Semele - Haendel

Semele - Haendel ©Thomas Ziegler
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Aux sources du renouveau haendélien

Dans le cadre de son centenaire, le Festival Haendel de Halle nous a proposé un précieux témoignage sur le long chemin qui nous a mené aux actuelles interprétations « historiquement informées » du répertoire baroque dans son ensemble, et des opéras de Haendel en particulier. A la fin du XIXème siècle, l’essentiel de l’immense production musicale de Haendel demeure inconnue du public, comme celle de l’ensemble des compositeurs baroques, dont les partitions n’étaient plus rejouées depuis au moins un siècle. Quelques-uns de ses airs composés pour des cérémonies officielles - notamment certains des Coronation Anthems, composés pour le couronnement du roi George – sont toutefois joués plus ou moins régulièrement à l’occasion du couronnement de ses successeurs. Subsiste également son Messie, au moins dans la version remaniée par Mozart. Mais son abondante production lyrique, qu’il s’agisse de ses nombreux opéras serias, de ses opéras anglais ou de ses oratorios demeurent des terrae incognitae du public, dont seuls quelques musiciens et musicologues connaissent l’existence.

Un intérêt nouveau pour le répertoire musical des siècles passés s’observe pourtant dans de nombreux pays d’Europe à cette période. Il correspond certainement à une soif intrinsèque de découverte, qu’on peut mettre en parallèle des expéditions d’exploration géographique et de colonisation entreprises à la même période par ces mêmes pays. Il s’inscrit aussi dans le contexte historique et politique de généralisation de la structure de l’Etat-nation en Europe : celle-ci suscite la recherche de « racines culturelles » identitaires légitimant son bien-fondé… Après un bon siècle, voire plus, d’oubli à peu près total, le répertoire musical ancien fait ainsi l’objet de recherches, en vue d’être à nouveau présenté au public. Cette recherche s’étend à son contexte musical et historique : on voit ainsi poindre une notion proche de notre actuel « historiquement informé ». Mais son concept en est bien différent, car il n’exclut nullement les adaptations jugées indispensables aux goûts (réels ou supposés) du public de l’époque ! En France, le compositeur et musicologue Vincent d’Indy (1854 – 1931) participe à la fondation de la Schola Cantorum de Paris (créée en 1894), destinée dans un premier temps à enseigner le répertoire musical religieux ancien. Signe de son succès, sa vocation s’élargit rapidement à l’ensemble de la musique ancienne, qu’elle soit sacrée ou profane. La démarche connut un réel succès, avec la création d’une institution jumelle à Bâle. Le compositeur fut aussi l’un des premiers à proposer en 1904 une version moderne de l’Orfeo de Monteverdi, réorchestrée à sa manière…

En Allemagne, au début de XXème siècle, le musicologue Alfred Rahlwes (1878 – 1946) se penche à son tour sur les partitions de Haendel, et plus précisément ses opéras. La restitution d’une partition inconnue, écrite pour des voix qui n’existaient plus et des instruments largement transformés entre-temps, lui a certainement posé de redoutables questions lorsqu’il s’est lancé dans l’aventure. Il a adapté successivement deux œuvres du Caro Sassone (Semele, livrée en 1913 et Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, en 1919), qui se rattachent aux deux extrémités de la carrière du compositeur : ses débuts en Italie et la période de ses opéras et oratorios en anglais. On peut penser qu’il était lui aussi aux prises avec deux objectifs, au moins en partie contradictoires : rendre l’œuvre accessible aux interprètes et au public de son époque, tout en restant suffisamment proche de l’œuvre originelle.

Après la défaite allemande de 1918, la République de Weimar soutient à son tour l’intérêt pour la culture historique allemande, afin de renforcer l’unité intérieure du pays, constitué sous la domination prussienne. Le régime né de la disparition de l’Empire de Bismarck a été fondé, ne l’oublions pas, dans la ville natale de Goethe… C’est dans ce contexte que naissent les premiers festivals consacrés à la musique de Haendel, à Göttingen dès 1920, et à Halle, ville natale du compositeur, en 1922. Si son origine germanique ne fait pas de doute, chacun sait que le compositeur avait lui-même choisi de se faire naturaliser sujet britannique. Et qu’après une formation musicale en Italie, il a mené l’essentiel de sa carrière à Londres. Dans les faits Haendel était donc plutôt une sorte d’Européen avant l’heure qu’un parangon de la culture musicale germanique, comme pouvaient l’être Jean-Sébastien Bach ou d’autres compositeurs baroques (Heinrich Schütz ou Samuel Scheidt, pour ne citer qu’eux). Le souci de « se réapproprier » ce compositeur dans la panthéon des musiciens germaniques n’était peut-être pas étranger à cette démarche...

Celle-ci sera en tous cas couronnée de succès, puisqu’elle va contribuer de manière durable à la redécouverte des opéras de ce compositeur tout au long du XXème siècle, bien avant la vague d’engouement pour le répertoire baroque dans son ensemble surgie au début des années 1980. Les représentations et concerts, les enregistrements réalisés vont permettre peu à peu au public allemand et mondial de soulever le voile sur un pan jusque-là inconnu du répertoire. Bien entendu, les exécutions sont toujours effectuées sur des instruments classiques, les rôles d’altos masculins la plupart du temps transposés… Je me souviens ainsi avec une certaine émotion de l’écoute, au tout début des années 1980, de l’enregistrement d’une Partenope provenant d’un de ces festivals, ne rassemblant que les airs (les récitatifs avaient été coupés), chantés en allemand bien entendu.

Encore les premiers enregistrements « historiquement informés » ont-ils dû batailler pour s’imposer face à des versions à peine plus anciennes, ayant fait l’objet de diverses transpositions qui nous paraîtraient aujourd’hui parfaitement incongrues, mais plutôt convaincantes au plan musical. Ainsi le célèbre Jules César de Haendel, plutôt bien servi par le Munchener Bach Chor und Orchester dirigé par Karl Richter, et dont le rôle-titre était confié à l’excellent baryton Dietrich Fischer-Diskau, a été enregistré pour Deutsche Gramophon en 1969, avec ses airs et ses récitatifs chantés en italien. En 1973 Johannes Somary enregistra avec les instruments classiques de l’English Chamber Orchestra une Semele, dont le rôle d’Athamas était cette fois confié au contre-ténor Mark Deller, elle aussi assez convaincante musicalement.

La version revue par Rahlwes de la Semele fut donnée le 25 mai 1922, lors du premier Festival Haendel de Halle. A l’occasion du centenaire de ce festival, c’est ce délicat et savant compromis qu’a souhaité faire revivre le maestro Howard Arman, dans les conditions de sa création. Avant le concert, le maestro nous donne quelques indications sur les adaptations effectuées. Le continuo n’a pas disparu, mais il est assuré par un piano et un harmonium ; les autres instruments sont ceux d’un orchestre classique. L’intrigue a été raccourcie et simplifiée (avec notamment la disparition du personnage d’Athamas, et donc de tous les échanges où il est présent ; le premier acte est en conséquence fortement remanié), de nombreux récitatifs, quelques airs et ensembles ont été supprimés (dont le magnifique quatuor du premier acte Why dost thou thus untimely grieve) ; le O sleep, why dost thou leave me (chanté par Sémélé au second acte) est désormais confié à Zeus (O schöner Traum) et déplacé au troisième acte. Le livret a été intégralement traduit en allemand, avec un souci minutieux du respect de la métrique musicale. Au passage, Jupiter et Junon ont retrouvé leurs dénominations grecques (Zeus et Héra), signe que la culture antique est bien vivante dans cette Allemagne du début du siècle, comme d’ailleurs chez ses voisins européens. Le maestro nous avertit charitablement et avec humour : « Ne quittez pas la salle dès les premières mesures. A l’époque on jouait Haendel avec des tempi très lents ! ».

Après une légère surprise liée au caractère très lent, quasi-analytique, du premier mouvement de l’ouverture, l’oreille s’habitue peu à peu et on « rentre » peu à peu dans cette version. Les courtes sinfonie qui ouvrent les deux actes suivants seront d’ailleurs tout à fait convaincantes dans leur phrasé. Le poids de l’orchestre dans les nombreux chœurs de la partition nous surprend à nouveau : on se croirait davantage chez Verdi ou Wagner que chez Haendel (en particulier dans l’imposant chœur du premier acte Donner in der Ferne (Avert this omens) ! Le piano, conjugué à la technique de certains chanteurs, apporte de son côté d’étonnants accents belcantistes à certains récitatifs… Pour faciliter le rapprochement avec la version anglaise d’origine, nous donnerons dans le commentaire qui suit l’intitulé anglais après celui de l’air ou du récitatif allemand cité.

L’implication des solistes apporte beaucoup de relief à cette étonnante version de concert. Nous avons tout particulièrement aimé l’expressivité vocale et gestuelle de la Sémélé de la soprano Yeree Suh. Son Endlos selig (Endless pleasure, endless love) au final du premier acte est un petit bijou délicatement orné. De même le Nein, nimmer lass ich nach (No, no I’ll take no less) dévale les ornements dans une impeccable fluidité. Mais c’est dans les passages plus lents que son expressivité se manifeste le mieux : des remerciements appuyés à Héra pour son fielleux conseil (O aller Dank/ Thus let my thanks) et un émouvant récitatif accompagné Weh mir ! (Ah me ! Too late !) qui chute dramatiquement sur Ich sterbe lorsqu’elle meurt. Face à elle, le ténor Martin Mitterutzner joue avec habileté de la palette grave d’un Heldentenor, tout à fait convaincante dans le rôle. Il nous gratifie d’élégants ornements dans ses airs : Quäle nicht/ Lay your doubts, Dort, wo du weilst/ Where’er you walk (second acte) ou encore l’impérieux Weh ! Zurück nimm dies Wort/ Ah, take heed (au troisième acte). Nous avons également apprécié ses graves mordorés dans l’inédit O schöner Traum (O sleep), transposé comme il a été dit plus haut.

L’alto Ulrike Schneider campe de son timbre androgyne une Héra autoritaire, presque virile, qui débute par le vigoureux récitatif accompagné en forme d’apostrophe Wach auf Saturnia (Awake Saturnia, from thy lethargy). Sa rage semble sans limite. Elle témoigne d’un bel abattage dans le Fort, fort, Iris, fort von hier ! (Hence, Iris, hence away) qui suit. Sous les traits d’Ino, elle se fait plus doucereuse pour suggérer à Sémélé le piège mortel du serment de Zeus (dans le récitatif accompagné Lass schwören ihn (Conjure him). A ses côtés, la soprano Johanna Winkel (Iris) se montre une épatante complice, révélant dans un phrasé soigné la retraite secrète de Sémélé et les pièges qui la protègent (Dort nur Freunden/ There, from mortal cares retiring, au deuxième acte). Avec une diction tout aussi précise, la basse Ludwig Mittelhammer nous régale de ses graves caverneux dans le grand récitatif accompagné de Cadmos au premier acte (Eilig in Furcht/ Wing’d with our fears). Dans le rôle de Morpheus (au début du troisième acte), il passe sans peine d’un soporifique et délicatement ciselé Lass’mich (Leave me) à un joyeux O Name, wie klingst (More sweet is that name) plein d’énergie. Soulignons aussi les attaques impeccablement réglées des chœurs Konzert Chor Leipzig & Robert-Franz-Singakademie réunis pour cette version de concert.

Cette version a pu choquer certaines oreilles contemporaines habituées à nos modernes interprétations « historiquement informées ». Elle constitue cependant un précieux témoignage sur les conditions dans lesquelles le public a pu redécouvrir, au début du XXème siècle, les opéras de Haendel, ainsi que sur l’esthétique musicale qui prévalait à l’époque et à laquelle cette adaptation est ajustée. Les goûts musicaux et les interprétations ont en effet fortement évolué durant le XXème siècle ; il suffit pour s’en convaincre de comparer des enregistrements d’une même œuvre sur plusieurs décennies, qu’il s’agisse de symphonies de Beethoven ou d’opéras de Verdi ou de Wagner. Concernant les œuvres baroques, on peut aussi mesurer que l’esthétique musicale d’un Harnoncourt ou d’un Leonhardt ne sont plus tout à fait celles du XXIème siècle. Peut-être dans un siècle nos successeurs écouteront-ils nos actuels enregistrements « historiquement informés » de Sémélé avec le même sentiment de désuétude musicale que nous avons eu en écoutant cette version de Rahlwes ?



Publié le 16 juin 2022 par Bruno Maury