Semiramide - Gioachino Rossini

Semiramide - Gioachino Rossini © Opéra national de Lorraine
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Nancy, magnifique ville de Lorraine, renferme bien des trésors tant sur le plan architectural (la Place Stanislas dessinée par Emmanuel Héré rehaussée par les ferronneries de Jean Lamour, l’Art nouveau avec la Villa Majorelle du même nom que son concepteur Louis Majorelle , …), que sur le plan artistique (Musée des Beaux-Arts où l’on peut admirer les toiles du lorrain Emile Friant et bien d’autres noms illustres, la Cristallerie Daum, …), sans oublier le côté gustatif des petites douceurs nancéiennes : les inimitables bergamotes et les délicieux macarons.
Nous pourrions dresser aisément une liste à la Prévert face à l’étendue de ses richesses !
Mais notre attention est retenue par un tout autre écrin… celui de l’Opéra national de Lorraine signé des mains de l’architecte nancéien Joseph Hornecker. Ce théâtre à l’italienne répond aux formes en usage au XVIIIe siècle. Il est réalisé dans les tons rouge, or et blanc. Des statues et des ornements en stuc viennent enrichir la salle aux 1014 places.

C’est dans ce riche cadre qu’est accueilli le dernier opera seria de la période italienne de Rossini, Semiramide.
Bien que dépassant notre champ habituel d’action – la période baroque –, l’œuvre fait l’objet de toute notre attention. Elle se « calque » ou « se rapproche » du schéma traditionnel de l’opera seria : une ouverture orchestrale en trois mouvements (allegro-largo-allegro), un développement en deux ou trois actes composés de récitatifs et d’arias, une conclusion faite soit par les solistes, soit par le chœur voire simultanée. Les airs expriment bien souvent des sentiments, des émotions, des troubles, etc.
Semiramide peut donc s’apparenter à un opéra baroque si nous tenons pour véridique le postulat du musicologue italien Rodolfo Celletti (1917-2004). La nature mélodramatique tragique de l’œuvre ne peut être remise en cause.

Inspiré par le Sémiramis de Voltaire, le compositeur italien Gioachino Rossini (1792-1868), surnommé le « Cygne de Pesaro » ou bien encore « Tedeschino » – « le petit Allemand » en référence à la passion vouée aux œuvres de Haydn et Mozart, compose sans le savoir son plus célèbre opéra tragique sur le livret de Gaetano Rossi (1774-1855).
Le mélodrame tragique Semiramide est créé au Théâtre de la Fenice de Venise le 03 février 1823 et sera repris vingt-huit fois dans la même saison. Malgré le succès à l’époque, il n’est que très rarement interprété de nos jours.
Rossini compte bel et bien parmi les plus grands compositeurs d’opéras du XIXe siècle. Son nom reste indéfectiblement associé au Barbier de Séville, La Cenerentola, La Pie voleuse, L’Italienne à Alger et Guillaume Tell.

La trame de l’intrigue tisse l’étoffe d’une société où règnent les couples maudits répondant aux noms de Mensonge / Manipulation, Complot / Trahison…
La reine de Babylone Semiramide, avec la complicité du prince Assur, fait assassiner son mari, le roi Nino. Face à la vacance du pouvoir, elle se doit de choisir un nouveau roi. Quant à Arsace, de retour dans la cité mythique, il espère épouser la princesse Azema et devenir ainsi le successeur royal. Mais Semiramide offre à ce dernier le trône et sa main, ce qui attise la jalousie d’Assur. L’ombre de Nino vient troubler les manigances royales et ordonne un cruel châtiment : le nouveau roi doit tuer un homme le soir même. Le grand-prêtre Oroe divulgue à Arsace qu’il est en réalité Ninia, le fils de Nino et de Semiramide. Il lui révèle également son abject destin, celui de poignarder un homme. C’est sa propre mère, qui succombera par son épée malencontreuse. Arsace pensait atteindre Assur.

Des singularités marquent profondément l’œuvre rossinienne comme les influences ou résurgences de ses anciens opéras tels que Le barbier de Séville (1816) et La Donna del Lago (1819). Une question se pose à juste titre. La confusion des genres buffa ou seria était-elle voulue par Rossini ? A la constatation de la première particularité, la réponse serait affirmative !
Une autre originalité ne relevant pas du fait du compositeur est l’attribution du rôle d’Arsace à un contreténor et non comme écrit dans le manuscrit à un contralto, voix féminine la plus grave. L’exercice peut se révéler périlleux à bien des points !

La metteur en scène (ou metteuse en scène pour les féministes, en vue de ne froisser quiconque) allemande Nicola Raab joue sur plusieurs plans en offrant une double lecture.
Elle campe un théâtre dans le théâtre avec un rappel constant du matériel utilisé : une scène sur tréteaux dissimulée ponctuellement par un épais rideau de velours, des projecteurs symbolisant les « apparitions ombreuses » du défunt roi, des feux de la rampe apportant une touche baroque, des drisses de levage et des cintres sur lesquels sont posés soit les costumes, soit des masques aux influences égyptiennes.
Elle tente par ailleurs de modifier l'unique perception théâtrale en s’appuyant sur les décors réversibles de Madeleine Boyd. Elle établit une passerelle entre les concepts « public et privé » recevant les marches de la scène pour seule délimitation. Côté jardin, les coulisses sont de l’ordre de l’intime là où se trament le complot, la trahison et le mensonge. Par contre côté cour (la scène), le monde de la représentation règne avec tous ses corollaires : droiture, loyauté bien évidemment qu’apparente, etc. La scène surélevée, elle-même, se métamorphose parfois en coulisses. L’arrière des colonnes antiques nous est présenté.


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Semiramide (Salome Jicia) – © Opéra national de Lorraine

Nicola Raab « manipule » l’esprit en se servant d’un gigantesque miroir rocaille style Louis XIV au tain piqué. Montant ou descendant à volonté du plafond, le miroir réfléchit tantôt le propre reflet des protagonistes de l’intrigue, tantôt celui du roi assassiné ou pire celui de leur âme tourmentée ! Pris de folie, Assur traversera le miroir le brisant en mille éclats. C’est au travers de celui-ci que Semiramide recevra le coup mortel porté par l’épée d’Arsace.
Nous pouvons donc commodément nous noyer dans ce dédale de lieux privés et publics. L’ossature conformiste de l’œuvre ne facilite pas l’approche dramaturgique visée par Nicola Raab. Elément à sa décharge !

Imaginés par Julia Müer, les costumes nous transportent en un éclair à la période baroque. Les robes à panier côtoient les pourpoints chamarrés tranchant radicalement avec les livrées noires habillant le chœur. Les chaussures portent des boucles comme il était d’usage au XVIIIe siècle.

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Personnage central : Idreno (Matthew Grills) – En arrière plan à gauche : Oroe (Fabrizio Beggi) – Sur la scène à droite : Assur ( Nahuel di Pierro) – © Opéra national de Lorraine

Prenons le temps d’admirer le sublime costume porté par Idreno rehaussé d’or et de bleu roi. Paré d’une perruque surmontée d’une couronne et engoncé par un jabot de dentelles, Idreno au teint blafard apparaît comme le reflet du Roi Soleil. Double perception ?

Quant aux lumières de Bernd Purkrabek, elles soulignent avec efficacité la trame tragique de l’œuvre. Elles cadrent la démarcation entre public et privé, lumière vive et tamisée. De même, les jeux de lumière ornent avec soin les déplacements de tous les protagonistes. Une fort jolie réalisation !

La mise en scène, les costumes, les décors et les lumières n’auraient peu d’attrait, d’utilité s’ils n’étaient portés à bout de bras par un chef d’orchestre. La baguette est donc confiée à Domingo Hindoyan.
La « longue » Sinfonia d’ouverture trahit la méticuleuse lecture de la partition faite par le maestro d’origine vénézuélienne. Domingo Hindoyan en saisit toutes les nuances, les finesses rossiniennes et en restitue l’essence même. Il unit dans une belle dynamique les chanteurs (solistes et chœur) à l’orchestre.
Saluons l’excellent travail réalisé par l’Orchestre national de Lorraine qui impose en toute humilité sa virtuosité.

A cela, il faut ajouter une distribution vocale assez homogène dans l’ensemble même si quelques réserves seront émises par la suite…

Le premier à entrer sur scène est Oroe, grand-prêtre du Temple de Baal. Ce rôle est confié à la basse italienne Fabrizio Beggi. D’un bel ambitus (étendue de la voix entre sa note la plus grave et sa note la plus élevée) vocal, il lance clairement et sans accroc un magistral Sì, gran Nume, t’intesi. I venerandi tuoi decreti adoroOui, Grand Dieu, je t’ai compris. Je révère tes décrets vénérables (Acte I, scène 1). Malgré la profondeur des notes atteintes, le timbre reste lumineux. Oh! sì: porgili. Alfine ! Io vi miro, io vi bacio, o sacri avanzi. Del più grande dei regiOui, donne-les-moi. Enfin ! Je vous admire, je vous couvre de baisers, ô reliques sacrées du plus grands des rois (Acte I, scène 6). La ligne de chant s’écoule avec ductilité démontrant une certaine agilité de l’organe.
Non seulement d’être un excellent chanteur, il dispose d’un sens inné de la tragédie. Da quell’orrenda notte, In cui barbara sorte, In cui spietata man, mano di morte Rapì all’Assiria il suo buon reDepuis cette horrible nuit où un sort inhumain, une main impitoyable – celle de la mort – enleva son bon roi à l’Assyrie (Acte I, scène 12). Fabrizio Beggi a la capacité à colorer son chant tout en préservant une parfaite diction. Il relèvera avec autant de brio ses interventions dans le rôle de l’Ombre de Nino.

Le rôle d’Idreno est quant à lui attribué au jeune ténor léger d’origine américaine : Matthew Grills. D’une voix souple et solaire à l’image de son costume, il illumine Là dal Gange a te primero. Reco omaggi, o Dio possente!Du Gange, je te rends hommage en premier, ô dieu puissant ! (Acte I, scène 2). Il fait preuve d’une belle présence dans le chant. La souplesse vocale se fait entendre particulièrement à deux reprises. Le Respiro. Ah dov’è, dov’è il cimento ? Già di me maggior mi sento. Tu mi rendi la speranza, Nuovo in me ridesti ardirJe respire. Où est l’épreuve ? Je me sens déjà plus fort. Tu me rends espoir. Tu ranimes mon audace (acte I, scène 8). Nous pouvons sans flagornerie comparer sa voix à celle de son compatriote Lawrence Brownlee, le ténor « spécialiste » du bel canto rossinien.
Il s’imposera royalement dans le grand air Io bramo e imploro sol, cara, che m’ami. La speranza più soave…Je ne désire et n’implore que ton amour, ma chère. L’espoir le plus doux… ((Acte II, scène 6). Les vocalises se parent de rayonnantes nuances. Cette jeune voix ne demande qu’à s’affirmer…

Le dernier prétendant Assur est campé par la seconde basse du plateau, l’argentin Nahuel di Pierro. Son intelligence scénique et son spectre vocal lui permettent d’incarner parfaitement son personnage.
Il traduit vocalement la fureur qui le gagne. Se m’arde furore contr’anima audace di freno il mio core capace non éSi la fureur m’embrase contre un audacieux, mon cœur est incapable de se contenir (acte I, scène 7).
La scène 9 de l’acte II scelle pour l’éternité le timbre de basse chantante de Nahuel di Pierro dans la mémoire collective du public. Le Si, vi sarà vendetta. Io vivo ancora. Io so bastoSi, il y aura vengeance. Je vis encore. Il suffit de moi seul est tout humblement sublime.
Son goût prononcé pour la tragédie s’exprime pleinement en particulier dans deux scènes. La folie est personnifiée voire sublimée lorsqu’il réduit à néant le miroir en le traversant. Le duo formé avec Semiramide dans la scène 3 de l’Acte II témoigne ici de son entière implication dans le rôle du félon à son tour « trahi » par la reine. Le moment est intense de violence…


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Semiramide (Salome Jicia) & Assur (Nahuel di Pierro) – © Opéra national de Lorraine

Face à cet excellent trio masculin, le rôle titre devait être placé sous les auspices d’une soprane dont la technique belcantiste n’entraîne aucune remarque ou que très peu. C’est chose faite en la personne de Salome Jicia, soprano géorgienne. Attentive et précise quant à la difficulté de ce rôle, elle apporte la fraîcheur à la distribution. Au fil de la représentation, elle prend confiance et se libère. Les agilités vocales sont servies par la puissance de son instrument. Elle atteint assez aisément les aigus sans stridence dans la scène 9, Acte I : d’une part, le fa dièse sur « sin » du Bel raggio lusinghier di speme e di piacer al fin per me brillò. Arsace ritornò. Si, a me verràUn beau rayon fallacieux d’espoir et de plaisir brille enfin pour moi. Arsace est revenu. Oui il viendra vers moi et d’autre part le sol dièse sur « ia » de piacer. Nous ne pouvons que constater la force et la douceur des nuances, de l’accentuation. Les triolets se veulent légers, qualité plus qu’appréciable. Le public ne se trompera pas et l’ovationnera chaleureusement à plusieurs reprises.


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Arsace (Franco Fagioli) – © Opéra national de Lorraine

Parfois l’objectivité est un principe fort difficile à atteindre notamment lorsqu’une voix n’attire en nous aucune compassion. Les réserves émises doivent respecter ce principe objectif, éclairé et réaliste ce que nous tenterons d’accomplir !
Comme souligné précédemment le rôle d’Arsace, principalement dévolu à une femme (contralto) travestie, se voit attribuer au contre-ténor argentin Franco Fagioli. Il s’agit d’une prise de rôle. Mais celle-ci peut rimer aisément avec prise de risque. Quel exercice fort difficile que de se confronter aux Voix qui ont incarné Arsace avec brio : Giulietta Simionato, Marilyn Horne, Lucia Valentini Terrani pour ne citer qu’elles.
Le rôle nécessite une performance soumise à rudes épreuves. L’ambitus doit être le plus large possible, allant du grave à l’aigu sans décochement, sans « pont » ! La partition sollicite intensément le registre grave, ce que relève le contre-ténor. Saluons-le à cet égard ! Quant aux aigus, ils semblent être affectés d’impuretés et ne sont plus atteints aussi facilement qu’auparavant. Il ne parvient pas à gommer le « passage » entre les deux registres, voix de poitrine et voix de tête.
A cela s’ajoutent les mimiques labiales, la posture de ses bras qui fragilisent l’interprétation. Entièrement concentré sur l’émission, il en oublie l’incarnation ce qui est regrettable.
Citons l’air d’Arsace Eccomi alfine in Babilonia. E’ questo di Belo il tempio. Qual silenzio augusto!Je suis enfin à Babylone. Voici le temple de Baal. Quel silence auguste ! (Acte I, scène 5). Il teinte son Ah! quel giorno ognor rammento di mia gloria e di contentoJe ne cesse de penser à ce jour de gloire et de joie pour moi d’une certaine élégance.
Dans les ensembles, il souffrira d’une projection moindre du fait de sa technique d’émission le rendant peu audible. Cependant, il ne semble pas manquer de souffle…
Nous aurions plus attendu un autre contre-ténor Max Emanuel Cencic ou les contraltos Sara Mingardo, Nathalie Stutzmann.

Bien que secondaires dans l’œuvre, les rôles d’Azema et de Mitrane confiés respectivement à Inna Jeskova et Ju In Yoon ne déméritent pas d’être vivement salués à leur tour. Ils incarnent avec conviction et force leurs personnages.

Une seconde réserve peut être émise quant à l’homogénéité du chœur : légers décalages et deux sopranes qui détonent dans l’aigu. Il est assez difficile de maintenir une parfaite homogénéité dans le nombre et les déplacements.
Cependant, la restriction perd de son importance face à la qualité des autres voix du grand chœur formé par celui de l’Opéra national de Lorraine et celui de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole. A ce titre, saluons l’excellent travail de Merion Powell (Nancy) et Nathalie Marmeuse (Metz) et de leurs chefs de chant Vincent Royer et Solange Fober.

Pour cette avant dernière production de la saison, l’Opéra national de Lorraine et son directeur général Laurent Spielmann n’ont pas à rougir de la programmation des scènes lyriques internationales.
Le mélodrame tragique Semiramide a servi avec honneur le bel écrin de la Place Stanislas ceci malgré sa complexité vocale. Au-delà de la mise en scène et de quelques réserves émises, le spectacle était au rendez-vous. L’homogénéité vocale et instrumentale ne fait aucun doute.
Pour preuve, le public nancéien a honoré tous les interprètes (chanteurs et musiciens) par de longs et nombreux rappels…



La représentation de cet après-midi fait l’objet d’une captation vidéo et sera diffusée sur internet par Culturebox à partir du 11 mai 2017 (20h00), puis sur France 3 à une date inconnue à ce jour.



Publié le 12 mai 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND