Pastorale - Charpentier

Pastorale - Charpentier © Pierre Benveniste : de gauche à droite, Rémi Muller, Ira Olshevskaia, Blandine Coulon, Nile Senatore, Ana Escudero, Paul Belmonte
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Une radieuse synthèse de style savant et populaire

Composée entre 1684 et 1686 pour Marie de Lorraine (1615-1688), duchesse de Guise, la Pastorale sur la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, H 483, fait partie des nombreuses œuvres d'inspiration religieuse produites par le compositeur alors qu'il était au service de sa protectrice Marie de Lorraine entre 1670 et 1688. A la mort de cette dernière, il devint maître de musique au collège Louis le Grand. Après le décès de Jean Baptiste Lully (1632-1687), Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) put envisager de composer des opéras et produisit coup sur coup deux chefs-d’œuvre: David et Jonathas (1688) et Médée (1690). Cette dernière œuvre n'ayant pas obtenu le succès escompté, Charpentier se consacra par la suite à la musique religieuse et composa cinq messes magnifiques pendant l'année 1690. Le dernier poste occupé par Charpentier fut celui de maître de musique des enfants de la Sainte Chapelle du Palais, poste certes fort honorable mais ne reflétant pas la valeur immense de ce compositeur.

La Pastorale était au moment de sa création en 1682 une partition en deux parties. La première décrit le désespoir des bergers devant la dureté de la vie, les multiples maux qui accablent l'humanité et des temps où règnent le péché. Les bergers supplient le ciel de venir à leur aide. Cette section très sombre est écrite en ré mineur, « tonalité grave et dévote » selon le compositeur. L'Ange, messager du Très-Haut, vient visiter les bergers et leur annonce la bonne nouvelle : un enfant, notre maître, un Dieu, notre Sauveur va naître dans la ville de David. C'est en ré majeur et avec solennité que ces paroles d'espérance surgissent. Les bergers accueillent avec liesse la nouvelle et se mettent en route. La seconde partie, appelée Parabole des bergères et du mouton perdu et retrouvé, fut composée dans la foulée. Alors que les bergères se lamentent de la perte d'une brebis, dévorée par le loup, une troupe de bergers conduite par un Ancien leur apprend que le loup infernal et le mal ont été vaincus par un enfant au berceau appelé Jésus. En 1683, Charpentier composa une nouvelle version de la seconde partie appelée Emerveillement et hommage des bergers à la crèche. Cette version écrite dans la tonalité de ré majeur est principalement chorale nonobstant un second solo de l'Ange. Elle se termine par une joyeuse bourrée en rondeau entonnée par deux bergères et reprise par le chœur. La mélodie lancinante se grave immédiatement dans la mémoire ! Dans une troisième version de cette seconde partie appelée Retour des bergers et chant de reconnaissance (1684), les bergers comparent le Sauveur de l'humanité au soleil. Un chant d'action de grâce, C'est de l'homme, aujourd'hui, la seconde naissance, met un point final à cette version.

Les trois versions de la seconde partie, étant complémentaires, ont été réunies pour former un oratorio pastoral en quatre parties d'une durée d'une heure et quinze minutes. Ainsi aucune note de la divine musique n'est perdue. Il faut remercier Martin Gester d'avoir ainsi donné au public l'occasion unique d'écouter tous les aspects d'une œuvre d'une grande profondeur. La musique offre une radieuse synthèse de style savant et de style populaire, de musique religieuse et profane. Dans la magnifique première partie, les passages de supplication ou de tristesse (sublimes quartes ascendantes aux instruments et aux voix) sont écrits dans un style polyphonique proche de ce que Charpentier avait pu écouter en Italie (madrigaux de Giacomo Carissimi, 1605-1674, ou Domenico Mazzocchi, 1592-1665). Les passages joyeux et de nombreux préludes et postludes aux instruments sont écrits sur des mélodies populaires parfois naïves et touchantes pouvant donner lieu à des danses. Cette œuvre est de ce fait très originale et reflète la capacité de Charpentier de composer dans tous les styles, une musique à la fois signifiante et profonde. A noter que Martin Gester avait enregistré en 2004 une version en deux parties de la même œuvre.

Pour ce concert, Martin Gester à la tête de Génération Baroque, Atelier Lyrique du Parlement de Musique, a fait appel à de jeunes talents. Tous les chanteurs sortent du chœur pour chanter des solos, des duos ou des trios et y reviennent dans un mouvement d'une grande fluidité. L’œuvre est proposée en costume de ville et avec une mise en espace discrète. Blandine Coulon (l'Ange), soliste à La Monnaie/ De Munt où elle a chanté dans Les Huguenots mis en scène par Olivier Py, avait deux importantes interventions dans les premières et troisièmes parties. Juchée sur un piédestal, sa posture de messager du Très-Haut, lui conférait autorité et bienveillance. La projection de sa voix était excellente, l'intonation parfaite, le timbre rond et charnu, la tessiture large avec de beaux graves et des aigus très purs et la diction excellente. Ana Escudero (première bergère) a fait partie de la maîtrise de Notre Dame de Paris. Sa tessiture est étendue et monte jusqu'au fa 5 ce qui lui permet de chanter des rôles de soprano colorature. Dans son rôle de première bergère, elle intervenait dans plusieurs solos; sa voix se détachait hardiment de celle du chœur et son timbre très expressif donnait beaucoup d'émotion à son chant. Ira Olshevskaia (seconde bergère et second ange) chantait le plus souvent en duo ou en trio avec les deux autres sopranos. Sa tessiture plus grave et son timbre velouté complétaient admirablement le pupitre des voix de femme.

Le pupitre des hommes n'était pas en reste. D'emblée j'étais captivé par la voix de haute-contre de Nile Senatore. Projection, pureté du timbre, belle diction, phrasé superbe, toutes ces qualités étaient mises au service d'une belle musicalité. Avec une telle voix, la musique française pourrait être servie à la perfection. Paul Belmonte (taille) apportait la chaleur de son timbre de voix, un tempérament extraverti et sa connaissance du chant baroque au chœur. Rémi Muller (l'Ancien) intervenait en tant que soliste pendant toute la première scène et la fin de la quatrième partie. Le baryton dirige l'ensemble Amici miei, groupe spécialisé dans la musique italienne. Rompu à la pratique du style baroque, il chantait avec autorité et engagement sa partie soliste et en tant qu'unique voix grave, assurait l'assise harmonique du chœur.

Le rôle de l'orchestre est constamment important, notamment dans les nombreux préludes, interludes et postludes qui ponctuent l’œuvre. Les parties de dessus de violes, instruments indiqués sur la partition et disponibles chez les Guise, étaient jouées par Tatiana Bechlitch-Szöny et Juliette Shenton sur des dessus de violon, choix légitime puisqu'à cette époque, ces instruments avaient supplanté les violes dans l'orchestre. J'étais subjugué par ces musiciennes qui combinaient à merveille énergie et beau son. Deux flûtes à bec (Clément Gester et Eleonora Biscevic) coloraient délicieusement l'orchestre notamment dans les passages bucoliques qui abondent dans cette partition mais avaient également un rôle de solistes et dialoguaient constamment avec les violons. Giulio Geti (orgue et clavecin), Alice Letort (théorbe) et Kevin Bourdat (basse de viole, expressément demandée par le compositeur dans nombre de ses compositions à la place de la basse de violon trop puissante selon Jean Duron dans son article L'orchestre de Marc Antoine Charpentier) assuraient avec assurance et infiniment de talent la basse continue. Les passages pittoresques étaient soulignés par une percussion (tambour de basque, bloc de bois ?) discrète mais efficace. Créateur de ce magnifique spectacle, Martin Gester a dirigé les musiciens avec un geste sobre et efficace.

Le public enchanté fit une ovation aux artistes. Par son élévation spirituelle, par la musique et par les chants, ce concert restera dans toutes les mémoires et apportera une fois de plus la preuve que Marc-Antoine Charpentier fait partie des plus grands compositeurs de ce 17ème siècle français si fécond et brillant.



Publié le 24 nov. 2022 par Pierre Benveniste