Phèdre - JB. Lemoyne

Phèdre - JB. Lemoyne ©Grégory Forestier
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Judith Triomphante

Ressuscitée voici quelques semaines au Théâtre de Caen, prévue pour cet automne à l'Opéra de Reims, la Phèdre de l'obscur Jean-Baptiste Moyne ou Lemoyne ouvre la nouvelle édition du Festival Palazzetto Bru Zane à Paris, au Théâtre des Bouffes du Nord. Précisons qu’il ne s'agit pas de la partition originale, mais d'une habile adaptation signée de Benoît Dratwicki pour dix instrumentistes (chef/violoniste Julien Chauvin inclus) et quatre chanteurs ; non moins habilement mise en espace, plutôt qu'en scène, par Marc Paquien.

Phèdre vit le jour à Fontainebleau, avec Mlle Saint-Huberty dans le rôle-titre, neuf ans après une Iphigénie en Tauride, triomphe de Gluck sur Piccinni à l'issue de leur célèbre querelle. Faste fut le millésime 1786 pour la tragédie lyrique « post-gluckiste », durant laquelle retentirent en particulier Les Horaces de Salieri (lire notre chronique : Les Horaces) et La Toison d'Or de Vogel, deux œuvres fortes que le CMBV ou le Palazzetto ont récemment servies. Le jeune François-Benoît Hoffmannn – valeur montante du livret d'opéra à qui seront dues quatre pièces de Méhul, et Médée de Cherubini – reçut la périlleuse charge de conserver, tout en l’élaguant de cinq actes à trois, le génie de Racine.

Le Périgourdin Lemoyne, alors âgé de trente-cinq ans, ancien élève de Graun à Berlin, n'avait pas rencontré le succès quatre années plus tôt avec son Électre... ce qui lui valut d'être réfuté par Gluck, alors que le système musical en était précisément bâti (sans doute jusqu'à l'excès) selon les préceptes du maître. Confronté à un argument en apparence moins paroxystique que celui des Atrides, le compositeur eut assez de tact et de métier pour donner le change en « adoucissant » les arêtes de son écriture, de rares italianismes fleurissant çà et là, sans qu'en vérité le meilleur de son inspiration n'en souffre vraiment. Il fut payé en retour : les chroniques de l'époque firent état de peu de réserves et de maints compliments.

C'est largement mérité : dans les limites de la transcription pour dix instrumentistes et quatre chanteurs que Paris vient d'entendre, c'est à dire privée de ses ballets et de ses chœurs, Phèdre a presque tout du chef d'œuvre inconnu.

La première de ses qualités, c'est la densité. Pas seulement l'efficace concision, partagée avec bien d'autres, mais aussi et surtout une économie de moyens “gluckienne” parfaitement assimilée, couplée à une rapidité aussi tranchante qu'un rasoir. Les diverses séquences (récits, airs et duos) sont ramassées et drues, et si l'imagination mélodique, le souci expressif sont permanents, ils cèdent toujours devant la quête de l'efficacité dramatique la plus percutante, épousant par saccades la course à l'abîme – celle d'une Phèdre n'est certes pas une vue de l'esprit. D'un Racine à l'autre, c'est d'ailleurs à l’audacieuse Andromaque de Grétry, elle aussi recréée par le Palazzetto, et à sa découpe implacable, que l'on songe. L'une et l'autre tragédie consacrent jusqu'au vertige l'équilibre entre une action sans répit et une caractérisation sans faiblesse.

Cette dernière est éprouvante, au moins dans la version retenue. Faute de ballets et de chœurs, seuls d'admirables intermèdes instrumentaux offrent un répit aux parties tendues et endurantes des quatre chanteurs. Au premier plan d'entre eux, Phèdre bien sûr, dont les longues saillies dolentes sollicitent les extrêmes de la tessiture : souvent l'aigu, quelquefois un grave appuyé et cinglant, dont la Saint-Huberty abusait volontiers selon les auditeurs de l'époque. Pour être plus courts, les autres rôles ne sont guère plus indulgents – en particulier celui, très dramatique, de Thésée. Certes, le roi n’arrive que sur le tard, lors d'une scène troublante aux subtiles harmonies ; mais par la suite, sa plainte ne s'arrête presque plus.

Autre atout, l'instrumentation – telle qu'on peut la juger, par le biais de la réduction – ne laisse pas d'être charmeuse, au service de phrases courtes, épousant ou contre-pointant avec bonheur l’agitation du chant. La présence de la clarinette est remarquée, toutefois c'est au hautbois, au cor et au basson que sont octroyées les interventions les plus poignantes. À noter enfin que si les vers d'Hoffmann ne peuvent, et de loin, se mesurer aux mythiques alexandrins raciniens, leur agencement comme leurs rimes n'ont rien de la monotonie ampoulée dont tant de livrets français pâtissent : ils fonctionnent tout simplement, sans faiblesse ni outrance, en phase avec l'effet maximal recherché par le compositeur.

Marc Paquien fait appel à un dispositif astucieux. Un plateau carré de neuf cases, soit autant d'alvéoles où prennent place les musiciens, délimite le pourtour de l'action sans qu'il soit fait appel à un fond de scène, donc à un décor. Seuls expédients : quelques accessoires banalisés (poignard, piédestal, chaise) ou oripeaux intemporels (robe-bustier de Phèdre, peau de bête de Thésée). La direction d'acteurs est malgré tout fouillée, chaque mouvement des protagonistes étant aussi coupant que le drame lui-même. L'invocation liminaire d'Hippolyte, le monologue de Phèdre, celui de Thésée sont ainsi de vrais moment de bon théâtre.

Julien Chauvin s'est déjà illustré dans ce type d'exercice, quoique sans scénographie, avec une œuvre peu ou prou contemporaine. Voici près de cinq ans, encore premier violon du Cercle de l'Harmonie, il avait en effet remis en selle in loco des extraits de l'Atys de Piccinni (1780), avec déjà quatre chanteurs et quelques instrumentistes. Chacune de ses prestations, à la tête du Concert de la Loge désormais, est un régal pour l'oreille et le cœur, et Phèdre ne déroge pas à la règle. Sa précision tout horlogère n'a pourtant rien de métronomique : elle ne vise qu’à aiguiser sans répit le scalpel préparé par Lemoyne. Les neuf pupitres suivant leur leader au doigt et à l'œil, les articulations sont d'une grande netteté ; pour autant qu'un effectif aussi modeste le permette, les gradations dynamiques, exacerbées par quelques saccades frénétiques, sonnent magnifiquement. Enfin, le soutien de chaque instant offert aux voix, très exposées, mérite tous les éloges.

Le quatuor vocal est justement exceptionnel. Hormis la mezzo-soprano moldave Diana Axentii, Œnone magistrale, les artistes nous étaient tous déjà connus, et tous appréciés dans des emplois de haut niveau. Pour chacun d’entre eux cependant, l’enjeu de la pièce, sa beauté fuligineuse, sa difficulté même semblent avoir repoussé leurs ressources vers les cimes. Au cours des trois duos d’Hippolyte, en dépit d’une écriture véhémente peu propice aux enjolivures de ténor lyrique, Enguerrand de Hys parvient à préserver la séduction d’un matériau aussi mordoré qu’incisif, richissime d’harmoniques, enveloppant et capiteux. Placée sous la tutelle de Diane chasseresse, sa composition de beau-fils hautain et chaste, en tout point contraire aux menées de Phèdre, est au surplus fascinante.


© Grégory Forestier

Thomas Dolié n’est pas en reste : son personnage, déporté comme nous l’avons dit vers le dernier tiers de l’ouvrage, n’en ressort qu’avec plus d’éclat. Rescapé et débarqué tel Idoménée, Thésée se lance dans une noble tirade, en réalité un amuse-bouche avant le premier duo avec Hippolyte – et surtout un suffocant soliloque, Neptune, seconde ma rage. Cette page hyper-dramatique, d’une terrible intensité, permet au baryton de donner la pleine mesure de ses moyens, or ceux-ci sont impressionnants. Par son ampleur : même si la jauge raisonnable des Bouffes du Nord peut y aider, l’auditoire est comme pétrifié par l’insolente aisance de ce stentor. Par son abattage, son mordant, ses graves sonores, par la justesse de son jeu et de son expression : Dolié confère à son héros quelque chose des accents du Hollandais de Wagner, voire du Wozzeck de Berg, deux rôles dans lesquels nous aimerions, pourquoi pas, l’imaginer.

Phèdre, c’est un peu la sœur d’Alceste : elle n’est pas loin de chanter tout le temps. Le resserrement extrême du drame par Hoffmann ne lui accorde que peu de respiration, peu d’épanchement, bref peu de pauses dignes de ce nom. Lemoyne ne lui fait pas davantage de cadeau, ni par la tessiture, ni par le souffle, ni par le volume. De ces périls, Judith Van Wanroij triomphe de confondante manière. De redécouverte en réhabilitation labellisée Palazzetto/CMBV, la soprano néerlandaise ne cesse de nous ravir. Hipsiphile de La Toison d’Or, Hypermnestre des Danaïdes, Camille des Horaces, voilà autant d’étapes de l’évolution d’une voix parvenue à la pleine maturité. Le timbre d’une liquidité rare est un enchantement à lui seul : obsédant, hypnotique, et pour la composition qui nous intéresse, vénéneux quoique sans excès. La cantatrice sait le mettre en valeur par une persévérance et un aplomb d’anthologie, éminentes vertus en quoi tragédienne et musicienne, bien entendu, ne font qu’une. Mise à l’épreuve en duo avec chacun de ses partenaires, elle peut à l’Acte II laisser libre cours à son port de fauve blessé, lors d’un monologue admirable (dont l’incipit psalmodié Il va venir sera comme on sait repris par Scribe dans un air emblématique de La Juive... cinquante ans plus tard).

Récompense suprême, la prononciation française de Van Wanroij – naguère pas toujours immaculée – est devenue exemplaire : chaque syllabe est intelligible, chaque mot fait sens. Ses trois acolytes n’ayant rien à lui envier sur ce plan, cette renaissance sans faute ne peut que faire date, et appelle déjà une reprise, cette fois en version complète.



Publié le 14 juin 2017 par Jacques Duffourg-Müller