Passions sacrées - Jourdain

Passions sacrées - Jourdain ©Jeanne-Marie Boesch
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Bain de jouvence aux sources de l’oratorio

20 juillet 2021. Il est 21 heures 30. Les artistes se soumettent, une dernière fois, au rituel de la salutation puis quittent la scène. Malgré le déluge d’applaudissements qui ne parvient pas à les retenir. Notre voyage est bel et bien terminé. Un voyage aux sources de l’oratorio.

Tandis que les spectateurs baignent dans l’enthousiasme, la loge des artistes s’enflamme. Des cris. Des embrassades. Des congratulations démonstratives. Pas de doute : la 23ème Académie EEEMERGING+ est couronnée d’acclamations.

Reconnaissons-le humblement. C’est au Festival de Saintes que nous avons découvert l’existence de de ce programme créé, en 1993, à Ambronay. Un magnifique exemple de fertilisation croisée entre hauts-lieux de promotion de la musique baroque !

Cette Académie (EEE pour Emerging European Ensembles) vise un double objectif : valoriser un Jeune Ensemble tout en offrant l’opportunité à de jeunes artistes européens de faire fructifier leurs talents préalablement distingués par l’Association Européenne des Conservatoires (AEC). Depuis l’origine, plus de mille artistes, instrumentistes, chanteurs et danseurs l’ont fréquentée. Les plus grands chefs (de Paul Agnew à Jordi Savall pour ne citer que les extrémités de la table alphabétique) y ont partagé les « ficelles » de leur métier avec de jeunes espoirs qui, aujourd’hui, mènent une carrière internationale (de Leonardo Garcia Alarcón à Arianna Savall, selon la même règle de sélection nominative). Aujourd’hui, ce lieu de pédagogie s’impose comme une véritable pépinière dans laquelle forcissent les futurs promoteurs de la musique d’hier et de demain.

Cette année, Geoffroy Jourdain, le chevronné directeur musical des Cris de Paris, dirige dix instrumentistes et dix chanteurs. Pendant une quinzaine de jours, du 4 au 19 juillet 2021, ces jeunes pousses ont travaillé, sous sa direction, au programme dont ils nous ont gratifiés. L’ensemble Cantoria (quatuor vocal spécialisé dans le répertoire de l’âge d’or ibérique), en résidence au Centre Culturel de Rencontre (CCR) d’Ambronay, les a rejoint pour notre plus grand plaisir. La démonstration est faite : lorsqu’un ensemble fondé en 2016 et d’ores et déjà engagé dans une carrière internationale rencontre des instrumentistes et chanteurs au printemps de leur carrière, le résultat est enchanteur.

Tout au long du concert, des images se juxtaposent dans notre esprit pour figurer leur performance. Des voix en fusion qui se répandent sur les têtes grises, majoritaires dans le public. Des harmonies aux reflets de cristal. Une eau vive qui emporte de délicates lignes mélodiques. Une suite de tableaux aux mille nuances de couleurs. Des notes finement polies. Des corps articulés par les textes. Du grand art qui parle aux cœurs. Des solistes en représentation et un collectif chevillé qui nous transportent dans l’espace et le temps.


Exercices spirituels par Dom Eustache de S. Paul, 1640, Gallica, BNF

En substance, un chef d’œuvre en compagnonnage collectif qui se mue en exercice spirituel pour autant que les oreilles ne soient pas les seuls sens en éveil. Car, ne l’oublions pas, les œuvres inscrites au programme ne sont pas des pièces de concert mais de véritables instruments œuvrant à la « réformation des âmes ». C’est du moins ce qu’espère Dom Eustache de S. Paul (1573-1640) dans ses Exercices spirituels très efficaces pour retirer les âmes du péché et les avancer aux vertus chrétiennes et religieuses et à la parfaite union d’amour avec Dieu (1640). Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de l’ordre des Jésuites au service desquels entrera Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), en avait fixé les principes: « De même… que se promener, marcher et courir sont des exercices corporels, de même on appelle exercices spirituels toute manière de préparer et de disposer l’âme pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et, après les avoir écartés, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme » (première annotation des Exercices Spirituels, 1548). Philippe Néri (1515-1595) les pratiquera également dans ses « oratorio » (lieux de dévotion). Il y accordera une place croissante à la musique en considération de ses effets sur la communauté des orants. Dans la préface ouvrant le Teatro armonico spirituale di madrigali (1619) du musicien privé de l’Oratoire, Giovanni Francesco Anerio (1567 ?-1630), le compositeur romain Horazio Griffi (1566 ?-1624) en démonte les mécanismes : « pour attirer par une douce ruse les pécheurs aux exercices saints de l’Oratoire, (on y a) introduit la Musique en cherchant à ce qu’on chante des choses vulgaires (nota : communes, ordinaires) et dévotes, de façon à ce que les gens, attirés par le chant et par les paroles tendres, se montrent beaucoup plus disposées au profit spirituel ». Musique et exercices spirituels étant désormais intimement liés, le terme oratorio finit, au milieu du XVIIème siècle, par désigner également la composition musicale exécutée dans des lieux de prière et de méditation. Comme la chapelle du cardinal Antonio Barberini (1607-1671) que Luigi Rossi (1597-1653) fournit en partitions ou les réunions de l’Arciconfraternà del Santissomo Crocifisso (Confraternité du Très Saint Sacrement) qu’anime régulièrement Giacomo Carissimi (1605-1674).


Teatro armonico spirituale di madrigali, Giovanni Francesco Anerio, 1619, Gallica, BNF

A mi-chemin du XVIIème siècle, exercices spirituels et pleurs mystiques vont souvent de pair. D’ailleurs, pour le cardinal italien Robert Bellarmin (1542-1621), la spiritualité lacrymale relève des bonnes pratiques recommandées au chrétien : « si le Martyr verse son sang, le Pénitent répand des larmes » (Du gémissement de la Colombe ou du Bonheur des larmes, 1686). Autre adepte de la tradition religieuse des larmes, Fénelon (1651-1715) cite les figures édifiantes qui illustrent ce rapport qu’entretient le repentir avec le sanglot. Tel David qui « pleurait nuit et jour après son péché » ou « saint Pierre (qui) ne pouvait se consoler d’avoir abandonné son maître » (Sur la confession générale). D’ailleurs, aux lendemains du concile de Trente (1545-1563), les larmes de saint Pierre s’imposent rapidement comme l’image emblématique de la confession. Celle-là même que rejettent les Protestants qui considèrent le baptême comme le véritable sacrement de pénitence. La représentation du repentir de saint Pierre devient alors un acte militant que les artistes au service de la Contre-Réforme catholique poseront sous la forme de textes, de musiques et d’images. Parmi les premiers italiens, le poète Luigi Transilo (Le Lagrime di San Pietro, 1585), le musicien Orlando di Lasso (Lagrime di San Pietro, 1594) ou, plus tardivement, le peintre Gian Francesco Barbieri dit Le Guerchin (Saint Pierre pleurant devant la Vierge, 1647).

C’est précisément cette « spiritualité des larmes » qui constitue le point d’ancrage du programme de notre concert. D’abord, Luigi Rossi nous guide dans les méandres de l’introspection d’une âme pénitente tourmentée. Ensuite, Giacomo Carissimi nous fait partager les remords de Jephté, enferré dans un pari outrecuidant. Enfin, Marc-Antoine Charpentier recueillera les larmes d’un saint Pierre anéanti par sa triple trahison.

Spargete sosperi ! Comme le peccator pentito (pécheur repenti), nous avons d’abord répandu quelques soupirs au moment d’effectuer une recherche rapide en amont du concert. Certes, nous avions bien noté les doutes relatifs à l’attribution à Luigi Rossi de l’oratorio Un peccator pentito. Mais, hormis le style reconnaissable (disent les spécialistes), nous nous étions rapidement laissé convaincre par la concordance de deux autres éléments : Rossi était au service du cardinal Antonio Barberini entre 1641 et 1645, ce qui explique sans doute que le manuscrit de cet oratorio soit conservé dans le fond Barberini de la Bibliothèque du Vatican.

En revanche, en regroupant les deux pièces interprétées sous un même titre, le programme imprimé nous a contraint à des recherches complémentaires. Voici ce qu’elles nous ont appris. D’abord, qu’il existe deux partitions différentes portant le même titre : Un peccator pentito. De prime abord, elles se distinguent par leur incipit : Mi son fatto nemico il mondo e’l cielo (J’ai dressé contre moi le monde et le ciel) et Spargete sosperi. La seconde étant celle choisie par Geoffroy Jourdain. Ensuite, qu’Ancor satio non sei (N’es-tu pas encore rassasié) n’a pas de lien avec Un peccator pentito. Il s’agit d’Una Cantata morale per oratorio (cantate morale destinée à un oratoire). Manifestement, nous partagions notre méconnaissance avec une large part du public qui, comme nous, avons écouté ces deux pièces indépendantes comme s’il s’agissait d’un seul et même opus. D’autant que, pour le second, la confusion peut s’expliquer par une discographie muette à son sujet. De fait, le public présent ce soir-là à Saintes, a peut-être été le premier à le réentendre depuis longtemps.

Deux oratorio volgare (en langue « vulgaire », ici italienne) distincts. Mais puisés dans une même veine littéraire. Celle dans laquelle trempe la plume de Giovanni Lotti (1604-1686), un autre familier de la résidence Barberini. Dès l’ouverture instrumentale, les larmes s’écoulent des instruments, notamment de cette merveilleuse harpe et de la guitare baroque desquelles s’échappent des notes frêles et apeurées. Un à un, les autres instruments se joignent à la complainte. Le clavecin d’abord. Puis la flûte à bec. Avant que le flûtiste, soutenu par les cordes, n’interpelle l’auditoire. Spargete sospiri (Répandez vos soupirs), insiste Gabriel Belkheiri Garcia del Pozo. De crescendos en decrescendos, dans une parfaire maîtrise des nuances émotionnelles, pleurs et gémissements des voix et des instruments font chavirer les cœurs des auditeurs. Cette courbe d’intensité, une constante dans les moments dramatiques des trois oratorios, reproduit de façon réaliste les états discordants d’une âme en contrition. Le peccator pentito vient d’explorer les recoins troubles de sa propre culpabilité. Il prêche maintenant le mépris du monde.

Ce monde qui l’a induit en erreur et encouragé à pécher. Aussi interpelle-t-il celui qui se soumet à l’exercice spirituel : Ancor satio non sei (N’es-tu pas encore rassasié) ? L’entrée en scène des deux violons souligne la fragilité de ce secolo stolto (siècle insensé). Un siècle dont se moque un magnifique trio masculin avant que l’extraordinaire gravité abyssale de la voix de Valentin Miralles Guardiola n’entraîne celui qui lui reste attaché vers les profondeurs lugubres de l’enfer. Pas à pas, changeant sans cesse de combinaisons vocales, l’oratorio guide la méditation du pénitent. De répétitions en pauses dramatiques, la conscience chemine entre aveu de culpabilité et espoir de rédemption. Jusqu’à cet aria final qui recommande que ogni mortale a procacciarsi impari le dolcezze immortal dai flutti amari (chaque mortel apprenne à distinguer les douceurs immortelles des flots de l’amertume). Avec une chaste élégance mélodique, Rossi parle ici le langage de vérité de l’émotion. Avec leur généreuse expressivité, les jeunes interprètes nous ont dévoilé une merveilleuse poétique de l’intime.

Les deux oratorios suivants sont de nature différente. Autant le texte de Lotti mis en musique par Rossi relève de l’introspection, autant les opus de Carissimi et de Charpentier appartiennent à la catégorie des récits édifiants. Afin de marquer la césure, Geoffroy Jourdain a réservé au public une surprise. Avec ses instrumentistes, il interprète une sonate (croyons-nous) du violoniste Baggio Marini (1594-1663). Sans doute extrait de son recueil de Sonate, Symphonie… e retornelli (1626), l’exécution enchante par la finesse des coups d’archets et le tempo dansant dicté par la guitare. De plus, de petits jeux d’écho amusés apportent un caractère plaisant à ce délicieux intermède musical. Dans un finale envoûtant, le pincé expert du harpiste Vincent Kibildis délivre une mélodie aux tonalités suaves qui replongent l’auditoire dans l’atmosphère d’un oratoire.

Peut-être même d’une église. Car, depuis Rossi, l’oratorio confine à la liturgie, s’élevant quelquefois au rang d’auxiliaire du prédicateur. Comme le raconte le gambiste André Maugars (1580-1645) qui, le vendredi saint de 1639, assiste à une séance d’oratorio dans une église de Rome : « Il y a une sorte de musique, qui n’est point du tout en usage en France,… qui s’appelle style récitatif. Cette admirable et ravissante musique ne se fait que les vendredis de carême, depuis 3 heures jusqu’à 6… Aux deux côtés de l’église, il y a encore deux… petites tribunes, où étaient les plus excellents de la musique instrumentale… Les voix après chantaient une Histoire du vieil testament en forme de comédie spirituelle…Chaque chantre représentait un personnage de l’Histoire et exprimait parfaitement bien l’énergie des paroles. Ensuite, un des plus célèbres prédicateurs faisait l’exhortation… Je ne saurai louer assez cette musique récitative, il faut l’avoir entendue sur les lieux pour bien juger de son mérite ».

Venait-il d’entendre une composition de Giacomo Carissimi ? Nul ne le sait. En revanche, à ce moment-là, ce compositeur bénéficiait déjà d’une solide réputation. Homme modeste (il renonce à succéder à Claudio Monteverdi) mais compositeur de génie, il exerce, de 1629 à sa mort, les fonctions de maestro di cappella du Collegium Germanicum Hungaricum dirigé par les jésuites de Rome. Il collabore également avec divers Oratoires romains. Particulièrement celui du Santissimo Crucifisso qui pratique ses dévotions en l’église San Marcello de Rome. Considéré, en France, comme « le Maître de Musique d’Italie le plus estimé » (Mercure Galant, mars 1688), son modèle d’oratorio sera diffusé dans toute l’Europe par ses disciples. Parmi eux, Marc-Antoine Charpentier pour la France et Christoph Bernhard (1628-1692) ou Johann Kaspar Kerll (1627-1693) pour l’espace germanique.

C’est vers 1649 qu’il compose son Historia di Jephte. Probablement celle dans laquelle il finalise le patron de référence de ce genre musical qu’il ne cessera ensuite de perfectionner. Son sujet est emprunté au Livre des Juges (11, 28-38) de l’Ancien Testament. Mais le texte biblique est ici librement adapté, notamment en l’étoffant d’effets dramatiques quasi opératiques. En voici l’essentiel du synopsis. Jephté, appelé à conduire l’armée d’Israël contre les Ammonites, fait un vœu à Dieu : s’il lui accorde la victoire, il lui offrira en sacrifice le premier de ses proches qu’il rencontrera. Vainqueur, sa fille unique court à sa rencontre. Terrassé, Jephté lui révèle sa promesse et lui demande de se retirer avant d’être offerte en sacrifice. Dans une conclusion empreinte d’émotion, elle pleure de devoir mourir ainsi sans descendance.


Abbaye aux Dames. Saintes

L’exercice spirituel guidé par Carissimi procède en six étapes.

Dans un recitativo secco (récitatif avec accompagnement instrumental minimal) aux accents évocateurs de la narration de l’Evangéliste dans les Passions de ce temps, l’historicus (le narrateur) indique aux auditeurs les éléments de contexte. La négociation avec les Ammonites ayant échoué, Jephté, le commandant des troupes d’Israël, profère son serment en direction du ciel sur une longue ligne mélodique ascendante. Jusqu’à sa chute sur le mot holocaustum. Dès les premières mesures, notre attention est donc dirigée vers le nœud dramatique du récit.

Dans un épisode hautement expressif, la musique picturale de Carissimi caractérise maintenant les différents épisodes de la bataille engagée contre les troupes Ammonites, jusqu’à leur écrasement. S’il confie toujours au narrateur le soin de conduire le récit, notons que celui-ci quitte le costume strict de l’Evangéliste pour se glisser dans des combinaisons vocales changeantes (en solo, duo ou trio). Découpant ce chapitre en six séquences, le compositeur enveloppe d’un affect singulier chacune des phases de l’affrontement. D’abord, débordant d’esprit combatif, le chœur galvanise la marche de l’armée d’Israël vers le champ de bataille. L’ouverture martiale adopte le mode homorythmique. Mais la séquence s’achève dans une polyphonie exaltée par l’annonce du combat (pugnaret contra eos). Le narrateur, représenté ici par un duo, fait sonner les trompettes et les tambours pour donner le signal de l’assaut. Aussitôt, dans un stile agitato monteverdien, la basse invective l’ennemi, bientôt suivi par le chœur dont l’ardeur belliqueuse met en fuite les adversaires. La conjonction d’un tempo accéléré et d’une coulée de voyelle « i » (Fugite, cedite, impii, corruite/ Fuyez, reculez, impies, effondrez-vous) aiguise finement le tranchant des voix. Dans le calme revenu, le narrateur (solo) déclare hardiment Jephté vainqueur puis se convertit en trio pour constater gravement la défaite de l’ennemi.

Le narrateur nous transporte maintenant dans la maison du vainqueur. La joie y règne, à l’image de ce praecinebat (chantait) emporté par une vocalise aérienne et enjouée. Dans ce chapitre, le compositeur met en place un mécanisme d’amplification dans la mesure où certains passages chantés par la soprano sont prolongés par le chœur. Une sorte de parallélisme des formes qui s’applique à une partie du texte sans pour autant l’imposer aux lignes mélodiques. Dans le rôle de la fille de Jephté, Inès Alonso Botella est confondante. Avec grâce et enthousiasme, elle incarne à merveille cette jeune fille lumineuse qui se porte à la rencontre du vainqueur. Sa large tessiture ne craint ni les graves, ni les aigus. Par ailleurs, sa maîtrise parfaite des nuances parvient à caractériser les deux destinataires de son chant de victoire : le triomphant général des troupes d’Israël et le majestueux belli Principem (Dieu, le Maître de la guerre) qui a favorisé son camp. Précisément les deux personnages dont le pacte lui sera fatal. Dans le chœur final, leur image est renvoyée comme par effet de miroir, les graves réfléchissant les aigus du chœur. Cet hymne est couronné par un victoriam enveloppé de solennité.

Un court passage instrumental interprété à la harpe annonce le coup de théâtre. Jephté aperçoit sa fille et se souvient de son pacte. Dans une adresse déchirante, il convoque Dieu pour l’accuser de trahison. Sa fille s’étonne. Il lui détaille la promesse qu’il avait faite en cas de victoire. Sans protester, elle se soumet à la double volonté paternelle et divine. La fille de Jephté, image féminisée du Christ ? Cet épisode constitue probablement le cœur de l’exercice spirituel. Ce moment clé où le pénitent apprend « à bien mourir en (lui-même) et vivre par grâce en Jésus », comme l’explique Dom Eustache de Saint Paul. Et c’est bien la perspective de la mort qui imprègne ce dialogue douloureux entre un père et sa fille. Le débit est lent afin qu’aucun mot n’échappe à l’auditoire. De profonds silences scandent le propos et les courbes d’intensité adoptent l’inflexion des sanglots. Le continuo, austère et fiévreux, installe une atmosphère lugubre. Jusqu’au tremblement du decepta es (tu as été leurrée) secouant l’orgueilleux Jephté pris au piège de sa négociation avec Dieu.

Ainsi s’achève le processus rationnel qui sous-tend le projet d’édification morale. Mais il reste à gagner la bataille des affects. Celle-ci se déroulera sur la ligne de partage où la mystique sacrée et la sensualité profane se confondent. Car la portée théologique du récit ne doit pas occulter l’acuité du drame humain qui se déroule sous nos yeux.

Finalement, la fille de Jephté obtient un sursis avant l’holocauste. Un quatuor de narrateurs annonce qu’elle se retire dans les montagnes où elle plorabat cum sodalibus virginitatem suam (pleurait sa virginité avec ses compagnes). Dans une longue élégie, elle invoque la Nature qui l’environne et implore sa commisération : Plorate colles, dolete montes (Pleurez collines, affligez-vous, montagnes). Pour l’auditeur contemporain de Carissimi, la matière littéraire de sa complainte est familière et l’intervention d’Echo n’a rien de surprenant. Car l’auteur anonyme du texte de l’Historia y transpose purement et simplement les topos de la poésie des amants éconduits poussés au désespoir. Comme dans les airs sérieux qu’il goûte dans les salons, la Nature agit ici en confidente de celle qui est condamnée. De même, la nymphe Echo lui témoigne de la compassion en réverbérant les mots qui extériorisent son tourment (ululate/ hurlez et lacrimate/ pleurez). Un Echo peu réaliste, cependant, car deux chanteuses peu éloignées de la scène imitent le chant de la soliste plus qu’ils ne le réfléchissent. En revanche, Inès Alonso Botella fait ici, une nouvelle fois, la démonstration de son sens aigu du tragique et de sa traduction vocale.

Déjà du vivant de Carissimi, le chœur final couronnant l’oratorio était considéré comme un chef d’œuvre de l’art polyphonique. Ainsi, en 1650, le musicologue jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) en retranscrit la partition intégrale au Livre VII de son Musurgia Universalis. Elle est précédée d’un texte dans lequel l’encyclopédiste désigne ce mouvement comme emblématique de la musique dramatique (patheticae musicae specimen) et salue l’habileté du compositeur «  à orienter l’esprit des auditeurs vers l’émotion de son choix ». Il est vrai que la gravité onctueuse avec laquelle le chœur s’approprie une partie du texte précédent nous plonge dans une forme d’extase. Ce requiem profane embaume soudain l’abbatiale d’une essence dont la note de fond exhale une sensualité douloureuse. Un lamento saisissant aux dissonances légèrement épicées dont l’harmonie est ciselée avec tendresse et application par nos jeunes interprètes. Plus particulièrement ce lamentamini (lamentez-vous) poignant qui fige la communauté des spectateurs. Il n’est donc pas surprenant que, à l’heure du bis, la reprise de ce chœur ait soulevé l’enthousiasme général.


Musurgia Universalis, Athanasius Kircher, 1650, page 604, Gallica, BNF

Une vingtaine d’années plus tard, l’un des disciples de Carissimi se souvient toujours de ses enseignements. En effet, dans son oratorio inspiré d’un épisode du récit de la Passion du Christ, Marc-Antoine Charpentier s’inscrit dans le prolongement des Historiae de son maître tout en apportant sa contribution au processus de maturation de ce genre musical. Un genre qui correspond de plus en plus à la définition qu’en donne Sébastien de Brossard (1655-1730) dans son Dictionnaire de Musique (1703) : « C’est une espèce d’Opéra spirituel ou un tissu de Dialogues, de Récits, de Duos, de Trios, de Ritornelles, de Grands Chœurs, etc… La Musique en doit être enrichie de tout ce que l’art a de plus fin et de plus recherché. Les paroles sont presque toujours Latines et tirées de l’ordinaire de l’Ecriture Sainte ». Le même Sébastien de Brossard grâce auquel nous disposons d’une partition manuscrite originale du Reniement de Saint-Pierre H 424 de Charpentier, conservée à la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Elle porte, de la main du musicien-collectionneur, la mention suivante : « C’est une histoire ou un oratorio à l’italienne du reniement et du repentir de Saint Pierre à 5 voix CCATB cum organo ».

Ce « chef d’œuvre d’intériorité, de prière continue » (Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Fayard, 2004) prend appui sur un texte résultant d’une compilation des passages des quatre Evangiles évoquant l’épisode durant lequel l’apôtre Pierre nie, à trois reprises, être le disciple de Jésus. Cette thématique peut nous paraître anecdotique. Au milieu du XVIIème siècle, elle enflamme pourtant les esprits. En témoignent les fulminations de Léonard de Marandé (actif de 1624 à 1670) dans sa Response à l’escrit que M. Arnauld a fait présenter aux Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie (1655). A la source de la polémique : la doctrine de la grâce. Simplifions les enjeux. Pour les jansénistes, dont Antoine Arnauld (1612-1694) est le porte-parole, seule la grâce divine (accordée ou refusée d’avance en vertu d’une prédestination) a le pouvoir de sauver l’âme d’un nombre limité de pécheurs. Pierre ne serait donc pas du nombre car Dieu ne lui avait manifestement pas accordé « la grâce sans laquelle on ne peut rien ». Pour les Jésuites, au contraire, chaque homme est doté d’un libre arbitre. S’il peut céder à la tentation, la confession fréquente constitue, pour lui, le moteur de son progrès spirituel. A l’image de saint Pierre que Dieu a délaissé (« contre son gré », précise Léonard de Marandé) pour lui permettre de prendre conscience « de la vanterie et de la présomption de soy-même ». Après quoi il pourra être rendu « plus sage et plus humble à l’avenir ».

C’est dans ce contexte de disputes théologiques que nous devons replacer notre petit « opéra spirituel ». De toute évidence, il s’inscrivait dans un parcours spirituel comportant, très probablement, d’autres étapes. Car, s’il se limite à représenter l’épisode de la trahison de Pierre, il laisse le soin au prédicateur de développer l’enseignement moral qu’il convient d’en tirer.

Sur le plan musical, l’influence de Carissimi semble se manifester sur deux plans. D’abord, le traitement de l’historicus dont le rôle de narrateur est réparti entre un soliste, un petit ensemble de voix ou le chœur. De même, le chœur conclusif semble pétri dans la même pâte que le finale de Jephté. Un oratorio que Charpentier connaît sur le bout des doigts pour l’avoir intégralement recopié. En revanche, l’écriture musicale est sobre et en parfaite communion avec le texte. De même, la basse continue est confiée à l’orgue dans le manuscrit original (mais conçue en version concertante à Saintes). Une économie de moyens et des caractéristiques stylistiques qui évoquent davantage les Passions de Heinrich Schütz (1585-1672). Lors de son voyage initiatique en Italie, Charpentier aurait-il enrichi sa culture musicale au contact de Christoph Bernhard, élève de Schütz, également disciple de Carissimi ?

Une brève sinfonia instrumentale, étrangère (à notre connaissance) à la partition originale, plonge le public de Saintes dans l’atmosphère des Passions. Son attention étant fixée, le récit peut débuter.

Charpentier procède en quatre étapes qui se résolvent dans un chœur final nous entraînant au zénith de l’émotion.

Dans un premier chapitre, le narrateur (le chœur) nous projette sur le lieu fondateur du sacrement de l’Eucharistie. Avant de se diriger, avec ses disciples, vers le Mont des Oliviers, Jésus y partage son corps et son sang. Pour décrire la Cène, Charpentier adopte le mode homorythmique qui convient pour marquer l’unité spirituelle qui soude alors les disciples autour de Jésus. Le texte est prononcé sur le tempo lent et la tonalité révérencieuse d’un Ave verum corpus rituellement chanté au moment de l’élévation. Pourquoi Charpentier a-t-il ouvert son oratorio par l’évocation de la Cène? Peut-être pour assurer une forme de transition avec une étape précédente du cheminement spirituel construit à l’intention de la pieuse assemblée réunie, durant la Semaine Sainte, autour de Marie de Guise (1615-1680) ? Ou bien tenait-il à affirmer l’importance capitale de ce sacrement alors même que les jansénistes le questionnent (Antoine Arnauld, De la Fréquente Communion, 1643) tandis que les Réformés le vident de sa substance par leur refus de la transsubstantiation (la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ). Ce chœur s’anime soudain pour annoncer la prise de parole de Jésus.

Le second tableau se déroule sur le Mont des Oliviers. Il a pour thème le péché d’orgueil « tant la passion de la vaine gloire troublait encore l’esprit de ces disciples » (Léonard de Marandé). Dans un arioso baigné de mélancolie et de tendresse, sur un ton paisible ponctué par de brèves ritournelles instrumentales, Jésus les prévient qu’ils courent le risque d’être condamnés pour l’avoir suivi. Afin de les convaincre, Marco Angioloni emploie l’image du berger frappé dont le troupeau est dispersé. Cette allégorie est animée par une écriture musicale d’une grande noblesse et néanmoins expressive, faite de répétions (percutiam pastore) pour imiter la bastonnade et une vocalise tourmentée sur dispergentur figurant l’éparpillement du troupeau. A trois reprises, les disciples vont assurer à Jésus que, s’il devait mourir, ils mourraient avec lui. D’abord Pierre qui assure que non te negabo (je ne te renierai pas). Gabriel Belkheiri Garzia del Pozo ajoute le geste à la parole, l’un et l’autre de façon théâtrale. Posément, Jésus le prévient qu’il ne tiendra pas sa promesse. Offusqué, Pierre réaffirme sa détermination. Aussitôt, le narrateur (le chœur) le conforte par une troisième promesse. Celle du groupe des disciples qui jure, dans un passage contrapunctique foisonnant et rayonnant d’orgueil, que non te negabimus (nous ne te renierons pas). Mais une agitation croissante saisit le groupe à l’approche du danger, attisée par la multiplication des répétitions et l’accélération du tempo.

Dans le récit de l’arrestation de Jésus, deux récitatifs confiés au narrateur (soliste) encadrent un arioso dans lequel Jésus appelle Pierre au calme et lui rappelle la mission qu’il doit remplir. L’art de la narration de Ilia Mazurov parvient à transformer le texte en images, particulièrement lorsqu’il attise la ruée de la bande armée sur Jésus (vocalise sur irruerunt) ou qu’il représente la fuite éperdue des disciples, chassés par un souffle de double croches (fugerunt). L’expressivité de la narration contraste avec la douceur du propos de Jésus. Il s’en dégage cette représentation du Christ caractéristique de l’époque : un Christ proche, bienveillant et qui calme l’angoisse des pécheurs qui n’ignorent pas qu’il vaincra finalement la mort.

S’ouvre maintenant la scène de la trahison de Pierre. En miroir des trois non negabimus (nous ne te renierons pas), Charpentier met en scène les trois non novi hominem (je ne connais pas cet homme). Confronté successivement à trois témoins qui l’ont aperçu en présence de Jésus, il nie farouchement, à grands renforts de non assénés nerveusement. Les échanges sont serrés. L’atmosphère dramatique. Le chœur, désolé par cet abandon, poursuit cependant le récit. Confronté maintenant au trio des témoins, Pierre persiste. Aucun n’écoute l’autre car toutes les lignes mélodiques s’emmêlent dans un savant cafouillage. Jusqu’à cette dernière négation à laquelle le chœur fait écho dans un affligé Et continuo gallus cantavit (Et aussitôt le coq chanta).

Le chœur final comporte une double dimension. D’un côté, le narrateur (le chœur) poursuit le récit. Jésus regarde Pierre. Et Pierre se souvient de la parole de Jésus qui le prévenait de sa trahison prochaine. Le tempo est affligé, ponctué par de longs silences oppressés. Avec insistance, Charpentier nous prend à témoin. Sa musique décrit ce regard échangé entre les deux hommes. Un regard attristé, sombre, amer. Presque culpabilisant. Car, semble dire Charpentier à son public, chacun de vos péchés est à l’image de cette trahison de Pierre.

Et pour effacer ces péchés, rien de mieux que de laisser couler ses larmes. C’est à cette pratique lacrymale qu’il consacre la seconde partie du chœur final. Deux mots seulement habitent ses trente-trois mesures : Flévit amare. Et Pierre pleura amèrement. Les notes coulent comme des larmes. Des larmes aussi âcres que les dissonances qui lacèrent ce flot sonore lent et continu. Des dissonances qui prennent leur temps avant de se résoudre. Comme un long chemin de pénitence qui aspire à la délivrance. Rappelons-nous. Nous étions alors à l’hôtel de Guise, quelques jours avant Pâques.

Qu’est-ce qui, du profond silence prolongeant l’extinction de la dernière note ou des applaudissements chaleureux qui lui ont succédé, a été la meilleure marque de reconnaissance de la qualité de l’interprétation, du talent des interprètes et de la pédagogie du conducteur ? Le premier signe confirme que les intentions du compositeur ont été consciencieusement traduites. Le second manifeste une sincère admiration pour le travail accompli, le temps d’une académie.

Pour conclure, nous souhaitons attribuer une mention particulière au chef, Geoffroy Jourdain. Pour le choix des œuvres, rarement entendues. Pour la qualité de sa pédagogie dont témoigne le résultat remarquable, unanimement salué. Pour sa direction engagée, qui ne ménage ni ses forces, ni ses gestes pour modeler les sons et caresser les nuances. Du grand Art, disions-nous.



Publié le 06 août 2021 par Michel Boesch