Psyché - Locke

Psyché - Locke ©
Afficher les détails
Psyché, sous la double influence de Lully

Nous évoquions dans une récente chronique consacrée à la sonate en trio l’importance du règne de Charles II (1660 – 1685, soit un quart de siècle) dans le développement des arts – et plus spécialement de la musique - en Angleterre. Suite à l’exécution de son père Charles Ier en 1649 et à sa défaite sur le sol anglais face aux armées de Cromwell en 1651, Charles II a vécu près de dix ans en exil sur le continent, principalement en France (sous la protection de son cousin et beau-frère Louis XIV) mais également aux Pays-Bas. A son retour sur le trône en 1660, le roi ne remet pas seulement en honneur les arts (et notamment les spectacles) dont le public anglais a été privé durant la période puritaine, il les nourrit de l’apport des influences qu’il a pu observer en Europe. La tradition artistique anglaise va se renouveler rapidement au contact de ces influences, des formes nouvelles vont naître et se développer au sein d’un intense foisonnement artistique.

Sur le modèle des autres cours européennes, la cour d’Angleterre avait connu dès la fin du XVIème siècle la vogue des masks, sortes de ballets de cour mêlant théâtre, poésie, musique et danse dans des mises en scènes spectaculaires, généralement destinés à une célébration particulière. Le développement de l’opéra vénitien vers le milieu du siècle, puis celui de l’opéra français à vont influencer assez directement la création du semi-opéra anglais.

En France, Robert Cambert (c. 1628 – 1677) est un ancien élève de Jacques Champion de Chambonnières. Organiste, il travaille avec le poète Pierre Perrin à la composition d’opéras. Mazarin, qui avait soutenu les représentations d’opéras italiens en France, leur passe commande. Mais Ariane ou le mariage de Bacchus (1661) ne sera finalement pas représenté, suite au décès de son commanditaire. Cambert travaille à nouveau avec Perrin après que celui-ci ait obtenu le privilège de l’Académie Royale de Musique le 28 juin 1669. Ils montent alors un nouvel opéra, Pomone, qui remporte un succès considérable. Mais des malversations financières mettent bientôt fin à l’aventure : les chanteurs et musiciens ne sont pas payés et Perrin est emprisonné pour dettes. Le 1er avril 1672 son privilège est transféré à Lully (1632 – 1687), qui détient désormais le monopole de la création d’opéras en France. Privé de débouchés, Cambert quitte Paris et se rend à Londres fin 1773. Début 1774 il y produit deux spectacles : en février une pastorale en l’honneur du roi, et en mars une version révisée de son Ariane ou le mariage de Bacchus, en l’honneur du mariage de James Stuart (frère du roi et futur Jacques II) avec Marie de Modène. Il mourra d’ailleurs à Londres, en mars 1677.

Ces succès ont certainement aiguillonné Matthew Locke (1621 - 1677). Chanteur et organiste, le compositeur anglais, formé par Edward Gibbons à la cathédrale d’Exeter, a tout comme le roi séjourné en Europe. Il en est d’ailleurs l’un des proches : compositeur de la marche du couronnement, puis compositeur et organiste du roi (ces fonctions sont attestées sur son traité de théorie musicale publié en 1773). Il a déjà composé plusieurs musiques de scène pour accompagner des pièces de théâtre, notamment The Tempest de Shakespeare en 1667. C’est donc vers lui que se tourne Charles II pour créer le premier opéra anglais. Locke trouvera son inspiration dans la Psyché de Lully, tragédie-ballet créée durant le Carnaval 1671 dans la Salle des Machines des Tuileries (celle-là même qui avait été bâtie par les Vigarani pour la représentation d’Ercole Amante de Cavalli). Le livret français (co-écrit par Molière, Quinault et Corneille) est remanié par l’auteur de théâtre Thomas Shadwell (1642 – 1692), également proche de la cour. Pour les indispensables ballets, il s’adjoint la collaboration de Giovanni Battista Draghi (1640 – 1708), compositeur vénitien passé par la cour de Vienne (lire notre compte-rendu) et attiré par le roi à Londres.

Lully se trouve donc en quelque sorte doublement à l’origine de la Psyché de Locke : de manière directe par le réemploi du sujet, et de manière indirecte par son privilège à la tête de l’Académie Royale, qui a entraîné le départ de Cambert ! En retour la transformation par Locke de cette tragédie-ballet en opéra a peut-être inspiré sa reprise en France : dès 1678, Lully en livre ainsi une version entièrement chantée, sur un livret fortement remanié par Thomas Corneille, qui constitue sa sixième tragédie lyrique. Notons aussi que la tragédie ballet de Molière sera reprise en 1684 à Paris par la Comédie Française, cette fois sur des intermèdes composés par Marc-Antoine Charpentier.

Afin de redonner vie à cette œuvre dont une part importante (les ballets de Draghi) est aujourd’hui perdue, Sébastien Daucé puise avec raison dans le répertoire des musiques de scène anglaises de cette époque. Ces emprunts sont plutôt convaincants, et s’intègrent avec discrétion dans la partition. A l’inverse l’inclusion de la plainte italienne de Lully (Deh piangete), à la reprise du concert précédant l’acte IV, se distingue nettement par son style musical et par l’irruption de la langue italienne. Ce lamento d’inspiration vénitienne (mais à trois voix) se signale tel un sommet singulier, brillant et animé, pépite franco-italienne qui rehausse ce premier semi opéra anglais et en rappelle la filiation.

Le plateau des chanteurs est composé de solistes d’un excellent niveau, qui forment également un chœur d’une grande qualité, particulièrement présent dans la partition. Il résulte du grand nombre de personnages de l’intrigue que les interventions des uns et des autres sont relativement courtes, rendant malaisées les appréciations individuelles. On retrouve cependant avec plaisir quelques « valeurs sûres » de l’interprétation baroque, auxquelles s’ajoutent plusieurs jeunes talents prometteurs.

Sans surprise, Lucile Richardot domine admirablement chacune de ses interventions. Son apostrophe en grand prêtre d’Apollon (à l’acte II) est saisissante, sa présence scénique envoûtante. Ses reflets cuivrés font encore merveille dans la plainte italienne, auxquels répondent les étonnants aigus aériens d’Antonin Rondepierre et les graves sonores de Yannis François. A l’acte IV son trio avec les sœurs de Psyché est également particulièrement réussi.

De même Marc Mauillon démontre son excellente maîtrise de ce répertoire : la diction est précise, la ligne de chant souple et fluide, la présence physique affirmée avec naturel. Il brille tout particulièrement au sein du quatuor des deux hommes et deux femmes désespérés (acte II), ainsi qu’au final de l’acte V (Behold the God). Avec ses aigus élégamment projetés et sa diction ferme David Tricou confirme ses qualités de haute-contre à la française.

Parmi les jeunes talents que nous avons pu repérer, nous citerons la basse Yannis François et le contre-ténor William Shelton. L’un et l’autre ont un peu de mal à ajuster leur volume dans leurs premières interventions mais se révèlent ensuite très convaincants. Outre la plainte italienne déjà évoquée, Yannis François incarne avec force Pluton à l’acte V, son élégiaque duo avec Proserpine est particulièrement réussi. De William Shelton retenons tout particulièrement l’élégante et ferme incarnation d’Apollon, aux aigus solaires. Et nous avons été tout particulièrement séduits par l’étendue du registre d’Antonin Rondepierre, taille dotée d’une remarquable aisance dans les aigus, sans jamais rien perdre de son assurance.

A la tête de l’Ensemble Correspondances, Sébastien Daucé fait sonner les atmosphères. L’opulent continuo inclut la harpe d’Angélique Mauillon et le luth de Diego Salamanca, en sus des traditionnels clavecin et théorbe. Les cordes, moelleuses à souhait, suscitent des passages enchanteurs, comme lors de l’arrivée des princes au premier acte, ou suggèrent par leurs vives attaques des moments plus dramatiques (comme dans l’ouverture de l’acte III). On notera aussi les incursions brillantes (sans être trop dominatrices) du cornet de Sarah Dubus dans quelques passages clés, et les flamboyantes sacqueboutes qui apportent solennité et féerie. Citons encore les percussions parfaitement maîtrisées de Guy-Loup Boisneau, qui suggèrent avec efficacité les aspects scéniques dans cette version de concert (à travers les bruitages, comme le tonnerre puis le vent pour l’arrivée d’Apollon, au second acte) ou viennent plus simplement colorer l’orchestre (comme les castagnettes à l’acte I, ou les timbales dans les danses de l’acte V). Et relevons aussi le travail de mise en espace des chœurs, en particulier dans le premier acte. Une fois de plus Sébastien Daucé nous livre sa restitution personnelle d’une partition lacunaire, servie par un orchestre et des chanteurs familiers de ce répertoire, et le résultat est tout à fait convaincant.



Publié le 10 févr. 2020 par Bruno Maury