Beatus vir de L. Leo - Salve Regina de N. Porpora - Stabat Mater de Pergolesi - Les Talens Lyriques

Beatus vir de L. Leo - Salve Regina de N. Porpora - Stabat Mater de Pergolesi - Les Talens Lyriques ©Festival de Froville - Alain Méry
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La Musique réunit bien au-delà des simples notes offertes par des artistes à la générosité sans limite. Elle coule en chacun de nous comme le sang. Elle est source de vie !
Interpréter et/ou s’abreuver authentiquement de musique assujettit à la vérité. Elle révèle notre nature intime, celle qui édifie et gouverne la personnalité humaine. L’esprit de Friedrich Wilhem Nietzsche (1844-1900) hante, par ses écrits les abîmes du « moi profond » : « Sans musique, la vie serait une erreur, une besogne éreintante, un exil. », in Le Crépuscule des Idoles (1888).

Le mot exil résonne doublement, puisque treize longues années se sont écoulées avant que nous puissions réentendre Christophe Rousset et son ensemble Les Talens Lyriques, dans le cadre du Festival international de musique baroque et sacrée de Froville (Meurthe & Moselle).
Le programme, proposé en ce dernier jour de juin, est voué à la Vierge Marie. La « messe » votive est composée du glorieux Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736) et de deux œuvres inédites : Beatus Vir de Leonardo Leo (1694-1744) et Salve Regina de Nicola Porpora (1686-1768). Ces trois compositeurs appartiennent à l’Ecole napolitaine qui, à partir de 1650 et pour un siècle environ, domine et marque, à partir de Naples l’histoire de l’opéra. Interprétées ce soir, leurs pages dévoilent la « Naples sacrée » du début du XVIIIème siècle où s’enflamment la vocalité italienne, l’expressivité afflictive et térébrante. Dans son Dictionnaire de la musique (1764), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ne s’en émeut-il pas ? « Veux-tu donc savoir si quelque étincelle de ce feu dévorant t’anime, vole à Naples écouter les chefs-d’œuvre de Leo, de Durante, de Jommelli, de Pergolèse… ».
Animé par cette fervente conviction, Christophe Rousset offre une lecture vibrante voire mystique des œuvres précitées. Accompagné de l’Ensemble (créé en 1991), le maestro trouve appui dans deux voix remarquables : celle de la rayonnante Sandrine Piau et celle du talentueux Christopher Lowrey.

Œuvre de grande expressivité, le Beatus Vir ouvre le concert. Lionardo Oronzo Salvatore de Leo, plus connu sous le nom de Leonardo Leo, est le premier compositeur de l’Ecole napolitaine, à maîtriser le contrepoint harmonique. Du latin punctus contra punctus (note contre note), le contrepoint repose sur la superposition de lignes mélodiques distinctes et jouées simultanément. Dans l’œuvre, il est dit « fleuri » car il combine des figures de notes différentes (noires, croches,…). Quant à l’harmonie, elle peut être dénommée comme étant la science des accords (accords majeurs, mineurs, septième, …). Les accords constituent, en quelque sorte, l’ossature de l’œuvre. Ces deux notions sont donc intimement liées entre elles. Les dissonances qui en résultent, ajoutent un intérêt musical à la pièce.
Composé en 1743, Beatus Vir (Psalm 112, Livre des psaumes) est un motet écrit pour alto, cordes et basse continue (continuo). Pièce à une ou plusieurs voix (ici, celle de contreténor), avec ou sans accompagnement, le motet est de longueur variable et composé à partir d’un texte religieux. Aux teintes chatoyantes, les cordes (violons I et II, violoncelles, contrebasse sans les altos) présentent des reflets irisés suivant les multiples jeux et effets inscrits à la partition. Les expressions individuelles confèrent une esthétique soignée et homogène à cette courte introduction musicale aux accents galants.
Christophe Lowrey démontre également une élégance manifeste. Le contreténor pose sa voix ductile sur Beatus vir qui timet Dominum (Heureux l’Homme qui craint l’Eternel). Solidement ancrés, les appuis soutiennent la ligne de chant dans l’interprétation et l’ornementation. Le contreténor projette in fine un sæculi aigu de belle intensité.
Le second mouvement Exortum est in tenebris lumen rectis (La lumière se lève dans les ténèbres pour les hommes droits) témoigne du paradoxe : le ton sombre des cordes et de l’orgue tenu par Stéphane Fuget éclaire le médium du chanteur. Le mouvement est d’une extrême expressivité où, encore une fois, l’accentuation connaît la béatitude !
La respiration du chanteur est à peine audible démontrant une technique hors pair de la gestion du souffle. Notons les cadences soutenues des cordes, notamment des violons I (Gilane Gaubert-Jacques, Josef Žák, Josépha Jégard, Karine Crocquenoy et Christophe Robert) et des violons II (Charlotte Grattard, Yuki Koike, Jean-Marc Haddad, Bérengère Maillard et Roldán Bernabé-Carrión) sur le mouvement vivace, Jucundus homo (Heureux l’homme). Les violons sont empreints de passion. Nous y sommes sensibles. Le contreténor marque, à deux reprises, un léger arrêt (effets de suspension) sur le « non » de non commovebitur (jamais il ne chancelle).
Sur Dispersit, dedit pauperibus (Prodigue, il donne aux pauvres), l’Ensemble inscrit ses gestes dans un mouvement de balancier sur lequel se pose le clavecin. Le contreténor développe son organe d’une voix spianato (apaisée). Les aigus sont purs, assortis de splendides crescendos et decrescendos.
Les violoncelles (Emmanuel Jacques, Jérôme Huille et Marjolaine Cambon) et la contrebasse (Gautier Blondel) s’illustrent par une mise en lumière subtile du Sicut erat in principio (Comme il était au commencement). Christopher Lowrey enjolive sa prestation d’une envolée de vocalises à l’image des bouquets des feux d’artifice ! Nous y répondons par des applaudissements multicolores.

Selon les propres termes de Christophe Rousset : « Pour aérer le programme », l’ensemble interprète l’ouverture de l’oratorio Saint Guillaume, duc d’Aquitaine de Pergolèse. Nous recevons sa prise de parole comme un cadeau puisque la pièce n’est pas inscrite au programme !
Extraite du dramma sacro (drame sacré) composé en 1731, Li Prodigi della divina grazia nella conversione e morte di San Guglielmo duca d’Aquitana (Les Prodiges de la grâce divine dans la conversion et la mort de saint Guillaume, duc d’Aquiatine), la sinfonia est placée sous la direction énergique et précise du maestro. Le terme sinfonia désigne une pièce musicale annonçant le début d’un opéra et s’argumente sous la forme ABC (Allegro-Largo-Allegro), à la manière du concerto vivaldien. Inconnue pour la plupart d’entre-nous, la pièce jouit d’une intense finesse, en particulier sur le second mouvement lent. Les cordes, au grand complet y compris les altos (Stefano Marcocchi et Delphine Grimbert) ayant pris place lors de la courte phrase de présentation, développent une sonorité suave. Le claveciniste est tout autant remarquable allant jusqu’à orner son discours de trilles. Un moment de félicité ! Des applaudissements nourris viennent saluer la prestation des instrumentistes.

Le silence revenu dans l’église, la soprano Sandrine Piau apparaît dans une robe volantée en taffetas de soie. De couleur taupe safranée, la longue robe est rehaussée d’une chiffonnade de dentelles, lie de vin, à la mesure des futurs entrelacs vocaux posés sur l’accompagnement instrumental.
La battue du maestro rythme les premières notes du Salve Regina, composé en 1733, par Nicola Porpora. Plusieurs versions pour voix alto ou voix soprano existent. Ici, il s’agit du Salve Regina a voce sola con istromenti (Salut ô Reine à voix solo et instruments), en sol majeur pour soprano, cordes et continuo (basse continue).
L’antienne Salve Regina est une prière catholique, en latin, adressée à la Vierge Marie. Son auteur, l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil (1045-1098), ajoute « mater misericordiæ » (Mère de miséricorde).
Les cordes, en tutti, et l’orgue effleurent tendrement le visage recueilli de la soprano. Orné avec beaucoup de sensibilité, le lento Salve Regina, mater misericordiæ précise la clarté phonatoire de Sandrine Piau qui tisse des notes aussi fines que les dentelles de sa robe. En position baissée, la langue libère le geste vocal ce qui apporte structure et cohésion aux sons émis. La soprano joue constamment sur les positions du larynx et de la langue. Le résultat est une voix souple, sonore et claire. Apanage des grands chanteurs, dont elle fait assurément partie. Quelle musicalité !
Des aigus aériens et puissants s’emparent de l’allegro Ad te clamamus exsules filii Evæ (Enfants d’Eve, exilés, nous crions vers toi). Des torrents de vocalises s’enchaînent sans discontinuité grâce à l’agilité de la mâchoire inférieure.
Par son chant, la soprano personnifie les soupirs d’une mère, même divine – Ad te suspiramus (Vers toi nous soupirons), joué adagio. L’orgue et le pupitre des cordes renforcent l’incarnation. A voce solo, elle lance un poignant lacrimarum valle (vallée de larmes). Substantiellement, elle tire le fond d’elle-même.
Comment une femme, aussi frêle, peut développer une telle puissance vocale ? L’ambitus est tel qu’elle puise des aigus prodigieux dans l’allegro Eia ergo ad vocata (Ô toi, notre avocate). La plaidoirie est si éloquente que nous en oublions les instrumentistes.
Loin de toute ostentation, le visage solaire de Sandrine Piau confère au lento Et Jesum benedictum fructum ventris tui (Et Jesus, le fruit béni des tes entrailles) une force supérieure à l’expression vocale et instrumentale.
Le dernier mouvement, joué andantino, O clemens, o pia o dulcis Virgo Maria, Salve (Ô clémente, ô bienveillante, ô douce Vierge Marie, Nous te saluons) est tout simplement magnifique. En solo, Sandrine Piau orne son salut délivré de tout le pêché du monde sur les ultimes notes des cordes et de l’orgue.
De nouveau, les applaudissements viennent à leur tour saluer la virtuose prestation de la soprano.

Après la promenade effectuée dans les jardins du prieuré de Froville, la seconde partie du programme est consacrée au Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolèse. Cette œuvre constitue, en quelque sorte, son testament musical, puisque Pergolèse meurt prématurément de tuberculose à l’âge vingt-six ans. Il s’éteint au monastère de Pouzzoles (près de Naples) deux mois après l’achèvement de l’œuvre. Ecrite en 1736, elle est fondée sur un texte liturgique du XIIIème siècle. Le thème évoque la souffrance de la Vierge Marie au pied de la Croix. Composée pour deux voix (soprano et alto), cordes et basse continue, elle reprend la forme d’une cantate italienne du XVIIIème siècle, où s’enchaînent arias et duo en vingt tercets. Chaque mouvement a son caractère et sa mélodie propre.
Bien que joué à maintes reprises, le Stabat Mater conserve un attrait remarquable par la lecture dramatique et expressive, proposée par les Talens Lyriques accompagnés de Sandrine Piau et de Christopher Lowrey. La déploration d’une mère est sublimement chantée par les solistes vocaux, avec une préférence nette portée à la soprano.
Le premier mouvement, le grave, Stabat Mater dolorosa (Debout, la Mère des douleurs) est interprété en duo. Le contreténor entre en symbiose avec la voix pure et angélique de la soprano.
La pureté et la sensualité nous transpercent tel un glaive lors du Cujus animam gementem (Alors, son âme gémissante). L’andante amoroso confère de la vivacité à l’Ensemble qui se met au service de la voix puissante de la soprano.
A deux voix, O quam tristis et afflicta (Qu’elle était triste et anéantie), les cordes et l’orgue affirment leur présence dans le larghetto (lent) et s’unissent à la perfection avec les chanteurs.
Christopher Lowrey exprime à merveille le chagrin de cette mère endolorie par le sacrifice de son fils, Quæ mœrebat et dolebat (Dans le chagrin qui la poignait). De la douceur se dégage de la voix. De sa battue, Christophe Rousset implique un ralentit (rallentando) sur les dernières mesures instrumentales.
A tempo juste, le Vidit suum dulcem natum (Elle vit l’Enfant bien-aimé) fait briller les crescendos de la soprano. Belle incarnation vocale ! La phrase conclusive Dum emisit spiritum (Et soudain rendre l’esprit) se teinte d’une exquise douceur, reprise par l’Ensemble dans une couleur identique.
L’andantino Eia mater fons amoris (Ö Mère, source de tendresse) révèle le son « poudré » du contreténor qui signe, là, un beau passage.
L’orchestration ardente du Fac ut ardeat cor meum (Fais que mon âme soit de feu) s’enflamme dans un brasier de vocalises, d’ornements des deux chanteurs. Saluons leur prestation.
Nuancées, les cordes dressent des paysages vallonnés de fortissimos et pianissimos dans la supplique du contreténor : Fac ut portem Christi mortem (Du Christ, fais-moi porter la mort). Ce dernier ornemente finement « recolere » (revivre).
Sandrine Piau est rayonnante et sémillante sur Inflammatus et accensus (Je crains les flammes éternelles).
Portée par ces deux voix évanescentes, l’âme laisse mourir, sans crainte, l’enveloppe charnelle : Quando corpus morietur (A l’heure où mon corps va mourir). L’effet n’en est que plus « théâtral » puisque le mouvement est exécuté assez lentement (largo assai).
Le conclusif Amen est vibrant, éclatant grâce aux deux chanteurs, à l’orchestre en tutti. Stéphane Fuget tient, simultanément l’orgue et le clavecin, de sa main droite et de sa main gauche.

Les applaudissements jaillissent de part et d’autre de la nef de l’église romane de Froville. Les hourras saluent la prestation des artistes. En remerciement, les artistes interprètent derechef le Quando corpus morietur. Malgré le corps qui meurt, la musique a inondé nos veines tout au long de la prestation. Instillée en note à note, la Musique est, sans aucune remise en cause, Lumière de vie…



Publié le 09 juil. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND