Royal Handel - Zaïcik

Royal Handel - Zaïcik ©
Afficher les détails
Eva Zaïcik et Le Consort au sommet de leur art

Le Consort et Eva Zaïcik ont donné un concert le mardi 5 avril dans le cadre élégant de l'église baroque Sainte Aurélie à Strasbourg. Ce concert intitulé Royal Handel reprenait un certain nombre d'airs du disque homonyme dont nous avons parlé voilà plus d'un an dans une chronique. Le lecteur est prié de se reporter à cet article pour les informations concernant le contexte historique et musical. Nous dirons ici seulement que le concert d'aujourd'hui propose un portrait musical de la Royal Academy of Music appelée aussi Première académie qui fonctionna de 1719 à 1728, institution fondée par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et dédiée à la création d'opéras serias en langue italienne. Dans ce but Haendel alla chercher les meilleurs chanteurs du moment et en particulier le castrat Francesco Bernardi (dit Senesino), il s'entoura aussi de compositeurs d'opéra seria comme Attilio Ariosti (1666-1729) et Giovanni Battista Bononcini (1670-1747). On peut remarquer que presqu'une génération sépare ces deux compositeurs de Haendel. Il est probable qu'en 1719, Haendel qui était âgé de 34 ans, considérait qu'il représentait la musique d'avant garde de son temps, titre auquel ne pouvaient pas prétendre ses deux collègues et néanmoins amis nettement plus âgés.

L'AMIA (Amis de la Musique sur Instruments Anciens), association organisant le concert, donna dans un court avant-programme l'occasion à des étudiants de la HEAR (Haute Ecole des Arts du Rhin) de montrer leur jeune talent. Ils interprétèrent deux œuvres de Johann Rosenmüller (1619-1684) : un Prélude pour violon seul interprété par Kasumi Higurashi et la Sonata Seconda a due jouée par Kasumi Higurashi, Clotilde Sors (violon), Simon Deboeuf (violoncelle) et Maho Kamada (orgue). Cette dernière œuvre, dont le style se situait à mi-chemin entre celui d'Antonio Bertali (1605-1699) et celui de Dietrich Buxtehude (1637-1707), apparaissait comme un portail idéal pour introduire la musique qui suivait dont je cite ci-dessous les œuvres les plus marquantes.

Le programme Haendel débutait avec la sinfonia ouvrant Rinaldo HWV 7 (1711). Le Consort donnait brillamment le ton avec une ouverture à la française majestueuse, une fugue rondement menée avec des bariolages très italiens aux deux violons et pour finir une gigue incisive. Avec Sagri Numi tiré de Caio Marzio Coriolano d'Ariosti (1723), Eva Zaïcik révélait au public une aria tout à fait poignante, en fait la prière d'une jeune femme appelée Vetturia. Cette dernière demande aux dieux qu'ils protègent son fiancé du déshonneur et de la mort. Suivait ensuite le célèbre Cara sposa tirée de Rinaldo (1711) qui évolue dans une ambiance voisine de l'aria précédente. Le génie du saxon, âgé de 26 ans, éclate avec cette mélodie aux accents très intenses. Dans cette aria da capo de coupe ABA', on est ému jusqu'à la moelle par les harmonies chromatiques quasi tristanesques de la deuxième moitié des sections A et A'. Cet air généralement attribué à un contre-ténor était ici idéalement interprété par la mezzo-soprano.

Le Concerto pour violon HWV 288 était ensuite interprété par Théotime Langlois de Swarte qui éblouit l'assistance par la virtuosité de ses traits de violon dans les deux mouvements rapides. Le court mouvement lent, sorte de récitatif d'opéra, contrastait brutalement avec ses incroyables dissonances ; il se terminait par une superbe improvisation du violon solo lors de la coda du morceau. Un des sommets du récital était certainement le récitatif extrêmement dramatique Inumano fratel suivi par l'aria non moins émouvante Stille amare tirés de Tolomeo Re d'Egitto, HWV 25. J'avais entendu ces deux morceaux interprétés au festival Haendel de Karlsruhe (2020) par le contre-ténor Josef Jakub Orlinsky (voir ma chronique dans ces colonnes) et j'étais très heureux de les redécouvrir, renouvelés dans l'expression et tout aussi bouleversants, grâce au chant divin d'Eva Zaïcik.

La Passacaglia tirée de la Suite en sol mineur HWV 432 était jouée par Le Consort. Ce morceau célébrissime avait fait l'objet pendant le 19ème siècle d 'arrangements d'un mauvais goût grandiose. Le Consort a mis son point d'honneur pour restituer à cette pièce son caractère authentiquement baroque tout en y ajoutant son grain de sel avec humour dans une conclusion déchaînée d'une puissance étonnante. La mezzo-soprano chantait enfin l'aria de Sesto, L'aure che spira, dans Giulio Cesare in Egitto HWV 17 (1724). Dans cet aria di furore, le jeune homme déclare que seule la mort du tyran Ptolémée, assassin de son père Pompée, pourra apaiser sa colère. C'est là que Eva Zaïcik libère sa voix dont la puissance étonne notamment dans une reprise da capo, toutes forces déployées. L'assistance applaudit chaleureusement les artistes qui donnèrent en premier bis la fantastique scène de la folie de Déjanire dans Hercules (voir ma chronique) et en deuxième bis le sublime Ombra mai fu tiré de Serse (1738).

Eva Zaïcik est désormais une des plus brillantes mezzo-soprano de sa génération. Quand elle entre en scène avec beaucoup de simplicité et de naturel dans sa belle robe bleu nuit, on est d'emblée ravi par la beauté du timbre de voix, ample, velouté, à la fois puissant et doux, oxymore qui peut paraître improbable mais auquel on adhère totalement une fois qu'on l'a entendue. La cantatrice chante sans partition tout au long du concert. La projection est impressionnante et la mezzo n'a jamais à forcer le trait pour se faire entendre, elle dispose à tous instants d'une imposante réserve de puissance quand le texte et la musique l'exigent. La ligne de chant est élégante et harmonieuse avec un legato sans aspérité. L'intonation et la diction sont impeccables et le style est celui d'une chanteuse rompue au style baroque dont la voix chaleureuse et aux belles couleurs mordorées n'a nul besoin des béquilles du vibrato. Les vocalises ou mélismes sont émis avec précision et aisance; ils ne sont jamais ni savonnés ni mécaniques.

C'est un Consort réduit à sa quintessence qui accompagnait la chanteuse avec un simple quintette à cordes (violon 1, violon 2, alto, violoncelle et contrebasse) et un clavecin, donc une formation beaucoup plus réduite que l'effectif du disque. Etonnamment, la dynamique sonore évoluait de la musique de chambre la plus intimiste à un déchaînement sonore digne d'un orchestre notamment dans la Passacaille HWV 432. J'ai tout particulièrement admiré les bariolages agiles et aériens des deux violons de Théotime Langlois de Swarte et de Sophie de Bardonnèche dans la sinfonia qui ouvre Rinaldo. Les variations de la passacaille donnaient l'occasion d'apprécier la sonorité chaleureuse de l'alto de Clément Batrel-Génin et des basses Hanna Salzenstein (violoncelle) et Hugo Abraham (contrebasse). Enfin la musique vigoureuse de Haendel et de ses contemporains reposait sur un roc, en l'occurrence, le jeu rigoureux mais toujours sensible de Justin Taylor au clavecin.

Ce concert mettait en évidence la caractère irremplaçable du spectacle vivant sur un enregistrement. J'ai adoré la complicité existant entre la cantatrice et les instrumentistes, leurs clins d’œil, leurs sourires et autres signes, communication de tous les instants qui donne à la musique cette impression de spontanéité et de premier jet, art suprême d'un ensemble arrivé au faîte de ses moyens.

Ce récital d'Eva Zaïcik procurait un plaisir et une émotion intenses et gratifiait le spectateur d'une heure et demie de bonheur total.



Publié le 11 avr. 2022 par Pierre Benveniste