Gold 50 - The King's Singers

Gold 50 - The King's Singers ©Festival de Froville 2019
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Sur la photo de gauche à droite : Patrick Dunachie (contre-ténor), Edward Button (contre-ténor), Julian Gregory (ténor), Christopher Bruerton (baryton), Nick Ashby (baryton) et Jonathan Howard (basse).


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La maîtrise absolue de l’art vocal …


Si nous avons été témoins, hier, de la virtuosité de l’ensemble Nevermind dans l’art de la conversation (lire notre compte-rendu), la prestation de ce soir en est le digne pendant ! A une exception près, celle liée à la manière de communiquer…
Nevermind converse au travers d’instruments tels la flûte d’Anna Besson, le violon de Louis Creac’h, la viole de gambe de Robin Pharo et le clavecin de Jean Rondeau. Ayant pour seul instrument leur voix, The king’s Singers (littéralement, les Chanteurs du roi) chantent a capella, c’est-à-dire sans accompagnement instrumental.

Comment est-il possible que six hommes puissent maîtriser à tel point leur organe vocal ? Comment en rendre compte avec le plus de justesse possible ? Nous pourrions, avec un trait d’humour so british, réduire notre commentaire à une phrase concise : « La maîtrise absolue de l’art vocal », reprenant simplement l’intitulé de la présente chronique. Mais convenons qu’il ne serait pas fair-play d’agir de la sorte !

Depuis plusieurs siècles, l’Angleterre érige l’art vocal en véritable institution. Les maîtrises britanniques poursuivent l’idéal du chant collectif d’où aucune voix particulière ne se détache sauf lorsque celle-ci occupe la place de soliste. Chaque voix s’accomplit dans l’autre, l’harmonie étant une des finalités. Les King’s Singers ne dérogent pas à la règle immuable.

Créée le 1er mai 1968 par six jeunes choristes diplômés du King’s College de Cambridge, la formation vocale comportait deux contre-ténors, un ténor, deux barytons et une basse. Depuis lors, elle n’a jamais dévié de sa composition initiale. Seuls ses membres se succèdent par cooptation !

Le Festival de Froville, dont la renommée n’est plus à faire, offre une prestation qui restera longtemps gravée dans les mémoires. Tout au long du programme, les six voix vont briller à égalité. Cet équilibre harmonieux traduit le contrôle permanent de chaque voix individuelle.
Si la voix est maîtrisée, l’apparence physique l’est tout autant. Les King’s Singers sont élégamment vêtus d’un costume trois pièces, au ton chocolat, assorti d’une chemise dont la blancheur immaculée tranche littéralement avec la cravate bleu marine. Notons le soin du détail : les sobres boutons de manchette ornant leurs chemises. Poussant l’élégance anglaise au plus haut point, ils portent des souliers vernis, si brillants que les lumières des projecteurs et des cierges s’y reflètent ! Leur attitude témoigne du même soin : sourire en entrée et en sortie de scène, gestuelle contrôlée, regards adressés au public, humour manipulé avec finesse ...

La même attention est portée au programme, intitulé Gold, célébrant le cinquantième anniversaire du groupe. Les King’s Singers démontrent leur virtuosité à interpréter différents styles musicaux, s’étendant de la Renaissance au contemporain. Vaste programme comportant dix cycles : The Family, The joy of the renaissance, The Herald, The beauty of the romantic era, The maverick, The power of modern music, The warrior, The love letter, The meditation, The party bag.

La pièce Domine, Jesu Christe ouvre le premier cycle. Elle a été écrite par le compositeur et organiste anglais, Henry Ley (1887-1962). ). Il s’agit de la Prière du Fondateur, attribuée au roi Henri VI d’Angleterre (1421-1471): Domine, Jesu Christe, qui me creasti, redemisti, et preordinasti ad hoc quod sum; tu scis quæ de me facere vis; fac de me secundum voluntatem tuam cum misericordia. Amen.O Seigneur Jésus Christ, qui m'a créé et racheté et m'a préordonné à ce que je suis maintenant; tu sais ce que tu ferais de moi; fais avec moi selon ta volonté, dans ta miséricorde. Amen. Le texte latin est parfaitement prononcé. Les consones et voyelles sont soigneusement construites. Les aigus angéliques du contre-ténor Patrick Dunachie tirent leur brillance des graves pénétrants de la basse Jonathan Howard.
Aussitôt, les King’s Singers entonnent We are, du compositeur et chef d’orchestre britannique Bob Chilcott (1955- ), ancien membre du groupe. L’œuvre est tirée du poème The human family de Maya Angelou (1928-2014). Le message délivré est que « nous sommes plus semblables que ne nous sommes semblables ». De rimes ABCB, le poème est porté par les textures a capella du double chant. Bien que scindés en deux groupes de chanteurs (solo et accompagnement), ils créent l’unité, l’unité de l’Homme. But recherché par le poème, non ?
Voici une vidéo enregistrée au Mitmach-Chorfest de Köln en 2018, afin de rendre compte de leur talent : Domine, Jesu Christe – We are .

Le second cycle est consacré à la Renaissance. Le motet Pulchrae sunt genae tuae, de Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594), résonne sous la nef de l’église romane. Pris par le recueillement, nous nous imprégnons du souffle vocal qui transporte nos âmes vers les Cieux. L’équilibre sonore est encore atteint. Puis, Patrick Dunachie, appuyé brillamment par le second contre-ténor Edward Button et le ténor Julian Gregory, interprète Sing joyfully, motet écrit par William Byrd (1543-1623). Les motifs harmoniques somptueux revêtent un aspect évanescent. Edward Button agrémente le chant de son timbre pur. Le ténor, lui, fait preuve de clarté. Tous deux affirment leur voix, la musicalité de celles-ci et leur présence scénique.
Contemporain de Palestrina et de Byrd, Orlandus Lassus (1532-1594) personnifie le troisième cycle, intitulé The Herald. Julian Gregory lance le canon Musica dei donum, repris par ses condisciples. Un canon est une composition musicale dans laquelle deux ou plusieurs voix jouent (instruments) ou chantent (voix) exactement la même chose, mais de manière différée. La pièce nous permet d’apprécier au plus juste les barytons Christopher Bruerton et de Nick Ashby. Ces derniers recherchent l’expression dans l’intonation. A l’écoute, ils jugent et apprécient leur voix telle qu’elle nous parvient. Là encore, la maîtrise vocale est entière !

L’ère romantique embaume l’église sous les parfums du lieder Morgengesang de Max Reger (1873-1916) et du mélodieux Abendständchen de Johannes Brahms (1833-1897). Le premier est extrait des Huit lieder pour chœur à quatre-huit voix, (Op. 138, No. 2). Adressé au Seigneur, l’hymne est servi par les voix célestes des King’s Singers. Remarquons l’excellente prononciation de la langue allemande. Issu des Drei Gesänge (Op. 42, No. 1), le second combine l’harmonie des lignes, des sons et des proportions. Il tinte comme une sérénade crépusculaire…
S’ensuit le cycle The maverick (littéralement, le franc-tireur). La quiétude va être emportée par Tutivillus. Contenue dans Wymondham Chants de Geoffrey Poole (1940- ), la pièce a été composée en 1970 et répond à une commande des King’s Singers. Elle s’inspire de l’ère médiévale. Titivillus, mauvais esprit, vient hanter les pénitents, les « mauvais chrétiens » lors de l’office. En ces lieux, nous sommes ébranlés par ce « chaos » alliant de brefs moments de repos à des instants aux effets vocaux percussifs.

Mais le pouvoir de la musique contemporaine (sixième cycle) va apaiser nos âmes troublées. Inspiré par une élégie du poète mystique persan Jalal al-Din Rumi (1207-1273), Eric Whitacre (1970- ) a composé This marriage en l’occasion de son septième anniversaire de mariage. Pour la première fois, seuls quatre chanteurs sont en scène. Patrick Dunachie, Edward Button, Julian Gregory et Christopher Bruerton unissent leur voix, sacralisant l’instant. Ils dressent le portrait idyllique du mariage dans ce qu’il a de meilleur ! Malgré l’interprétation mezza voce (« à mi-voix », c’est-à-dire piano), aucune respiration ne se fait entendre. La respiration est tout simplement placée à l’arrière, ce qui a pour conséquence d’inhiber tout bruit respiratoire. Apanage de tout bon chanteur…
Grâce est rendue à Sir Richard Rodney Bennett (1936-2012). The bell doth toll (in Sermons and Devotions, 1992) carillonne tantôt à l’unisson, tantôt en dissonance.
Dernière pièce avant l’entracte, La Guerre, ou La Bataille de Marignan, a été composée par le prêtre français Clément Janequin (ca. 1485-1558). Appartenant à la musique vocale de la Renaissance, la chanson polyphonique associe des onomatopées : « fan, farelerelan » mimant l’action, « pon, pon, …, zin,zin,…, chipe, chope, … » évoquant la mêlée, les coups d’épée. Elle peut être assimilée à la musique dite descriptive. Dans un français d’excellence, les king’s Singers se révèlent de parfaits comédiens utilisant à souhait les jeux de voix, l’art déclamatoire et ses procédés expressifs.
Ayant livrés bataille avec courage, les preux chanteurs ont droit au repos. Ils quittent la scène sous les ovations.

Rarement à Froville, les minutes de l’entracte n’ont paru si longues… Serait-ce la simple manifestation du désir impérieux de réentendre les King’s Singers ?
Ouvrant la seconde partie, Thou, my love, art fair (2015) est une adaptation de Bob Chilcott sur un poème de William Baldwin (ca. 1515- ca. 1563). Imprégnons-nous des harmonies et des mélismes qui découlent de cette lettre d’amour. L’étendue des couleurs est si vaste qu’elle provoque l’éblouissement.

Aveuglement bien pondéré face aux Quatre petites prières de Saint François d’Assise de Francis Poulenc (1899-1963). Nous touchons l’émotion, l’émoi. Pour la seconde fois, l’effectif est réduit à quatre chanteurs : Julian Gregory, Christopher Bruerton, Nick Ashby et Jonathan Howard.
Touchés par la grâce de Dieu, ils offrent leur première prière Salut, Dame sainte, reine très sainte. Les voix se déploient en parfaite communion dans le mouvement modéré. D’un ton majestueux, ils invoquent la toute puissance de Dieu dans la deuxième. Puis la ferveur avec Seigneur, je vous en prie, que la force brûlante et douce de votre amour. Julian Gregory nous exhorte à écouter la voix de Notre Père.

Jonathan Howard présente le cycle ultime, dénommé The party bag. Il promet bien des surprises aussi variées l’une que l’autre.
Hommage à Martin Luther King (1929-1968) dans l’arrangement signé Bob Chilcott, de la chanson MLK (in The Unforgettable Fire, 1984) de Bono (1960- ). Les paroles Sleep, sleep tonight, chantées par Julian Gregory, soulèvent l’émotion.S’enchaîne Some Folk’s Lives Roll Easy de Paul Simon (1941- ), de l’album Still crazy after all these years (1975). Poésie vocale…
Les King’s Singers, en artistes complets, s’attaquent à la comédie musicale. Le premier extrait It’s a new world est tiré du film musical Star is born (version 1954 avec Judy Garland). Il a été arrangé par Richard Rodney Bennett. Extrait relevé avec talent ! Puis, Oh, I can’t sit down de l’opéra Porgy and Bess (1935) de George Gershwin (1898-1937).

Reconnaissant la virtuosité des King’s Singers, nous nous levons et les applaudissons bruyamment. Des sifflets, bien évidemment en guise de remerciements, fusent de la nef. Eux-mêmes accompagnés de « bravo » …

Plusieurs facteurs concourent à ce triomphe amplement mérité : la diversité musicale proposée, la quête perpétuelle de la recherche du son, la diction parfaite toutes langues confondues (français, latin allemand, anglais), l’homogénéité vocale, la justesse des voix, la cohésion des timbres.
En additionnant tous ces éléments, nous arrivons à la phrase laconique qui aurait pu résumer leur prestation : « La maîtrise absolue de l’art vocal » … cqfd !



Publié le 21 juin 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND