Sémélé - Haendel

Sémélé - Haendel ©Pierre Benveniste
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L'unique opéra anglais de Haendel

Quand Georg Friedrich Haendel (1685-1759) entreprend de composer Semele en 1744, il a cessé depuis trois ans d'écrire des opéras italiens (Deidamia est son dernier opera seria) pour se consacrer à d'autres genres musicaux (voir notre récente chronique). Cette décision fut sans doute difficile à prendre mais les goûts du public avaient changé et l'idée d'une musique chantée dans la langue anglaise avait fait son chemin notamment après le triomphe du Beggar's Opera (Opéra des Gueux) composé par John Gay (1685-1732) et Johann Christoph Pepusch (1667-1752) en 1728. Il n'est pas impossible dans ces conditions que Haendel ait songé un temps durant d'écrire des opéras en anglais et que Semele ait pu être une tentative du Saxon dans ce sens. Quelques données de cette chronique se trouvent dans l'article Haendel et les Britanniques publié dans le programme du concert.

En abandonnant l'opéra italien pour l'opéra anglais, Haendel s'affranchissait du modèle Métastasien et de sa suite monotone de récitatifs secs et d'airs. Fort de sa liberté retrouvée, il pouvait à loisir incorporer dans la trame de l'opéra des récitatifs accompagnés, des ensembles et des chœurs, réformant l'opéra bien avant Christoph Willibald Gluck (1714-1787) ou Tommaso Traetta (1727-1779). Il pouvait aussi choisir un texte conforme à ses goûts et ses ambitions, en l’occurrence le livret d'opéra Semele que William Congreve (1670-1729) avait écrit pour le compositeur John Eccles (1688-1735), projet qui ne vit jamais le jour. Bien que, parée de ces atouts, la Semele de Haendel fût une réussite totale au plan dramatique et musical, l’œuvre représentée le 10 février 1744 au King's Theater de Covent Garden, sans décors ni mise en scène, à la manière d'un oratorio, n'eut aucun succès pour plusieurs raisons : elle fut jugée immorale et licencieuse ; beaucoup trop audacieuse et novatrice, elle ne fut pas comprise par le public londonien ; ni opéra ni oratorio dans cet accoutrement, elle déplut aux amateurs de ces deux genres. Quarante ans plus tard en 1781, Idomeneo de Wolfgang Mozart connaissait à Munich le même sort que Semele pour des raisons en partie analogues. On peut imaginer que face à cet échec, Haendel ait renoncé à composer d'autres opéras anglais et se soit consacré presqu'exclusivement à l'oratorio biblique.

Le livret de William Congreve, d'après les Métamorphoses d'Ovide, étant écrit au départ pour servir de base à un opéra, se prêtait idéalement à une mise en scène. C'est sous cette forme que j'ai vu pour la première fois Semele au Festival Haendel de Karlsruhe en février 2018 (se reporter à mon compte-rendu) mais l'action est si limpide et les personnages si bien caractérisés que Semele se regarde et s'écoute aussi bien en version de concert comme ce fut le cas à Beaune en 2021.

Semele, promise à Athamas, envisage avec tristesse ce mariage. Secrètement amoureuse de Jupiter, elle invoque le roi des dieux de lui venir en aide. Jupiter séduit par sa beauté, exauce son vœu et sous l'aspect d'un aigle, l'emporte dans une contrée idyllique à l'écart des mortels. Insatisfaite de son sort pourtant enviable, Semele voudrait devenir immortelle, mais Jupiter élude sa demande. Junon ulcérée d'être trompée une fois de plus, concocte sa vengeance avec l'aide de Somnus, dieu du sommeil et celle involontaire d'Ino, sœur de Sémélé. Junon prend l'apparence d'Ino pour persuader Sémélé que pour devenir immortelle, elle doit convaincre Jupiter d'apparaître sous sa forme naturelle. Sémélé demande à son amant de jurer de lui accorder tout se qu'elle demande ; ce dernier, embrasé par un rêve érotique fourni par Somnus, jure à contre-coeur. Sémélé fait alors sa demande fatale, Jupiter, atterré mais lié par son serment, consent à la satisfaire. Quand il apparaît dans toute sa gloire, Sémélé meurt consumée par l'éclat insoutenable de son amant.

Dans ce beau livret, deux enseignements ressortent clairement : l'ambition de Semele est responsable de sa mort ; la vengeance de la femme jalouse qu'est Junon ne résout rien car Jupiter recommencera à la tromper, son chagrin une fois apaisé, comme le suggèrent certaines mises en scène. Ce livret a inspiré Haendel qui conçut une de ses plus belles œuvres. Le Saxon a rarement écrit une ouverture à la française aussi développée et travaillée que celle de Semele. La fugue est une merveille de légèreté et à la fois de densité, oxymore fréquent dans cette œuvre. La plupart des airs revêtent la structure de l'aria da capo napolitaine dans sa forme la plus complexe en cinq parties AA'BA1A'1. Cette structure avait été abandonnée dans L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato, oratorio datant de 1740 mais il semble bien que Haendel voulait que dans Semele le style italien subsistât car ce dernier convenait bien pour chanter les plaisirs et les tourments de l'amour. Un des plus remarquables parmi ces airs est celui de Semele à l'acte I, The morning lark (l'alouette du matin) dont les vocalises de la chanteuse et les gruppettos des violons imitent les gazouillements de l'oiseau, ou encore dans le même acte, l'air d'Athamas, Hymen hast, thy torch prepare, où le fiancé de Semele invoque Hymen de hâter son mariage. L'acte II est celui de Jupiter; un des plus beaux airs, celui dans lequel il décrit l'Arcadie, pays des nymphes et des bergers heureux, Where'er you walk, lui est attribué, de même à l'acte III l'aria de Semele, No, no, I will take no less, est ornementé de vocalises acrobatiques comme il se doit dans l'opéra seria. Mais il y a dans Semele quelques airs pratiquement durchcomponiert dans lesquels se manifeste une grande liberté. C'est le cas de l'invocation à Jupiter que chante Semele à l'acte I, O Jove ! In pity teach me which to choose, qui débute avec une incroyable neuvième mineure qui donne à cette prière une intensité extraordinaire, de la délicieuse Sicilienne, Thus, let my thanks be payd, ou encore les quelques mots murmurés par Semele qui se sent mourir, My pride and impious vanity, page d'une émotion et d'une concision exemplaire.

Mais que serait Semele sans la dizaine de chœurs exaltants qui parcourent les trois actes. Les chœurs des prêtres, ou encore les chœurs des Amours et des Zéphyrs, souvent homophones, quelquefois polyphoniques, commentent l'action ou tirent la morale des évènements à la manière de la tragédie antique. Parfois un chœur termine un air en répétant le couplet initial chanté par le soliste. L'effet produit est puissant comme dans le célèbre air de Semele qui clôt l'acte I, Endless pleasure dont la sensualité dut choquer les multiples censeurs du royaume. Le chœur somptueux par lequel se termine l'opéra, Happy, happy shall we be, qui décrit un futur où Bacchus couronnera les joies de l'Amour, est du même acabit mais ici la structure musicale choisie, une fugue grandiose digne de terminer une œuvre religieuse, rachète un peu l'érotisme du propos. Mais le sommet de l'opéra est indiscutablement le chœur funèbre, Oh terror and astonishment. Cette scène admirable peut être comparée à la scène de déploration, Que tout gémisse, du Castor et Pollux contemporain de Jean-Philippe Rameau (1683-1764).

Les trouvailles abondent dans Semele. Le début de l'acte III décrit la grotte de Somnus en donnant aux instruments graves, bassons et violoncelle le rôle principal. Il y a bien dans cette musique une préoccupation constante de décrire la nature sous toutes ses formes. Ce prélude est suivi par l'air de Somnus écrit dans le registre le plus grave de la voix de basse. Cet air ressemble beaucoup à l'air du roi Licomede qui dans Deidamia se réfugie dans le sommeil pour éviter de s'occuper d'Achille qui devient ingérable. Cette scène avec Somnus franchement comique montre bien que Haendel tenait à rester sur la lancée initiée avec Serse et poursuivie avec Imeneo et Deidamia d'introduire un humour d'une grande finesse dans ses opéras. Si on ajoute encore l'existence dans l'acte I d'un magnifique quatuor vocal (Cadmus, Ino, Athamas, Semele : Why dost thou thus intimely grieve) et de trois duettos très dynamiques dont le merveilleux duo de Semele et Ino à la fin de l'acte II, Prepare, prepare then, ye immortal choir, on a tous les ingrédients nécessaires et suffisants pour animer cette œuvre et donner vie aux protagonistes déjà bien caractérisés dans le texte.

Ana Maria Labin incarne Semele, rôle titre très exigeant au plan vocal par le nombre d'airs et leurs difficultés. La soprano roumaine montra l'étendue de sa technique dans plusieurs airs à vocalises et coloratures périlleuses (No, no, I will take no less) chantés de surcroît avec une intonation parfaite et un beau legato. Elle a parfaitement réussi à transmettre les extases de Semele (excellent Endless pleasure), ses tourments (Oh Jove, in pity teach me) et les affres de sa mort tragique (My pride and impious vanity). J'ai trouvé moyenne la projection de sa voix, problème lié peut-être à ma position dans la cour des Hospices. Le rôle d'Athamas était chanté et joué par Lawrence Zazzo. Ce remarquable contre-ténor a déjà une carrière bien remplie avec une magnifique prestation dans le rôle de César dans Giulio Cesare de Haendel. Le rôle d'Athamas avec ses vocalises napolitaines et son côté opéra seria (aria da capo, Your tuneful voice) lui allait très bien et il donnait en plus au personnage un aspect séducteur qui rendait plus plausible son mariage surprise avec Ino. Sa voix avait une superbe projection, une tessiture étendue et un beau timbre dans les registres graves et aigus. A Dara Savinova (mezzo-soprano) étaient attribués les rôles de Junon et d'Ino comme il se doit puisque Junon apparaît sous les traits d'Ino. Le rôle est difficile car il faut passer de la douce amante d'Athamas (remarquable air d'Ino avec da capo, Turn, hopeless lover) à l'impitoyable reine de l'Olympe. Cette dernière nous a offert un florilège d'acrobaties vocales dans la magnifique aria di furore avec da capo : Hence, Iris, hence away. La mezzo estonienne a impressionné le public par la beauté de ses vocalises et par l'étendue de sa tessiture, elle s'est montrée aussi une remarquable actrice.

Le rôle d'Iris, messagère et confidente de Junon, est plutôt restreint mais Chiara Skerath lui a donné une dimension indéniable grâce à sa belle voix au timbre chaleureux, très bien projetée et sa vivacité. Andreas Wolf, basse, jouait les rôles du roi Cadmus, de Somnus et du Grand Prêtre. Sous la forme de Somnus, il chante avec talent l'aria da capo, More sweet is that name, quand il entend le nom de sa Pasithea adorée mais plus remarquable encore est son air du sommeil, Leave me, leave me, loath some light, air très lent en valeur longues dans le registre grave de sa tessiture où il atteint le sol 1 avec une superbe puissance. Matthew Newlin (Jupiter) était le dernier arrivé sur scène. Ce ténor m'a enthousiasmé. Il a toutes les qualités, une voix claire et puissante, une présence scénique indéniable. Tendre et sensible dans les déclarations d'amour, enthousiaste et diablement séducteur dans les airs virtuoses avec vocalises (Lay your doubts and fears aside), il fut un Jupiter idéal et la révélation de la soirée !

Le Choeur de chambre de Namur avait fort à faire avec une dizaine de chœurs dont certains très développés. L'exécution fut à la hauteur de la réputation de cette phalange. Impeccables de précision, les attaques aiguisées au scalpel étaient typiques de musiciens habitués à chanter ensemble et s'astreignant à une discipline rigoureuse. Cette précision ne nuisait en rien à la sensibilité et à l'expression des sentiments. Tous les pupitres sont sensationnels et méritent les louanges les plus enthousiastes. Une formation de ce niveau comporte pour chaque pupitre de nombreuses individualités capables de chanter en soliste. C'est ainsi que le rôle de Cupidon fut tenu par une soprano du Chœur.

L'Orchestre Millénium est une formation baroque étoffée et le son d'ensemble possède de ce fait une grande plénitude. C'était évident dans l'introduction de l'ouverture à la française d'une grande solennité et puissance. Par contre la fugue était particulièrement aérienne et inspirée. Les instruments à vents n'ont pas de rôles solistes marquants dans la partition, mais se fondaient admirablement aux cordes. Les interventions des timbales étaient chaque fois fracassantes comme il se doit. Enfin le continuo assurait les bases harmoniques avec compétence et rigueur tandis qu'on entendait le théorbe égrener de jolies notes.

L'ordonnateur de cette fête musicale était le chef, claveciniste, orchestrateur et musicologue Leonardo Garcia Alarcón. Il se surpassait ce 17 juillet pour offrir au public cette Semele, un joyau d'une élégance exquise, serti des perles les plus précieuses et les plus fines.



Publié le 31 juil. 2021 par Pierre Benveniste