Le retour d'Ulysse - Monteverdi

Le retour d'Ulysse - Monteverdi ©Ickheo
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Monteverdi et la naissance de l’opéra vénitien

Vers la fin de sa vie Claudio Monteverdi (1567 – 1643) revient à la composition d’opéra. Mais depuis l’Orfeo qui marqua en 1607 les débuts de sa carrière musicale, l’opéra italien a évolué. L’opéra de cour donné lors des fêtes princières voyage désormais à travers de nombreuses représentations itinérantes dans le nord de la Péninsule. Il finit par s’inviter dans les théâtres existants : en 1637 est créé à Venise l’Andromeda de Ferrari, sur une musique de Manelli. C’est la première représentation payante d’opéra dans une salle rénovée à cet effet, le théâtre San Cassiano des frères Tron. Son succès va très vite inspirer le jeune Francesco Cavalli (1602 – 1676), qui créée dès 1639 Les noces de Thétis et Pélée au même San Cassiano. Cavalli vient alors de décrocher le concours de second organiste à la basilique Saint Marc, dont Monteverdi, maître de chapelle en titre, a supervisé les épreuves. Ces succès incitent probablement le vieux maître à revenir à la composition lyrique.

Cet ultime revirement est à peu près contemporain de sa Selva morale e spirituale (1641) qui constitue une sorte de testament musical de son œuvre chantée. Monteverdi, compositeur respecté d’opéra de cour et de musique religieuse, devient alors l’un des fondateurs de l’opéra vénitien naissant. Celui-ci doit répondre aux exigences de son public, qui réclame plus de scènes comiques et de personnages populaires, quelque peu à l’opposé de l’univers héroïque et raffiné des compositions de cour. Dans Le Couronnement de Poppée, son dernier opéra (1642) composé sur un livret du génial Busenello, Monteverdi montrera de manière éclatante combien il maîtrise les caractéristiques de ce nouveau genre.

Précédent de peu ce chef-d’œuvre, Le Retour d’Ulysse dans sa Patrie constitue une sorte de transition. Les interventions divines y sont indissociables de l’action, elles gouvernent les comportements des personnages. Mais ceux-ci - qui ne sont pas des personnages mythologiques – restent puissamment caractérisés par leurs sentiments intérieurs. Ainsi Pénélope reste sourde aux conseils de sa confidente Melanto, qui lui suggère de manière directe et répétée de quitter son veuvage et de profiter pleinement des plaisirs de la vie : les personnages populaires n’ont pas encore l’importance et la truculence qu’ils prendront dans Le Couronnement de Poppée ou dans les opéras ultérieurs de Cavalli. De même Ulysse n’est pas le héros efféminé cher à Cavalli et incarné par un castrat, mais un être de chair et de sentiment, sincère et modeste, qui finit par triompher des épreuves de son existence ; son rôle est confié à un ténor.

Le travail auquel s’est livré il y a près de vingt ans le metteur en scène William Kentridge montre toute sa pertinence dans cette production. Son approche conduit à réduire la partition à un format « de poche » (un peu moins de deux heures), ce qui la rend plus accessible à un large public. Loin d’être opérées au hasard, les coupes préservent les airs essentiels et resserrent l’intrigue au plus près du texte de l’Odyssée : on y retrouve l’échouage d’Ulysse sur un rivage d’Ithaque, sa rencontre avec le fidèle berger Eumée et ses poignantes retrouvailles avec son fils Télémaque (acte I). L’épisode du concours des malheureux prétendants (à l’acte II) est particulièrement mis en valeur dans sa dimension comique : à une Pénélope fidèle à l’amour de son époux ceux-ci proposent avec forfanterie des biens matériels ou une vénération aveugle et stupide. Tous seront anéantis par la foudre de Jupiter après qu’Ulysse soit parvenu à bander son arc. Après cet épisode central, le resserrement de l’acte III (qui développe atermoiements de Pénélope peinant à reconnaître son époux sous son déguisement) contribue à soutenir la dynamique de l’intrigue jusqu’au happy end final.

Le résultat du travail effectué avec Adrian Kohler sur les décors et les costumes est tout aussi convaincant. Les gradins de bois en amphithéâtre qui entourent le fond de la scène accueillent l’orchestre, et focalisent l’attention des spectateurs sur l’action, présentée sur le devant de la scène (dans une allusion transparente au proscenium baroque). Les chanteurs traversent ces gradins pour entrer en scène, ou suggérer une action distante au pied de l’écran vidéo qui anime le fond de scène. Les marionnettes grandeur nature qui doublent les personnages réels suggèrent qu’ils sont le jouet des divinités et créent une mise en abîme de l’intrigue. Cette mise en abîme est-elle même doublée par la position d’Ulysse mise en exergue au début et à la fin du spectacle : le héros revit ses aventures sur un lit d’hôpital, juste avant son décès. A la fin de l’action il sera enveloppé dans son linceul. Les visages burinés des marionnettes nous projettent également dans le monde à la fois lointain et familier des aventures de l’Odyssée. Cette lecture savante et raffinée, à la hauteur des amateurs les plus exigeants, réussit également le tour de force de créer des complicités avec un large public familier des écrits d’Homère mais moins rompu aux subtilités de l’opéra italien du XVIIème siècle.

Côté chanteurs le couple Ulysse-Pénélope porte avec fougue et engagement l’intrigue. Ulysse portant sur ses épaules le poids de sa longue aventure, le ténor Jeffrey Thompson affiche une technique irréprochable et une pleine maîtrise de ce répertoire. Il passe sans peine des récitatifs aux inflexions subtiles et expressives à de saisissantes exclamations qui emplissent la salle de leur sonorité. Sa diction très claire est soigneusement articulée, elle abrite une expressivité de tous les instants, renforcée par sa forte présence physique et une gestuelle appropriée. Son Ulysse mêle une détermination sans faille à une noble lassitude, qui s’épanche régulièrement dans de généreux embrasements d’amitié ou d’amour (les rencontres successives avec Eumée, Télémaque et enfin Pénélope). Soulignons aussi sa présence incandescente au troisième acte, lorsqu’il s’aperçoit que ses efforts répétés pour se faire reconnaître restent vains face à l’incrédulité de Pénélope.

Pénélope à la fidélité exemplaire, Romina Basso épanche sa tristesse en de longs accents déchirants, voilés de reflets nacrés, au début du premier acte. Sa prestation est alors particulièrement émouvante, et d’une grande beauté vocale ; elle constitue l’un des moments forts de cette représentation. Suivant le conseil de Minerve, elle se fait impérieuse au second acte devant les prétendants réunis pour décrire l’épreuve qui doit les départager ; son timbre est alors teinté d’une sourde vengeance qu’elle sait prochainement satisfaite. Retenons encore son émotion attendrie dans le duo final des retrouvailles avec Ulysse, et soulignons également son intense présence scénique à chacune de ses interventions.

Parmi les autres chanteurs, qui incarnent plusieurs rôles, le ténor Jean-François Novelli se distingue par ses marquantes apparitions. Grâce à un timbre stable et aisément projeté, le duo des retrouvailles d’Ulysse et Télémaque à la fin du premier acte constitue un régal pour nos oreilles, où les deux ténors, visiblement très complices, font assaut de panache. Au second acte Novelli campe avec humour un Pisandre bravache et affairé, espérant conquérir le cœur de Pénélope par de somptueuses étoffes puis se livrant à une pompeuse et inutile invocation à Mars afin de l’aider à bander l’arc d’Ulysse ! Autre ténor de la distribution, Victor Sordo est en revanche assez peu audible dans le rôle d’Eumée (souvent chanté il est vrai depuis le fond de la scène) ; ses interventions dans le rôle de Jupiter (notamment au troisième acte) sont nettement plus convaincantes. La basse Antonio Abete passe sans peine des emplois graves et nobles (Le Temps au prologue, Neptune au premier acte) au rôle bouffe d’Antinoüs confit en adoration devant Pénélope (au second acte). Il nous offre un bel épisode comique en tant que dernier prétendant tenant vainement de bander l’arc d’Ulysse, appelant à son secours Amour et Mars.

Du côté des dames, nous avons été séduits par le timbre clair et cristallin d’Hanna Bayodi, tout à la fois Amour charmeur et Minerve protectrice et assurée qui veille à conduite l’intrigue vers le dénouement désiré. Mentionnons aussi les jolis reflets incandescents et cuivrés d’Anna Zander, tour à tour Fortune envoûtante et confidente aux envies charnelles à fleur de peau. Son incarnation d’Amphinome au second acte est également très réussie, avec son dérisoire appel à l’Amour pour l’aider à bander l’arc.

Côté orchestre violes de gambe, théorbe et lirone s’associent pour nous régaler de riches et onctueuses sonorités. Les attaques mordantes de la guitare d’Eduardo Egüez ou les douces mélodies de la harpe de Giovanna Pessi surgissent pour caractériser à propos certaines situations ou souligner certains airs. A la tête du Ricercar Consort, Philippe Pierlot déroule sans faiblir ce dernier rêve éveillé d’Ulysse, pour notre plus grand bonheur.



Publié le 01 mai 2019 par Bruno Maury