avait été créée presque trois siècles plus tôt, un autre Vendredi saint, le 11 avril 1727 en l'église Saint-Thomas de Leipzig. Johann Sebastian Bach en était devenu maître de chapelle en 1723, et il le restera jusqu'à sa mort. A l'époque l'œuvre avait été donnée à l'office des vêpres, dans un format assez long puisqu'elle était entrecoupée d'une longue homélie entre les deux parties de l'oratorio, et accompagnée de motets et de chorals. Le format de l'oratorio lui-même est tout à fait comparable à celui d'un ouvrage lyrique ; ce qui permet à Bach qui n'a jamais composé d'opéra profane de montrer toute l'étendue de son génie musical, avec une orchestration dense et variée (lors de la création un orchestre et un chœur étaient placés dans chacune des deux tribunes de Saint-Thomas), de magnifiques chœurs mais aussi d'admirables airs solos pour les différents protagonistes. La richesse de la musique, la beauté du chant semblent compenser la nécessaire absence de mise en scène, pour mieux suggérer à l'auditeur, au croyant, les scènes de la passion du Christ.

Le livret de Picander offre un matériau assez théâtral, dans lequel l'Evangéliste est à la fois narrateur, mais aussi annonceur des interventions des protagonistes, et commentateur distancié des événements qui sont évoqués. Les chœurs sont pour leur part parfois totalement investis dans l'action, figurant des foules de l'époque du récit, et témoins prolixes de la foi chrétienne, en l’occurrence protestante.

Rôle exceptionnel par la fréquence et la durée de ses interventions, l'Evangéliste nécessite un interprète de premier plan. De fait, c'est un Evangéliste magistral qu'incarne ce soir-là Julian Prégardien. Certains se souviendront que le jeune ténor allemand nous avait régalé il y avait quelques années dans des emplois de haute-contre ramiste, comme en novembre 2014 dans le rôle-titre de Zaïs à Versailles, ou en juin 2015 dans le rôle du Renaud d'Armide à Nancy. On le retrouve ici en pleine maturité : les aigus n'ont rien perdu de leur souplesse, mais la projection semble avoir encore gagné en ampleur, et l'expressivité atteint des sommets d'intensité dramatique. Pendant toute la durée du concert, Julian Prégardien porte littéralement cette Passion sur ses épaules. De sa carrure trapue et nerveuse se dégage une énergie inébranlable, décuplant les émotions du récit, le menant tour à tour vers chaque protagoniste pour qu'il s'exprime, en nous régalant au passage d'airs magnifiques. Il est évidemment servi par une diction admirable dans sa langue maternelle, qui permet pleinement aux germanistes d'en suivre chaque parole. Son timbre s'adapte à chaque instant de cette Passion : lyrique pour évoquer l'Eucharistie (Er antwortete), poignant pour annoncer l'arrivée de Jésus dans les jardins de Gethsemane (O Schmerz et Ich will bei meinem Jesu wachen, aux aigus moirés de douleur, joliment relayés par le hautbois et l'orgue dans un moment magique d'émotion). Par sa puissance évocatrice il nous fait partager pleinement l'épisode dramatique du baiser de Judas, ou celui du reniement de Pierre, et nous déplorons avec lui la mort de Jésus au final.

Dans la redoutable partie d'alto, Benno Schachtner est l'autre grande révélation de cette Passion. Rarement présent en France, le jeune contre-ténor allemand a troqué la couleur chaleureuse et goguenarde que nous avions appréciée l'an denier dans son Sosarme de Haendel à Halle (voir notre chronique : Sosarme) pour un timbre diaphane, plus approprié à cet univers religieux, mais qui n'a rien perdu de ses attaques impérieuses. En début de seconde partie, les ornements du Ach, nun ist mein Jesu hin ! sont comme suspendus d'angoisse, et décuplent l'émotion de l'auditeur. Et son Erbarme dich est tout simplement d'anthologie, avec de déchirants aigus perlés, sur les attaques des violons emmenés de main de maître par le premier d'entre eux, Bernhard Forck (également Konzermeister de l'Akademie fur Alte Musik Berlin) : un très grand moment ! Mentionnons encore l'émouvant Ach Golgotha !, aux beaux ornements filés et d'une longueur de souffle impressionnante, ponctué par les cors.

Toujours chez les hommes, Johannes Weisser assume admirablement le rôle du Christ. La voix de basse est bien ronde, les graves chaleureux mais c'est surtout l'aisance dans les aigus qui surprend par son étendue et son naturel. Cette amplitude du registre est assurément le signe d'une grande voix. La haute stature physique de Weisser lui confère une majesté naturelle, une gravité qui nourrit son personnage et accompagne chacun de ses déplacements sur scène. On retiendra tout particulièrement, dans la seconde partie, le Komm, süsses Kreuz, relayé avec soin par le violoncelle, et le Mache dich, mein Herze, rein ! aux aigus souples et flamboyants soulignés par les violons. Autre basse au tempérament très différent, Jonathan de la Paz Zaens imprime une couleur solaire un peu inattendue à ses interventions, qui rappelle aimablement son origine philippine. Sa diction allemande est cependant très (presque trop) soignée. Il nous régale tour à tour d'un Gerne will ich mich bequemen aux beaux graves veloutés, puis d'un vaillant Gebt mir meinem Jesu wieder (dans la seconde partie).

Chez les femmes Sunhae Im nous a semblé un peu en retrait au début de sa prestation, peinant à dominer de sa voix les sonorités de l'orchestre. Son Ich will dir mein Herze schenken est toutefois émaillé d'aigus déchirants, soulignés avec brio par l'orgue. Et son duo avec Benno Schachtner au final de la première partie (So ist mein Jesu nun gefangen) est un pur moment de grâce : les deux timbres se mêlent admirablement dans de somptueux ornements filés où la douleur s'épanche, et qui seront rejoints par le chœur dans un éclatant ensemble ! De même dans la seconde partie son Aus Liebe will mein Heiland sterben, soutenu par des vents aux sonorités moelleuses à souhait, est un pur moment de bonheur. Des (trop ?) courtes interventions de Kristina Hammarström on retiendra le Können Tränen meiner Wangen où elle répand de son timbre cuivré la douceur d'une plainte implorante, avec une belle longueur de souffle.

Côté chœurs il est superfétatoire de souligner la technique impeccable du RIAS Kammerchor, aux attaques parfaitement maîtrisées et aux parties bien équilibrées. Chacune de ses interventions est un régal pour les oreilles, et porte sans faille tour à tour le climat dramatique du récit ou le touchant témoignage de la foi religieuse de l'assemblée. Côté orchestre l'Akademie für Alte Musik Berlin joue habilement de ses riches sonorités pour entretenir la tension dramatique tout au long de l'oratorio, soutenant avec complicité les différents solistes dans leurs arias comme dans les récitatifs. Seul le luth, naturellement assez discret, est un peu en retrait au niveau sonore : les dimensions de la salle auraient probablement justifié de doubler l'effectif, afin d'étoffer le continuo.

René Jacobs dirige cet impressionnant plateau avec le soin qu'on lui connaît, insufflant une inspiration qui ne faiblit à aucun moment, et faisant de cette production un moment mémorable, un véritable enchantement du Vendredi Saint.



Publié le 28 avr. 2017 par Bruno Maury