Sémélé- Haendel

Sémélé- Haendel ©Felix Grünschloß
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Junon rend folle celle qu'elle veut perdre

Opéra ou oratorio ? Lors de sa création en 1744, Sémelé fut qualifié de drame musical, à la manière d'un oratorio. On ne saurait mieux dire.

Le fait de juxtaposer de nombreux chœurs aux côtés d'airs, duos, quatuors vocaux n'est pas caractéristique en soi et ne confère pas à l’œuvre le statut d'oratorio. Les tragédies lyriques de Lully, ou de Rameau, les opéras seria réformés (il s'agit de la réforme de Calzabigi et Gluck d'une part ,et de Tommaso Traetta d'autre part, qui incorporèrent des chœurs dans l'opéra seria ; ce dernier jusque là consistait en une suite parfois un peu monotone d'airs et de récitatifs secs) comme Antigona de Tommaso Traetta, Idomeneo de Wolfgang Mozart, L'Anima del Filosofo de Joseph Haydn, Gli Orazi ed i Curiazi de Domenico Cimarosa - et d'autres, contiennent des chœurs magnifiques, aussi nombreux que dans Sémelé mais il ne viendrait à personne l'idée de les appeler oratorios.

Chez Haendel, les chœurs ont un caractère différent de celui de ses prédécesseurs ou successeurs, « ils frappent comme la foudre » nous dit Mozart en 1789, au moment de réorchestrer le Messie, ils ont un côté épique très typique et également la capacité de conférer à une œuvre purement profane, un caractère sacré. Ce caractère nettement oratorio de Sémélé apparaît clairement dans une version de concert mais une telle version est très réductrice pour une œuvre dont l'action dramatique est dynamique et puissante et dont les personnages bénéficient d'une fine caractérisation théâtrale. Pour conclure, Sémélé pourrait tenir dans l’œuvre de Haendel, une place semblable à celle du « drame sacré » David et Jonathas dans celle de Marc-Antoine Charpentier.

Médiocrement accueilli lors de sa création peut-être en raison de son caractère hybride, Sémélé est maintenant apprécié à sa juste valeur et les nombreuses versions discographiques rendent justice à son invention mélodique inépuisable et à la grandeur et la noblesse de ses chœurs, parmi les plus beaux du compositeur. L'opéra regorgeant de beautés diverses, il est difficile de faire un choix. Dans le premier acte, on remarque particulièrement le quatuor vocal (Cadmus, Ino, Athamas, Sémelé) Why dost thou thus untimely grieve, l'air délicieux de Sémelé avec chœurs qui clôt l'acte : Endless pleasure, endless love. Le troisième acte est très spectaculaire avec l'aria di furore de Sémelé, No, no, I will take no less, aux vocalises étourdissantes. Parmi les autres sommets, l'air de Junon qui savoure son triomphe : Above measure is the pleasure, dont la mélodie fait penser à une chanson populaire anglaise, évidemment le choeur funèbre, Oh Terror and astonishment. Cette scène admirable est le point culminant de l'opéra et peut être comparée aux grandes scènes de déploration passées (Purcell, Music for the funerals of queen Mary), contemporaines (Que tout gémisse dans le Castor et Pollux de Rameau, ) ou futures (O voto tremendo dans Idomeneo de Mozart). A noter que Sémélé s'achève par un chœur grandiose, Happy, happy, shall we be, dont la fugue jubilatoire est digne de figurer dans un oratorio.

La bannière étoilée flotte et le couple présidentiel se prête complaisamment aux flashes des photographes. Mister President (Jupiter) se lance dans un discours en l'honneur d'un mariage qui va être célébré entre un brillant officier sorti de West Point (Athamas) et une belle jeune personne (Sémélé) visiblement désemparée. D'emblée la mise en scène (Floris Visser) et le décor (Gideon Davey) nous plongent au cœur du sujet. Les costumes de Gideon Davey, seyants, typiquement Trente Glorieuses, m'ont fait penser au couple John et Jackie Kennedy mais d'aucuns ont évoqué les époux Clinton. Une vaste coupole tronquée figure la Maison Blanche, elle présente deux faces, l'une concave, brillamment illuminée (lumières de Alex Brok), ressemblant au Panthéon de Rome, contient le bureau ovale, siège du pouvoir. Le plateau tournant révèle l'autre face peu éclairée et quelque peu sinistre qui représente le lieu des activités illicites et des frasques présidentielles.

La technique par contre n'est pas celle des années 60, Junon vit bien à l'heure du tout numérique, avec ses multiples écrans, elle peut suivre de l'Olympe en temps réel les ébats terrestres de son infidèle époux. Jupiter à la tête du plus puissant état du monde, manie généreusement la foudre. L'idée est amusante et inquiétante et recèle un vrai potentiel comique que la mise en scène va exploiter avec bonheur, tout en restant à la marge, ce qui m'a semblé sage. D'une part il fallait éviter un décalage trop important entre la transposition et le mythe, d'autre part il fallait respecter le caractère dramatique de l'intrigue et de la musique et faire avancer l'action. La direction d'acteurs était très importante dans ce contexte, elle m'a paru très attentive, les protagonistes avaient toujours l'air de savoir ce qu'ils avaient à faire. En définitive, cette transposition, a priori osée, s'est avérée pleine de sens et être une réussite.

Le plateau vocal était globalement excellent. Anna Devin (Sémélé, soprano) a dominé la scène, autant par le nombre de ses interventions que par la qualité de sa prestation. Tour à tour touchante, naïve, mentalement de plus en plus perturbée, elle fit preuve de beaucoup d'engagement. Sa voix limpide, au timbre prenant et à la projection bien assurée, avait le don d'émouvoir dans les passages dramatiques et d'amuser à l'occasion. La soprano britannique montra aussi l'étendue de sa technique dans plusieurs airs à vocalises et coloratures périlleuses où sa voix agile fit merveille avec une excellente intonation et de beaux suraigus. Sa dernière intervention, à la mort de Sémélé, Ah me ! Too late I now repent, fut bouleversante.

Jupiter est un dieu protéiforme, il peut prendre tous les aspects et subir toutes les métamorphoses. C'est un Jupiter (Randall Bills, ténor), à la belle prestance, charmeur et ardent qui figurait sur le plateau. C'est avec beaucoup de tendresse qu'il calcina Sémélé, et le chagrin qu'il éprouva était visiblement sincère. Sa voix a un timbre très séduisant et une intonation parfaite. Il vocalise avec beaucoup d'élégance. Son interprétation manquait cependant du mélange de cabotinage et de cynisme qu'on attend d'un président des Etats-Unis, du moins au cinéma (Jack Nicholson dans Mars attacks), mais c'est une critique mineure. Katarin Tier (Junon, mezzo-soprano) livra le grand jeu. Son abattage scénique était impressionnant, vêtue d'une tenue de combat, elle était équipée d'armes redoutables et semblait savoir s'en servir, on craignait pour la santé de Sémélé et on ne fut pas déçu. Son grand air avec vocalises de l'acte II, Hence Iris, hence away, fut très apprécié.

J'ai beaucoup aimé Alexandra Kadurina (Ino), la mezzo a une voix au timbre chaleureux et au joli legato, elle a performé dans le quatuor vocal de l'acte I et dans son air Turn hopeless lover. Edward Gaunt (Cadmus) joua parfaitement le rôle du père de la mariée avec une belle voix de baryton bien projetée. Le contre-ténor Terry Wey dans le rôle difficile d'Athamas, fiancé de Sémelé, puis amant d'Ino, tira parfaitement son épingle du jeu grâce à sa voix au timbre très séduisant et ses belles vocalises. Hannah Bradbury (Iris) joua le rôle de la secrétaire du président, pour lequel ses talents vocaux et de comédienne ont largement compensé le caractère un peu convenu du rôle. Yang Xu (Somnus, basse) fut une révélation pour moi, ce fut difficile de le tirer de son sommeil mais une fois réveillé, il prodigua avec générosité sa voix ample et profonde dans un air superbe, More sweet is that name. On espère que ce chanteur va tenir les promesses de ses moyens vocaux considérables. Enfin Ilkin Alpay (Cupidon), affublée d'une longue barbe, on se demande pourquoi, a montré un talent prometteur.

Le chœur du festival Haendel, dirigé par Carsten Wiburch, est tour à tour triomphal, épique, recueilli, il nous livra un Oh, Terror and astonishment ! d'anthologie.

Ce qui se passait sur scène était donc excitant mais ce qui se passait à l'orchestre ne l'était pas moins. Christopher Moulds dirigea avec précision et énergie un très bel orchestre baroque. Les dimensions du lieu nécessitaient sans doute un orchestre fourni. J'ai compté trois violone, quatre violoncelles dont un soliste jouant de nombreux solos avec une superbe sonorité et ne pratiquant pas de vibrato, comme il se doit, sauf occasionnellement comme un ornement, quatre hautbois, de magnifiques bassons d'époque... Excellent continuo (clavecin, orgue), le théorbe était bien audible et certains airs accompagnés seulement par une basse discrète permettaient de l'entendre comme un soliste. Les cors et les trompettes naturels ne jouaient pas souvent mais leur sonorité captivante faisait toute la différence. Superbes timbales percutantes et précises. On ne le dira jamais assez, un bon orchestre baroque a un son caractéristique, conféré en grande partie par les cordes en boyau nu. Quand on a entendu cette musique interprétée ainsi, on ne supporte plus les orchestres la jouant sur instruments modernes, mais cette opinion n'engage que moi.

En définitive ces trois heures de musique et de théâtre captivants ont passé bien trop vite, l'accueil enthousiaste du public attesta la réussite éclatante de ce spectacle!



Publié le 03 mars 2018 par Pierre Benveniste