Pygmalion (Rameau) - Amour et Psyché (Mondonville)

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Les joies et les épreuves de l’Amour

Court et brillant acte de ballet de Jean-Philippe Rameau, Pygmalion est à l’honneur à l'affiche ces temps-ci, et les mélomanes baroques ne vont pas s’en plaindre. Après la belle production de l’Atelier Opéra donnée il y a quelques semaines à l’Opéra Royal (lire notre récente chronique), l’Opéra de Lille nous en propose une autre vision – à la vérité déjà donnée la saison précédente à l’Opéra de Dijon. Cette fois l’œuvre est jumelée avec L’Amour et Psyché, troisième entrée des Fêtes de Paphos. Ce ballet héroïque de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville lui est postérieur de dix ans exactement. Il est injustement méconnu, d’autant que l’unique enregistrement (réalisé en 1997 par Les Talens lyriques autour d’une distribution de rêve chez Decca) n’est plus disponible. Il reste toutefois la possibilité de l’écouter sur les sites spécialisés, ce que nous conseillons fortement à nos lecteurs qui y sont abonnés. Tout bien pesé cette réunion apparaît parfaitement légitime tant au plan historique qu’au plan musical : si Mondonville n’a pas le génie de Rameau, il en partage largement la culture musicale. Comme son aîné il a fermement contribué à illustrer la richesse de la production lyrique française face à l’hégémonie grandissante de la musique italienne, dans le contexte de la Querelle des Bouffons (qui culmine vers 1750). On peut aussi noter que cette jonction des deux pièces au cours d’une même soirée a été très fréquente à l’Académie royale de Musique lors des reprises au XVIIIème siècle.

La metteuse en scène sud-africaine Robyn Orlin joue habilement entre danseurs et vidéo pour bâtir une narration très proche du livret, en la pimentant d’une touche légèrement décalée et grinçante. Les choix esthétiques sont sensiblement différents d’une œuvre à l’autre, afin de coller précisément à l’intrigue. Dans Pygmalion les danseurs sont aussi des assistants du sculpteur, qui leur fait prendre des poses successives sur une longue table, opération filmée par une caméra placée à la verticale et projetée sur une grande bâche qui évoque aussi la création. Avant de chanter ses brillants airs solo, Pygmalion accueille sur scène les choristes. Ceux-ci, vêtus d’habits de cérémonie, se mêlent aux danseurs autour d’une longue table de banquet. La fête terminée Pygmalion se retire au bras non de la Statue mais d’une autre de ses assistantes ! En ce XVIIIème siècle l’amour est par nature volage, comme nous l’enseignent Casanova ou Marivaux

Pour L’Amour et Psyché nous sommes plongés dans le tournage d’un film, avec présentation des rôles (chaque chanteur étant doublé d’un danseur qui relaie ses interventions), scènes tournées en direct de part et d’autre du plateau derrière de gros projecteurs, le mur de fond de scène accueillant les images des différentes situations évoquées dans le livret (le naufrage sur le rocher, la descente aux Enfers ou les reflets difformes du visage de Psyché, détruit par Tisiphone). La mise en scène suggère également en miroir une transposition de l’intrigue baroque en une aventure africaine quelque peu décalée, incarnée par des danseurs africains très extravertis, dont les mouvements incessants et les costumes colorés apportent une réelle densité aux courts échanges entre les chanteurs. La mise en scène noue ainsi le fil ténu de l’entrée de ballet en une palpitante série d’aventures, et donne un relief inattendu au livret. Notons aussi le contraste éclatant et généralisé des couleurs entre un rouge écarlate (qui habille jusqu’aux musiciens de l’orchestre) et le noir réservé à certains chanteurs (Pygmalion, les invités, Psyché), qui colore également la grande bâche hissée pour Pygmalion.

Reinoud Van Mechelen est sans surprise la vedette de ce Pygmalion bâti autour du rôle-titre. Au plan vocal on retrouve sans surprise les qualités développées par le jeune ténor, qui s’est imposé au cours de ces dernières années comme un interprète de premier plan de la musique baroque française : une diction irréprochable et parfaitement intelligible, la projection généreuse d’un timbre dont l’aisance aérienne apporte le brio indispensable aux rôles de haute-contre. Mais c’est sans doute son expressivité vocale et sa présence scénique qui nous ont le plus fortement impressionné. Son récent enregistrement consacré aux cantates de Clérambault (lire notre compte-rendu) nous avait livré un panorama très convaincant de sa capacité à incarner les caractères et les sentiments successifs de ses personnages. Sur scène ces qualités lui confèrent une présence très forte, les inflexions du timbre traduisant avec conviction chacune des situations : un élégiaque Que d’appâts, que d’attraits (relayé par des traversos suaves) précède l’étonnement (D’où naissent ces accords ?). Surtout l’enchaînement des airs et des reprises (L’Amour triomphe, puis Règne, Amour), chantés debout sur la table, coupe de champagne à la main, dans un état de pseudo-ébriété croissant, entouré puis soutenu par deux danseurs, constitue un impayable numéro scénique, joué avec un grand à-propos et sans rien perdre de la qualité du chant. Retenons aussi son accueil muet mais parfaitement mimé, à la fois digne et chaleureux, des invités de la noce.

Ce noble Pygmalion a le bonheur d’être bien entouré. La Céphise de Samantha Louis-Jean teinte son timbre cristallin d’éclats mats pour mieux souligner la jalousie qui la tenaille (Puissent les justes dieux). L’Amour d’Armelle Khourdoïan lance ses attaques à la pointe acidulée pour entraîner les danseurs dans sa série de farandoles (Jeux et Ris qui suivez mes traces), tandis que la Statue de Magali Léger nous offre un réveil aérien enchanteur (Que vois-je ? Où suis-je ?). S’y ajoute la présence à la fois énergique et gracieuse des danseurs, et les vigoureuses interventions des choristes, parfaitement alignés vocalement et à la diction sans faille.

L’Amour et Psyché nous entraîne dans un spectacle bien différent. Tout d’abord, comme on l’a dit plus haut, sur le plan de la mise en scène, avec un décor revu autour d’un tournage cinématographique (même s’il réutilise dans les deux cas les grands panneaux latéraux et le mur de fond), et des costumes aux couleurs très bigarrées. Au plan vocal, si l’on y retrouve chacune des interprètes féminines de Pygmalion, le seul rôle masculin fait appel non à un haute-contre au timbre aérien mais aux attaques mâles et viriles du baryton Victor Sicard.

Ce dernier incarne Tisiphone sous la forme d’une improbable drag queen juchée sur de hauts talons et portant des bas à résille, alors qu’il a conservé ses habituels cheveux longs et sa barbe : effet tragi-comique garanti ! Il clame avec vigueur son acrimonie envers Psyché (Je veux faire couler tes larmes), tandis que ses imprécations sont relayées par les vigoureux déhanchements du danseur Fana Tshabalala, torse nu et jambes enveloppées de hautes cuissardes lamées d’argent. Après l’échec du naufrage (Psyché s’étant réfugiée sur un rocher), Victor Sicard profère de nouvelles menaces d’un ton sardonique : Crains sans cesse. Le duo animé avec Psyché durant la scène des Enfers (Justes dieux/ N’espères pas) est particulièrement réussi, appuyé sur la fin par des bruits de tonnerre et des flashes qui simulent les éclairs. La présence scénique percutante et la voix agréablement charnue de ce jeune baryton constituent indiscutablement un des points forts de cette distribution.

Face à ce déchaînement de haine, les interventions de l’Amour (Armelle Khourdoïan) contrastent par leur douceur apaisée (Quand je vole, puis avant les ballets du final Pour vous l’aimable Aurore, charmante invocation poétique reprise par le chœur). La Psyché de Magali Léger est particulièrement émouvante dans la scène où son apparence a été avilie (projections en boucle d’images déformées par effets d’optique) : J’ai perdu mes attraits se désole-t-elle, en tentant de se cacher. Elle n’en triomphera qu’avec plus d’éclat : Mon bonheur est extrême clame-t-elle alors de sa voix cristalline, qui donne tout son cachet à cet air d’apothéose.

De même que Tisiphone, Vénus (Samantha Louis-Jean) est vêtue de manière très décalée : starlette des années 50 aux lunettes noires, bas à résille et dessus rouge qui englobe son buste mais aussi sa tête et son bras droit (pris dans une sorte de manchon qui englobe jusqu’à sa main). Retenons l’impayable numéro où elle se bat avec son double (la danseuse Wanjiru Kamuyu, à la tenue bariolée et à la sensualité exacerbée) pour occuper le premier plan devant un cameraman abasourdi. Les deux femmes se réconcilient en définitive juste avant les ballets.

Mentionnons aussi les vigoureuses interventions du chœur d’hommes aux Enfers (Non, n’espères pas et Tes plaintes sont vaines), contrebalancés par l’élégiaque chœur féminin (Après avoir souffert l’orage).

Sous la baguette d’une Emmanuelle Haïm également vêtue de rouge et toujours très attentive à ses chanteurs, le Concert d’Astrée enchante nos oreilles d’un bout à l’autre de cette double représentation. Il se montre aussi à son aise pour faire resplendir le brio de la partition de Pygmalion, que dans les situations contrastées de L’Amour et Psyché : les scènes dramatiques du naufrage ou des Enfers, la scène poignante du déchirement intérieur de Psyché défigurée, ou encore le happy end final, avant les somptueux ballets. Le public applaudit vigoureusement, et en redemande, suscitant une reprise du dernier ballet. On ne peut qu’espérer que cette belle production fasse l’objet d’une édition vidéo, afin de la faire découvrir à un plus large public.



Publié le 29 janv. 2019 par Bruno Maury