Israëlsbrünnlein - Schein

Israëlsbrünnlein - Schein ©M. Hendrickx
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Celui par lequel le choral luthérien a pris des allures de madrigal italien

Dans l’article qu’elle consacre à Johann Hermann Schein, Edith Weber désigne ce musicien aujourd’hui méconnu comme « le plus « italianisant » des « trois S » » (article « Schein » dans Encyclopedia Universalis). Mais quelle est donc cette étrange triade ? En fait, Johann Hermann Schein, Samuel Scheidt et Heinrich Schütz forment un cercle d’amis qui a marqué de son empreinte la musique du premier baroque allemand. Nul doute que leurs compositions respectives bénéficièrent de fertilisations croisées.

L’œuvre que Philippe Herreweghe a déclaré « sublimissime » dans le court propos d’accueil qu’il a prononcé avant le concert constitue, à nos yeux, l’ouvrage d’un pédagogue ayant parfaitement intégré les règles de la rhétorique appliquées à la musique. Digne continuateur de la Renaissance, il travaille son « discours musical » comme d’autres soignent leur éloquence.

En musique comme au prétoire, l’objectif est de plaire et de convaincre. Or, conformément à la tradition grecque et latine portée par la dynamique Humaniste, cinq opérations guident le créateur d’un discours : l’inventio (ou la recherche des idées), la dispositio (ou la mise en ordre des idées retenues), l’elocutio (ou l’habillage musical des idées inscrites dans le plan de composition), l’actio (ou l’interprétation de la partition) et la memoria (ou l’impression de la composition dans l’esprit et l’affect de ses auditeurs).

Bien entendu, le résultat des deux dernières opérations sur le public de Schein nous est définitivement inaccessible. Cependant, la publication de l’opus indique que les pièces qui le composent ont soulevé de l’intérêt. Elles auraient même acquis une certaine notoriété car Mathias Weckmann (1616-1674) s’est approprié intégralement la partie chorale du motet Zion spricht : Der Herr hat mich verlassen (Sion dit : L’Eternel m’a abandonné - VII), n’en retravaillant que la partie instrumenale.

En revanche, le titre qu’il donne à son ouvrage suggère le mode opératoire qu’il a probablement adopté pour franchir les trois premières étapes. Le voici tel qu’il figure dans le recueil imprimé à Leipzig en 1623: Israëlsbrünnlein auserlesener Kraftsprüchlein alten und neuen Testament. Auf eine sonderbar anmutige Italian-Madrigalische Manier. Examinons cela de près. Le compositeur déclare avoir puisé ses idées dans les Ecritures. Le texte de vingt-trois des vingt-six motets étant emprunté à l’Ancien Testament, c’est le peuple d’Israël qu’il décide d’inscrire en tête de sa composition. Ces idées ont fait l’objet d’une sélection (auserlesener) de courtes sentences (Sprüchlein) délivrant des enseignements forts (Kraft). Au demeurant, le titre principal (Brünnlein - petite fontaine) signale la modestie affichée de l’opus. En effet, alors que dans la liturgie luthérienne, un psaume doit être chanté en entier, Schein choisit d’en extraire de courts passages : ici une simple strophe et là juste quelques versets qu’il va maintenant habiller en musique. Cette troisième opération s’inspire d’un modèle : le madrigal italien. Schein reconnaît l’originalité de son projet en admettant que ce style peut paraître singulier (sonderbar) mais en reconnaissant être tombé sous son charme (anmutige).

Philippe Herreweghe et son Collegium Vocale Gent relèvent le défi d’achever le processus rhétorique en interprétant vingt des vingt-six motets de ce recueil, avec l’intention d’emporter la conviction du public qui a rempli l’Oratoire du Louvre. Cependant, et pour des raisons qui nous échappent, ce concert ne propose pas l’intégralité des pièces compilées par Schein. D’ailleurs, dans le CD qu’il avait gravé en 1996 avec l’Ensemble Vocal Européen (Harmonia Mundi), il n’avait déjà retenu que vingt-et-un des vingt-six motets. En revanche, le CD enregistré par le Dresdner Kammerchor dirigé par Hans-Christoph Rademan (Carus - 2012) permet de goûter l’ensemble de la composition.

L’architecture de cette œuvre ne constitue pas un ensemble homogène qui aurait été élaboré selon un plan rigoureux. Elle est le produit d’un assemblage de courtes pièces (de trois à six minutes en moyenne) composées originellement pour des occasions ponctuelles telles que des mariages, des enterrements ou des cérémonies civiles. En outre, leur destination n’est pas forcément liturgique. Rien n’interdit de penser qu’elles aient pu être interprétées dans un cadre privé, par exemple à l’occasion de réunions familiales dans les cercles de la bourgeoisie de Leipzig. L’Ensemble de Philippe Herreweghe transforme cette compilation austère en une mosaïque magnifiquement colorée.

Pour composer ses pièces, Schein se réfère à un modèle : la nouvelle manière (« seconda pratica ») italienne de composer un madrigal polyphonique. Voici comment Giulio Cesare Monteverdi en définit la philosophie générale dans la postface (Dichiarazione) qu’il ajoute à l’édition des Scherzi musicali (1607) de son frère Claudio : « La mélodie est constituée de trois éléments : le discours, l’harmonie et le rythme… C’est le rythme et l’harmonie qui suivent le discours, et non plus le discours lui-même qui suit le rythme et l’harmonie ». Schein n’aura rien oublié de la leçon.

En effet, lorsqu’il travaille sa partition, il se montrera toujours attentif au texte. Parfois, un ou deux mots-clés suffisent pour guider l’écriture musicale. Prenons l’exemple du motet Die mit Tränen säen (Ceux qui sèment en pleurant - III). Si le mot Tränen (larmes), longuement tenu, est emporté par une montée chromatique signifiant l’inquiétude du semeur devant l’incertitude de la récolte future, les solistes exaltent, dès le verset suivant, la Freude (joie) qui saisit les moissonneurs à l’heure de la récolte. La formule se renouvellera sur les termes weinen (pleurer) caractérisant ceux qui portent les semences et mit Freuden (avec joie) à laquelle s’adonnent les porteurs de gerbes au moment de la moisson. Dans le motet Ihr Heiligen, lobsinget dem Herren (Chantez l’Eternel, vous ses fidèles - XVI), c’est l’association de deux mots qui commande le rythme et la couleur des phrases musicales conclusives. Ainsi, le soir (Abend) est rapproché des pleurs (weinen) qui saisissent ceux qui se couchent. Ces deux termes commandent un tempo lent à une ligne mélodique confiée aux voix masculine sur lesquelles glisse un Robert Getchell languissant. Mais dès le verset suivant, le matin (Morgen) rencontre la joie (Freude) chantée par les voix radieuses des soprani.

Si des mots peuvent fixer la tonalité d’ensemble, d’autres participent à la mise en scène sonore. Le motet Ach Herr, ach meine Schone (O Seigneur, épargne-moi - XIX) en livre plusieurs illustrations. Alors que les voix masculines se succèdent pour chanter le premier verset, les soprani répètent inlassablement un obsédant nach deim Grimm (de ton courroux) qui sonne comme un rappel sans répit de la nécessaire crainte de Dieu. Dans le verset suivant, les voix illustrent de façon réaliste le sifflement de la flèche divine par une accélération soudaine du tempo et des vocalises accompagnant le mot Pfeil (flèche) dans sa trajectoire. Cette séquence est immédiatement suivie d’une décélération signifiant la douleur de celui qu’elle vient d’atteindre. Enfin, l’expression de l’affliction qui s’ensuit est signalée par la répétition insistante du dernier verset : in meiner grossen Not (dans ma profonde détresse). Cette saisissante déploration est particulièrement attachante car le texte est probablement de la main de Schein lui-même. Comme sa musique, il témoigne de la profonde tristesse qui étreint le compositeur après la mort en bas âge de plusieurs de ses enfants et de sa fille, Susanna Sidonia, l’année même de la publication de sa compilation. Dans un tout autre registre, le motet, Freue dich des Weibes deiner Jugend (Fais ta joie de la femme de ta jeunesse - II) projette une image pastorale exprimant l’emballement joyeux d’une biche (wie eine Hinde). Mais il s’applique surtout à peindre les sentiments avec une palette composée de notes de musique. La joie (Freue dich) s’exprime avec allégresse dans une écriture contrapunctique sans cesse relancée par un Thomas Hobbs entraînant ; le sentiment amoureux (sie ist lieblich) est porté avec tendresse par les voix de soprano et d’alto ; quant au final, il décrit dans une belle harmonie les vertus apaisantes de l’amour pour ceux qui s’en régalent (ergözen).

Après les mots qui donnent le ton et les sons qui figurent l’image, le compositeur s’attache maintenant à l’examen de la troisième dimension d’un texte : son sens. Pour mettre en musique le motet Siehe an die Werk Gottes (Regarde l’œuvre de Dieu - XIII), il s’est sans doute livré à l’exercice préalable de l’exégèse. Ainsi, après une invitation à l’admiration des œuvres divines célébrées dans un paisible canon, les voix de soprano, suivies des autres, ricanent dans un rapide mouvement chromatique descendant devant la prétention de ceux qui affirment vouloir en modifier la destinée. Car il faut se réjouir en permanence des dons du Créateur, les beaux jours (chantés dans une harmonie enjouée) comme les mauvais (figurés par une mélodie plaintive). Pour indiquer que personne ne peut prétendre percer les secrets du futur, il souligne d’abord l’égalité de tous les hommes devant ce mystère par la répétition insistante d’un neben jemen (les uns et les autres) chanté d’un ton solennel et affirmatif. Malgré tout, certains s’obstinent. Schein décrit leur agitation en donnant à la mélodie un rythme saccadé traversée par la voix profonde de Wolf Matthias Friedrich, grondant comme un avertissement divin. En effet, la connaissance de l’avenir n’appartient qu’à Dieu (dass der Mensch nicht wissen soll, was künftig ist), comme le soulignent de concert toutes les voix, sur un ton grave et finalement apaisé. Dans un autre motet, cette analyse conduit Schein à composer une cantate en miniature. Il y raconte l’épisode de la mort de Jacob (Da Jacob vollendet hatte die Gebot / Lorsque Jacob eut fini de donner ses ordres - X). Nous y suivons les événements, geste après geste, chacun d’eux étant affecté d’une tonalité, d’une intensité et d’un rythme spécifique. Avec gravité, lenteur et presque en murmurant, les chanteurs montrent un Jacob mourant. Il achève de donner ses ordres à ses enfants. Par la répétition éclatante du terme die Gebot, ils soulignent l’importance de la transmission de la tradition. Dans une montée chromatique paisible, les solistes le représentent maintenant en train de s’allonger. Lorsqu’il expire (er verschied), le chant est haché et s’affaiblit peu à peu, emportant son dernier souffle. Pour signifier qu’il rejoint ainsi la multitude de ses ancêtres, les solistes constituent un petit chœur mettant en évidence l’effet de masse contenu dans un ample versammelt zu seinem Volk. Joseph dévisage son père et se met à pleurer. Sa peine s’exprime par un lent balancement sur un demi-ton (und weinet) rendu encore plus bouleversant par les aigus déchirants de l’alto et des soprani. Puis il embrasse son père (und küsset ihm). Les voix se font alors plus paisibles, concluant le motet sur un air de choral qui installe le recueillement.

L’écriture musicale de Schein se revendique de la « nuove musiche e nuova maniera di scriverle » théorisée notamment par Giulio Caccini (1602). Il recherchera une ouverture esthétique auprès des adeptes italiens de la « secunda pratica » pour composer toutes ses petites méditations en musique. Le motet Was betrübst du dich meine Seele (Pourquoi t’attrister, Ô mon âme - XXI) illustre, à nos yeux, la variété des procédés qu’il leur emprunte : oppositions de rythme, chromatismes et dissonances, répétitions. Ainsi, le premier verset se découpe en trois séquences rythmiques affirmant chacune son caractère propre. Lorsqu’il interroge son âme sur ce qui la préoccupe, il le fait sur le rythme lent de l’introspection. Des dissonances se glissent dans l’harmonie globale, suggérant l’existence d’une souffrance intérieure. Mais le rythme s’accélère soudain et la polyphonie explose quand il devine l’agitation qui l’accable. Un troisième style d’écriture conclut cette première phrase par une résolution du rythme et de la tonalité dans une harmonie parfaitement structurée. L’écriture musicale du second verset s’inspire davantage du choral traditionnel pour proclamer la confiance qu’il convient d’accorder au Seigneur. La ligne mélodique portant le dernier verset fait alterner des séquences ascendantes et descendantes, l’accélération du tempo et le crescendo vocal soulignant de surcroît l’urgence de l’aide attendue. Mais l’apaisement finit par gagner et le motet s’achève sur une profession de foi : mein Gott ist. A ces techniques s’en ajoute une dernière, celle de la polychoralité dont la musique vénitienne a exploité tout le potentiel. Certains passages suggèrent en effet deux petits chœurs qui se répondent et se complètent, les voix féminines d’une part, les masculines de l’autre. Cette impression est encore plus perceptible dans le magnifique jeu d’écho auxquels se livrent les voix de soprano dans le motet O, Herr Jesu Christe (XXIII), leur dessus imitant la technique expressive du violon, grand absent de l’orchestration.

L’attirance pour le style italien n’empêchera pas Schein de demeurer un pédagogue scrupuleux et un luthérien fervent. La musique restera pour lui un instrument d’édification. Avec le motet Drei schöne Dinge sind (XX), c’est en maître d’école qu’il va enseigner les trois choses qui plaisent également à Dieu et aux hommes : la concorde entre frères, l’amitié entre voisins et la bonne entente qui unit une épouse et son mari. Pour faire mémoriser cette leçon de morale, il procédera en trois temps. Il expose d’abord le thème puis le fera répéter par chaque pupitre. Il énonce ensuite, une à une, chacune des qualités : pendant que les voix de sopranos et d’alto énoncent l’harmonie fraternelle, le ténor et la basse répètent le thème initial, comme pour mieux les associer ; tandis que le second précepte est porté par ces derniers, les voix de sopranos et d’alto le rattachent, une nouvelle fois, au thème principal. Quant au troisième précepte, les voix se partagent son énonciation. Le motet s’achève par une répétition de l’ensemble, comme pour s’assurer que le message a été correctement assimilé.

Dans la tradition luthérienne, la musique est également une forme de prédication. Dans l’une de ses lettres, Luther n’avait-il pas mis la musique sur un pied d’égalité avec la théologie ? Pour lui, l’une et l’autre sont en mesure de produire « une âme tranquille et joyeuse ; et c’est évidemment à cause de cela que le diable, auteur de tristes soucis, des troubles et des inquiétudes, fuit en entendant la musique comme il fuit la voix de la théologie ». Le motet O Herr, ich bin dein Knecht (O Seigneur, je suis ton serviteur - I) prend la forme d’un court sermon en musique. Le premier verset est porté par un rythme lent rappelant la posture d’humilité dans laquelle se place l’assemblée avant d’entendre la parole divine. Vient ensuite l’évocation de la délivrance exprimée par un zerrissen dans lequel on entend de façon réaliste les liens qui se déchirent. En échange, une offrande est apportée sur un ton recueilli. Et c’est sur une tonalité enthousiaste que s’achève le motet, l’assemblée se séparant en s’engageant des Herren Namen predigen (proclamer le nom du Seigneur).

On ne saurait mieux rendre hommage à Philippe Herreweghe et à son ensemble que ne l’ont fait les applaudissements chaleureux et les nombreux rappels. Avec talent, ils ont fait découvrir au public d’un soir une facette de l’œuvre importante d’un grand maître du baroque naissant, trop longtemps relégué dans l’oubli. Un regret cependant. Le programme du concert contient le texte des motets interprétés ainsi que leur traduction en français. Outre le fait que l’éclairage manquait pour en suivre aisément le cours, une lecture ultérieure nous a conduits à constater que cette traduction édulcore quelque peu la puissance évocatrice de certains termes. Ainsi le mot Pfeil est traduit par « rayon » alors que Schein décrit de façon réaliste la trajectoire de la « flèche » ; ou bien encore, dans le même motet, le mot Not est traduit par « pauvreté » alors que le compositeur exprime la « détresse » dans laquelle le plongent les décès de ses proches. Si, comme nous le souhaitons vivement, Philippe Herreweghe enregistrait ces pièces au terme de sa tournée européenne, une révision de leur traduction nous paraît indispensable, a fortiori lorsque le texte joue, comme ici, un rôle-clé dans la composition.

Ces pièces ont atteint le public au cœur grâce à la direction millimétrée du maître et l’engagement total des chanteurs, tous remarquables. Chacun d’eux est talentueux ; mais c’est ensemble qu’ils ont véritablement séduit. Wolff Mathias Friedrich mérite cependant une mention particulière car il a remplacé, au pied levé, Peter Koij empêché par la maladie. Venu de Münich le jour-même, son intégration dans l’ensemble a été remarquable de justesse et de précision. La complicité de la partie instrumentale avec la partie vocale a été totale, l’appuyant dans les graves, la soutenant dans les aigus. Elle a constitué un écrin dans laquelle ont été serties cinq voix d’une grande pureté. Deux instrumentistes ont montré l’étendue de leurs talents lors de deux intermèdes qui ont permis aux voix de prendre un peu de repos. Thomas Dunford a fait chanter à son théorbe un air de John Dowland extrait des « Sept larmes représentées par sept pavanes passionnées ». Il l’a interprété avec une grâce et une subtilité admirables dans l’exécution des ornements. Quant à Maude Gratton, elle a fait résonner les différents registres de son orgue de concert pour interpréter une pièce de Samuel Scheidt écrite en forme de variations sur un thème. La conjonction des voix et des sons a suscité l’émotion d’un public qui n’a pu rompre le charme avant que la note finale ne se soit éteinte sous la coupole de l’Oratoire du Louvre.



Publié le 13 déc. 2016 par Michel Boesch