The Tempest
© Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 23 oct. 2016
Lieu: Théâtre des Louvrais de Cergy-Pontoise - Spectacle donné dans le cadre du XXXI° Festival Baroque de Pontoise
Programme
- The Tempest - Musiques de Matthew Locke (1621-1677), Henry Purcell (1659-1695), Frank Martin (1890-1974), Philippe Hersant (1948) & Thierry Pécou (1965)
- Spectacle chorégraphié de la Compagnie La Tempête, d'après la pièce de William Shakespeare (1611)
- Création à Paris, Collège des Bernardins, le 11 mai 2015
Distribution
- Les Chanteurs et Instrumentistes de la Compagnie La Tempête
- Direction artistique et musicale, conception, mise en scène, scénographie et voix off : Simon-Pierre Bestion
- Assisté d'Étienne Ferchaud, Roman Bestion, Vivien Simon, Célia Stroom, Pascal Noël et Nicolas David
L'étoffe des rêvesLe quatrième centenaire de la disparition, le 23 avril 1616, de William Shakespeare, a fourni au monde – à l'Europe plus spécifiquement – l'occasion de célébrer l'un des plus grands dramaturges de l'histoire. Une telle commémoration ne peut d'ailleurs se limiter à la reprise, fût-elle innovante, de ses maintes tragédies et comédies : le génie de l'Anglais est si universel et fécond qu'il a nourri de nombreux arts (littérature, musique, peinture, cinéma...) de ses thématiques. Il continue d'ailleurs de susciter des œuvres nouvelles : celle qui vient de tirer la révérence du Festival Baroque de Pontoise n'est certes pas la moindre.
Cette trente-et-unième édition s'étant fixé pour fil rouge
Turbulences, rien ne pouvait y être plus en situation que
The Tempest de 1611, chant du cygne à la riche postérité. Pour ce qui concerne la musique et l'opéra, ce diamant élisabéthain a ainsi influencé des Winter, Beethoven, Berlioz, Halévy, Tchaïkovsky, Chausson, Fibich, Sullivan, Honegger, Sibelius, Martin, Wellesz, Nyman, Pécou, Adès... À cette liste sans doute non limitative, il convient d'ajouter le beau pasticcio conçu par
Jeremy Sams pour le Metropolitan Opera de New York et William Christie en 2011,
The Enchanted Island, reprenant l'esprit et même le titre de celui écrit par
Davenant et
Dryden pour
Locke (et d'autres) en 1667.
La fantaisie du
pasticcio (à entendre dans l'acception de pot-pourri) a également guidé le jeune chef
Simon-Pierre Bestion dans la genèse de cette
Tempest proposée au Théâtre des Louvrais. Il s'agit d'une adaptation pluridisciplinaire fidèle à la chronologie de la pièce et à son découpage en cinq actes, où sont imbriqués musique, danse, jeu théâtral, décor, lumière, sonorisation et voix off ; de fait, sa part musicale est un collage issu des XVII°, XX° et XXI° siècles. Elle se veut d'autant plus un manifeste que Bestion l'a conçue, lors de sa création le 11 mai 2015 au Collège des Bernardins de Paris, où nous étions, pour célébrer la fusion de ses deux ensembles, l'orchestre
Europa Barocca et le chœur
Luce Del Canto... sous le nom de
Compagnie La Tempête. Difficile d'être plus programmatique !
Quelles sont les partitions invitées à exciter l'imaginaire shakespearien ? Pour l'époque « baroque », Locke par conséquent, de même que
Hart et
Draghi, sont empruntés à l'
Enchanted Island précitée.
Purcell est présent quoique – curieusement – ce ne soit pas par son unique
Dear pretty youth identifié dans le
pasticcio. Cependant, ses riches
Anthems sont fort sollicitées. L'époque « contemporaine » est à y embrasser dans un sens très large, depuis
Frank Martin (1890-1974) jusqu'aux intermèdes électroacoustiques façonnés sur mesure par
Roman Bestion (né en 1980). La composition de
Philippe Hersant (né en 1948) et les deux de
Thierry Pécou (né en 1965) sont sans rapport direct avec Shakespeare ; il est à noter que Pécou était déjà à l'affiche de
La Tempête - un oratorio théâtral, créé à Poitiers en 2001.
Cette agilité à manier le grand saut dans le temps, donc les contrastes d'inspirations, de styles et de formes, est une marque de fabrique de Simon-Pierre Bestion (qu'il partage avec d'autres chœurs juvéniles et talentueux, tels
Les Métaboles de
Léo Warynski et
Ædes de
Mathieu Romano). Associer – magnifiquement – Machaut à Stravinsky et Ohana, ou bien Rachmaninov à Gubaïdulina, paraît chez lui une rhétorique naturelle, dont ses ouailles s'acquittent avec une flexibilité nonpareille. Semblable éclectisme ne peut être coquetterie : soudées ici l'une à l'autre par la souple fantasmagorie de
The Tempest, toutes ces musiques, si différentes par nature, gagnent une logique organique qui démultiplie leurs appâts.
Le plus spectaculaire ne réside pas dans les pages les plus anciennes, quelles que soient leurs beautés par ailleurs – en l'espèce, l'antienne de Purcell
Hear my prayer o Lord referme le périple avec beaucoup de gravité. Le magnétisme des pièces « actuelles » produit un effet plus véhément – donc, au sens propre du mot, plus d'émotion. Que des instrumentistes « baroques » parviennent, avec autant de brio, à jouer Pécou (incandescent solo de violon d'
A circle in the sand, halètements de flûtes à bec basses dans
Pour un rituel imaginaire) ou Hersant (viole de gambe obsédante pour ce
Falling star écrit en mémoire d'
Olivier Greif) : voilà qui force l'admiration, et touche profondément de surcroît. Les choristes ne sont pas en reste, en tous points maîtres des embardées virtuoses imposées par les compositeurs, au sein desquels le Martin des merveilleux
Songs of Ariel n'est pas le moins exigeant.
The Tempest par La Tempête est également une création chorégraphique, où l'énorme travail choral se double d'un investissement théâtral considérable, car ce sont les chanteurs qui assurent la pantomime, et dansent. Ils le font plutôt bien, peu de « vides » étant à déplorer au long de leur mobilité de près de deux heures. Étrangement, quelques garçons jouent le torse nu. Ceci leur vaut, au gré des allées et venues subtiles de l'éclairage, d'être sensiblement érotisés,
Samuel Rouffy en particulier dans la peau de l'ivrogne Stéphano. Le chef lui aussi requiert toute l'attention : non seulement Bestion séduit par sa battue précise et fouillée, mais encore, rendant celle-ci peu à peu dansante, il inclut sa sveltesse dans le langage des corps, ce qui ne laisse pas d'être fascinant.
Autre corde à son arc, il déclame, avec une vraie intonation d'acteur. Sa voix enregistrée tisse en effet d'une section à l'autre, à partir des mots du poète, les plus caressants et songeurs des filaments. Cela n'existait pas aux Bernardins : c'est une authentique valeur ajoutée. Une sonorisation discrète veille enfin à diffuser correctement les harmonies, enjôleuses ou rugueuses, dans le vaste vaisseau des Louvrais. À cette sobre spatialisation du son répond la verticalité nue du décor, rien d'autre qu'un agencement de structures tubulaires où prennent place, à différents niveaux, instrumentistes et plus rarement choristes. Les premiers finiront par rejoindre les seconds, pour un baisser de rideau
a cappella, dans les travées mêmes, au plus près d'un auditoire subjugué.
La réussite de ce projet est celle d'une imagination débordante, servie par des dons à l'avenant. Rien n'y est sagesse, raison ou tempérament, tout y est prise de risque, folie – autrement dit, art. L'onirisme porté au rang de vertu cardinale est le plus bel hommage qui puisse être rendu à Shakespeare. Ainsi que le susurre la voix off de Simon-Pierre Bestion :
nous sommes faits de la même étoffe dont les rêves sont faits, et notre petite vie est entourée par le sommeil.
Publié le 29 oct. 2016 par Jacques Duffourg-Müller