Rodrigo - Haendel

Rodrigo - Haendel ©Alciro Theodoro da Silva - Internationale Händel-Festspiele Göttingen
Afficher les détails
Grandeur et décadence d’une Espagne imaginaire

Rodrigo, opéra de jeunesse de Haendel, demeure peu connu. Les circonstances précises de sa création, de même que sa forme exacte sont longtemps restées nimbées d’incertitudes, résultant de sources incomplètes et contradictoires. Celles-ci nous plongent au cœur de la période du voyage en Italie du Caro Sassone. D’un côté les Memoirs of the Life of the late George Frederic Handel situent la création d’un opéra intitulé Rodrigo lors d’un séjour de Haendel à Florence en 1706. Cet ouvrage, rédigé par John Mainwaring, a été publié seulement un an après la mort du compositeur. Il contient des détails que seul ce dernier pouvait connaître, et semble ainsi digne de foi.

D’un autre côté le journal du prince Anton Ulrich de Saxe-Meinigen du 23 octobre 1707 nous indique que Haendel vient de quitter Rome pour Florence. Le prince était un spectateur régulier des concerts donnés par Haendel chez le marquis Ruspoli, sa mention d’un séjour du Caro Sassone à Florence à la fin 1707 paraît tout aussi crédible. Le journal du prince du 9 novembre suivant indique qu’il a assisté dans cette ville à un opéra composé autour de Rodrigo, Florinda et Giuliano, intitulé Vencer se stesso è la maggior Vittoria ; cette phrase correspond de son côté au titre exact du livret. Alors quelle date retenir pour la création ? S’agirait-il de deux opéras différents ?

Nous savons que Jean-Gaston de Médicis, frère du duc de Florence, est en grande partie à l’origine du séjour italien du Caro Sassone. Il avait rencontré celui-ci à Hambourg en 1703 ou 1704, et était rentré en Italie en mai ou juin 1705. De son côté Haendel était encore de manière certaine à Hambourg en août de la même année. Mais nous perdons ensuite sa trace, et nous savons seulement qu’il était à Rome fin 1706. Il est toutefois probable que sa première destination en Italie ait été Florence, puisqu’il y avait été invité par les Médicis. Malgré son talent pour l’opéra il paraît peu probable qu’il ait composé Rodrigo durant les mois qui ont suivi son arrivée. Il n’était alors qu’un jeune homme de vingt ans, et son but était clairement de se perfectionner au contact de la musique italienne, comme d’autres compositeurs européens - et non des moindres - l’ont fait avant ou après lui.

L’année exacte de la création de Rodrigo - Vencer se stesso a été confirmée par la découverte récente d’une correspondance envoyée à Rome par le nonce apostolique de Florence, et datée du 1er novembre 1707. Elle mentionne clairement la création le dimanche soir précédent d’un opéra « del famosissimo sonatore Giorgio Eden di Sassonia ; in detta sera vi intervene il serenissimo Principe ed la serenessima Principessa ». La déformation de l’orthographe originelle du nom (Eden pour Haendel) peut paraître surprenante : elle a pour objet de transposer au mieux sa prononciation dans le pays d’adoption. Cette pratique était alors assez courante dans la plupart des langues d’Europe, et le restera au XVIIIème siècle : ainsi Gluck, que les chroniqueurs parisiens désignèrent comme le chevalier Gloucque lors de son séjour en France. Cette lettre nous apporte plusieurs indications précises : la date exacte (le 30 octobre) de la création, le lieu (le Teatro di Via del Cocomero), et la présence du duc de Toscane et de son épouse. Elle nous apprend aussi au passage - détail intéressant - que Haendel était connu comme sonatore c’est-à-dire comme claveciniste ou organiste, et non comme compositeur d’opéra ; cela semble confirmer qu’il s’agit bien de son premier opéra donné en Italie. Une autre correspondance nous signale encore deux autre représentations les 25 et 26 novembre (probablement les dernières), suivies elles aussi par le couple ducal.

Ces différents renseignements se recoupent donc de manière convaincante, et permettent d’authentifier le manuscrit autographe (qui ne comporte pas de titre) comme celui du Rodrigo indiqué par Mainwaring. Ce titre est également repris sur plusieurs copies postérieures.

Le manuscrit autographe a été conservé à la Royal Library de Londres, mais il est incomplet. Il avait toutefois été publié en 1873 par Friedrich Chrysander. Un siècle plus tard Reinhard Strohm découvrit un livret de Rodrigo datant de 1707, mais il ne concordait pas avec ce manuscrit autographe ni avec les premières copies. Il semblait donc évident que, selon l’usage, Haendel avait procédé à des remaniements avant même les premières représentations. D’autres copies retrouvées à Berlin et Vienne, puis une copie complète de l’acte III datant de 1740 ont permis de reconstituer la plupart des éléments manquants. La première édition complète de l’opéra ne date toutefois que de 2007.

Le livret est tiré d’un autre plus ancien, Il duello d’amore e di vendetta, écrit par Francesco Silvani et mis en musique par le compositeur Marc’Antonio Ziani pour le carnaval de la saison 1699-1700 à Venise. L’adaptation réalisée pour Haendel est restée anonyme ; elle est peut-être dûe à Antonio Salvi, mais aucun élément ne permet à ce jour de le confirmer. Le livret s’inspire d’un épisode historique bien réel : Rodrigo, dernier roi des Wisigoths parvenu au trône en 710 par usurpation, a été défait l’année suivante par les Maures appelés à l’aide par le comte Julien. Le texte prend toutefois de nombreuses libertés avec l’histoire, et se concentre sur les relations entre les personnages : Rodrigo et son épouse délaissée Esilena (qui se révèle en définitive le caractère le plus trempé de cette intrigue : le personnage titre et ses hésitations amoureuses restent encore très proche du héros efféminé cher à Cavalli un demi-siècle plus tôt), Giuliano (le comte Julien de l’histoire, présenté ici comme un vassal qui se rebelle ensuite contre Rodrigo) et sa sœur Florinda, séduite et mise enceinte par Rodrigo, Evanco, fils du roi d’Aragon vaincu par Giuliano, qui retrouvera finalement son trône héréditaire… Le dénouement est également bien éloigné de la vérité historique, puisque Rodrigo se retire honorablement, en compagnie de sa légitime épouse, qui impose une paix de dernière minute et lui sauve la vie : la morale voulue par le genre de l’opera seria est sauve…

Peut-être parce qu’il est considéré comme une œuvre « de jeunesse », ou peut-être plus prosaïquement parce qu’il n’a été édité que récemment, Rodrigo est rarement donné sur scène, et tout aussi rarement enregistré. L’unique production que nous connaissons est celle d’Eduardo Lopez Banzo, qui a tourné à Paris en avant d’être gravée par Naïve en 2008.

La mise en scène de Walter Sutcliffe nous plonge pour toute la durée de la représentation dans l’ambiance décadente d’une fin de règne : la grande salle d’un palais décrépi (voire éventré au troisième acte : belle performance de la décoratrice Dorota Karolczak) est encombrée d’un immense canapé ; le pourtour de la salle est jonché de sacs de détritus. L’or côtoie l’ordure : le symbole est fort. Il donne lieu à de belles images à la fois sombres et scintillantes, grâce aux habiles lumières de Susanne Reinhardt. Les costumes sont à l’avenant du décor, tantôt chics et tantôt décadents : les robes chic d’Esilena ou de Florinda au premier acte contrastent avec un Rodrigo en survêtement ou un Fernando enveloppé de sacs poubelles au second acte. Des simulacres d’actes sexuels sur le grand canapé central (entre Rodrigo et Florinda au début du premier acte, ou entre Evanco et Florinda au troisième) accentuent cette atmosphère de décadence jouissive, en décalage total avec la morale du titre. Au final du troisième acte, Giuliano ramasse les détritus épars sur la scène, en les regroupant dans de grands sacs poubelles : c’est la victoire finale… de la propreté !

Affublée d’un court collier de barbe, la soprano Erica Eloff affiche une apparence masculine à s’y méprendre dans le rôle-titre. La voix affiche une pointe mate légèrement acide, et les aigus fusent aisément. On aurait toutefois attendu davantage de graves et une palette de couleurs plus fournie pour le rôle, bien qu’il comporte somme toute assez peu d’airs. Les duos du troisième acte avec Esilena représentent à notre sens ses passages les plus réussis : Ti lascio, puis Prendi l’alma, et tout particulièrement ce dernier, où les longs aigus filés des deux sopranos s’entrelacent avec bonheur. Retenons aussi son incontestable présence scénique, et son indéniable expressivité dans les récitatifs.

Maîtresse femme de l’intrigue, Esilena est incarnée par la soprano Fflur Wyn. Son timbre clair et aérien possède beaucoup de charme, notamment lorsqu’elle tente de retenir Rodrigo à travers de longs ornements perlés (In mano al mio sposo). Au second acte son offre de paix à sa rivale (Egli è tuo) est touchante de sincérité. Elle triomphe sans peine dans les airs de bravoure. Elle conclut ainsi avec brio le premier acte avec un Per dar pregio d’anthologie, dans un étourdissant duel d’ornements avec le premier violon Elizabeth Blumenstock qui sera longuement applaudi. On retiendra également le Parto, crudele, si parto du second acte, brillamment appuyé par un orchestre survolté, dans lequel ses attaques tranchantes font merveille.

La pétulante Florinda d’Anna Denis affiche un timbre nacré des plus séduisants. Nous avons été conquis par ses aigus célestes dans le Fredde ceneri d’amor (premier acte), et par son abattage dans l’étourdissant Alle glorie sur lequel s’achève avec brio le second acte. On la retrouve au troisième acte dans deux airs aux ornements toujours aussi aisés et aériens, le Cosi m’alletti, et le Bell’occhi.


Jorge Navarro Colorado

Du côté des hommes le ténor Jorge Navarro Colorado incarne un Giuliano tour à tour militaire triomphant, puis frère et vassal révolté, et enfin habile vainqueur de son suzerain. De sa haute stature il appuie chacune de ses situations par une gestuelle bien maîtrisée, et sa présence scénique (que nous avions déjà notée dans la production du Lotario de Göttingen en 2017 – lire notre compte-rendu) a quelque chose d’envoûtant. Sa diction est claire est précise, et son ample projection lui confère un noble panache. Son débit reste très naturel, y compris dans lorsqu’il se livre à des gestes violents et à d’amples déplacements : ainsi son Stragi, morti, dont les ornements pleins de bravoure sont repris par les hautbois, alors qu’il renverse le canapé et brise les cloisons, constitue un impressionnant numéro scénique et vocal, qui demeure comme l’un des moments fort de la représentation. Il lui vaudra des applaudissements appuyés. Retenons encore son enchanteur Fra le spine au début du second acte, et son Spirti fieri à l’éclatant panache qui ouvre le troisième acte.

L’Evanco de Russell Harcourt (contre-ténor) nous régale au premier acte d’un Eroica fortezza emporté, où les ornements tombent drus, et de plus belle encore dans une étourdissante reprise ! Nous avons également aimé émotion élégiaque de sa déclaration d’amour à Florinda Prestami un solo dardo (second acte), à la diction souple et déliée. En revanche son appel aux armes (Su, all’armi) au second acte révèle quelques faiblesses, avec des couleurs par trop acides, et son air Lucide stelle (au troisième acte) manque quelque peu de netteté. Malgré ces quelques réserves la voix possède de réelles capacités, qui vont très certainement se renforcer avec le temps.


Leandro Marziotte

Autre contre-ténor de la distribution, Leandro Marziotte se signale tant par ses prestations vocales que par le jeu scénique facétieux et complice dont il anime le court rôle de Fernando : la scène VIII de l’acte II, où il nourrit à la petite cuiller Giuliano avec de la pâtée pour chien récupérée dans les poubelles, tout en chantant un Dopo i nembi admirablement orné est un moment d’anthologie comique ! Il sera bien entendu récompensé de généreux applaudissements.

Cette représentation avait une résonance un peu particulière pour le maestro Laurence Cummings, puisqu’elle tombait le jour de son anniversaire ! L’orchestre ne manqua pas de nous le signaler, en jouant quelques notes du Happy birthday avant son entrée dans la fosse. Toujours très inspiré, Cummings dirige cette partition avec nervosité et brio, sans hésiter toutefois à en souligner les moindres beautés. Nous retiendrons en particulier les solos virtuoses du premier violon Elizabeth Blumenstock (déjà mentionnés), et les vents brillants et colorés du FestspielOrchester Göttingen, toujours prompts à éclairer un air de leurs réparties vivaces. Cette approche contraste assez fortement avec le parti plus sobre adopté par Eduardo Lopez Banzo dans l’enregistrement précité ; elle est tout à fait convaincante, tant au plan musical qu’au plan dramatique. Aussi la représentation a t-elle été largement applaudie. Comme les autres productions lyriques du Festival, elle devrait en principe donner lieu à un enregistrement, qui permettra de nourrir l’actuelle discographie très réduite de cette œuvre du Caro Sassone.



Publié le 07 juin 2019 par Bruno Maury