Rinaldo - Haendel

Rinaldo - Haendel ©Jef Rabillon / Angers Nantes Opéra
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Un Rinaldo féérique

La légende raconte qu’Haendel composa sa partition en quatorze jours et s’assura un triomphe auprès du public londonien, que ce jeune allemand avait décidé de conquérir. Avisé et très habile, il sut tirer profit d’airs qui avaient gagné un franc succès en Italie pour les recycler avec intelligence. Aussi Aci, Galatea e Polifemo, Clori, Tiris e Fileno, Arresta il passo, Apollo e Dafne (cantates) mais également Armida, Agrippina, Rodrigo (opéras) notamment servirent de pépinière musicale dans laquelle piocher.

Bâtie sur un livret échafaudé par Aaron Hill et versifié par Giacomo Rossi, l’intrigue s’appuie sur la Jérusalem délivrée du Tasse, propice à transporter, dans tous les sens du terme, le spectateur acceptant de jouer le jeu de la féerie et de vivre en enfant ce voyage merveilleux. En quelques instants, l’on passe d’un champ de bataille, à l’arrivée d’un dragon, pour se retrouver à la mer ou dans des jardins enchantés, les changements de décor à vue étant l’un des attraits majeurs des opéras des XVIIe et XVIIIe siècles. Voilà qui n’est pas simple de nos jours, avec des budgets sérieusement revus à la baisse. Or, la mise en scène d’une remarquable intelligence de Claire Dancoisne sait se jouer de tous les pièges : marionnettes, acteurs muets mais terriblement efficaces, projections et éclairages judicieux - Hervé Gary - savent créer des ambiances crédibles et sans cesse renouvelées, évitant toute lassitude et tout statisme (grande difficulté de l’opera seria). De surcroît, des machines (char d’Argante, dragon d’Armida, cheval de Rinaldo, arbre-prison en métal…) créent une foule d’événements spectaculaires parfaitement introduits dans une admirable cohérence. De façon intemporelle, la mise en scène sait retrouver l’esprit de l’époque d’alors en évitant aussi bien le pastiche que la transposition archi-décalée, souvent des plus gênantes. Les costumes d’Elisabeth de Sauverzac puisent à différentes sources d’inspiration et s’inscrivent, eux-aussi, avec bonheur dans cette logique d’ensemble.

L’habilité de cette vision de Rinaldo est de lui conserver tout un spectre d’émotions, courant du drame au second degré, livrant ça-et-là une touche de légèreté non appuyée : le cheval dépecé de Rinaldo - à l’image de l’humanité du héros- , le « karaoké » lors du duo Scherzano sul tuo volto n’en sont que quelques exemples. Le moment sans doute le plus remarquable est constitué en outre par cette mise en abîme de la scène des sirènes où les protagonistes font jouer leurs propres personnages par les marionnettes.

Si la mise en scène prédispose à l’onirisme, que dire alors du plateau, si ce n’est qu’on touche là, à une distribution de rêve ? Commençons par le rôle-titre. Paul-Antoine Bénos constitue une véritable révélation. Juvénile, il campe un Rinaldo tantôt fragile, tantôt conquérant qui nous éblouit par un timbre chaud magnifiquement projeté. Son Venti turbini vocalise avec beaucoup de facilité et son Or la tromba, où il chevauche son destrier, nous vaut un duel avec les trompettes qui s’en donnent à cœur joie pour le plus grand bonheur du public. Mais il sait aussi se montrer déchirant dans un Cara sposa splendide où la lumière crépusculaire qui lui est associée, unie au chant, crée un véritable envoûtement.

Almirena est littéralement incarnée par Emmanuelle de Negri, qui d’entrée de jeu convainc par ses vocalises de Combatti da forte tout autant qu’elle émeut dans un Lascia ch’io pianga d’anthologie, avec un da capo particulièrement soigné et raffiné. Et sa voix fait merveille dans le duo évoqué plus haut qui constitue le point culminant d’une scène très glamour.

Le Goffredo de Lucile Richardot est riche en couleurs. Avec son timbre incroyable, reconnaissable entre tous, cette splendide voix d’alto expose tour à tour l’envergure de ses talents. Avec ses rythmes lombards, Sovra balze scoscesi e pungenti, l’optimisme du personnage éclate dès le début de l’opéra de même que dans No, no, che quest’alma plein d’aplomb. Mais son meilleur moment reste sans doute Mio cor, che mi sai dir, à l’allant irrésistible où son personnage nous révèle une tension psychologique qu’il n’avait pas encore eu l’occasion d’exposer.

Thomas Dolié fait une entrée impressionnante, que ce soit dans la façon d’occuper l’espace avec son char ou vocalement avec un air de bravoure particulièrement grandiose. Sibillar gli angui d’Aletto nous révèle sa vaillance vocale. Trompettes, timbales, gammes fusées des violons : tout est convoqué par Haendel pour donner à ce personnage une morgue fascinante. Mais c’est sans compter que notre saxon a plus d’un tour dans son sac. Ayant à peine eu le temps de reprendre son souffle, Argante se lance dans une sérénade nocturne dans Vieni, o cara où la voix ondule avec les arpèges des cordes à l’unisson, jusqu’à une cadence aux pianissimi splendides. Personnage complexe, Argante sait faire preuve plus loin de rouerie, se jouant d’Armide en tentant de séduire Almirena dans un Basta, che sol tu chieda plein de caractère.

Si Furie terribili et Molto voglio, molto spero font leur effet, accompagnés de surcroît par des artifices de mise en scène spectaculaires, c’est surtout le Ah ! Crudel qui permet à l’Armida d’Aurore Bucher de nous éblouir. Il faut dire, que cet air particulièrement raffiné dans son écriture fait montre d’une richesse orchestrale qui permet au chant de s’épanouir au gré d’une plainte d’une grande émotion. Annoncée par un dialogue entre le hautbois et le basson, que rejoignent des violons divisés en trois parties, et deux basses partagées entre le violoncelle et le continuo avec la contrebasse, cette déploration constitue l’un des moments les plus touchants de la partition. Pour séduire Rinaldo, la magicienne n’a d’autre choix que de se transformer en Almirena, puisque ses charmes sont vains. C’est peut-être le seul moment où le comique des masques adoptés par Armida peut s’avérer gênant, provoquant quelques rires déplacés au milieu d’un tel sommet musical. Mais il faut avouer qu’Armida se remet assez vite de ses langueurs…

Il est impossible de tout citer, tant les beautés abondent. Terminons donc par l’orchestre et celui qui en tant « qu’exécutant-dirigeant », ainsi qu’il le déclare lors d’un entretien reproduit dans le programme, sait si bien impliquer chacun de ses musiciens, Bertrand Cuiller. Formidable claveciniste, il nous avait déjà offert un Venus and Adonis de Blow rempli de merveilles. Le voilà qui place à nouveau la barre encore un peu plus haut. Son orchestre, qui pourtant ne compte qu’une vingtaine d’instrumentistes, sonne magnifiquement. Tout est à la fois transparent (parfaite lisibilité des différents timbres) et charnu. Le continuo est soigné et varié, permettant aux récitatifs de respirer et de s’enchaîner avec vivacité. Les Tutti se déploient avec ampleur et générosité dès l’ouverture et dans les aria avec beaucoup de nuance et de souplesse. Bien que dépourvue de flageolet et des flûtes (pourtant spécifiés dans la partition), la scène du ramage des oiseaux (aria d’Almirena Augelletti) laisse chanter en leur place les clavecins où Bertrand Cuiller et Brice Sailly parviennent à donner l’illusion d’un gazouillis étincelant emblématique de cet opéra où les sortilèges nous propulsent dans un tourbillon inoubliable. Une tournée est prévue. Laissez tomber vos occupations, bravez les frimas si besoin, mais surtout voyez ce spectacle ! C’est une réussite totale !



Publié le 13 févr. 2018 par Stefan Wandriesse