Le Tremblement de Terre - Draghi

Le Tremblement de Terre - Draghi ©Bertrand Pichène
Afficher les détails
L'opéra sacré chez les Habsbourg

Chez les Habsbourg comme dans la plupart des cours princières de l'époque, la musique est à la fois un élément de divertissement et une composante de prestige au service du pouvoir. Mais l'accession en 1619 de Ferdinand II (1578 – 1637) inaugure une nouvelle ère, dans laquelle les souverains marquent également leur intérêt personnel pour la musique, qui va jusqu'à la composition musicale. Cette tradition se perpétuera au moins jusqu'à la fin du XVIIIème siècle : la Dauphine Marie-Antoinette avait ainsi eu pour professeur de musique à Vienne le célèbre Gluck en personne, dont elle favorisera ensuite la venue à Paris pour y présenter ses productions, et illustrer ainsi sa conception de la réforme de l'opéra français mais aussi italien. Dès 1619 Giovanni Valentini (1582/83 – 1612) est nommé organiste de la Chapelle Impériale. Cet élève du vénitien Giovanni Gabrieli (1554/57 – 1612) devient maître de chapelle en 1626, titre qu'il conservera jusqu'à sa mort. Il était également professeur de musique des enfants impériaux, et marquera la production musicale de l'époque tant dans le domaine religieux que profane.

En 1622 Ferdinand II épouse en seconde noces Eléonore de Gonzague, fille du duc de Mantoue Vincent Ier (1562 – 1612). A la cour de Mantoue (où officiait Monteverdi jusqu'en 1613), elle a bénéficié d'une éducation musicale de grande qualité. Elle apporte à Vienne la culture italienne, ce qui accroît le rayonnement musical de la capitale du Saint-Empire. Ferdinand III (1608 – 1657) épousera en 1651 Eléonore de Nevers-Mantoue (1630 – 1686), qui devient assez rapidement veuve. Frère du duc Charles II de Mantoue, elle contribue à l'essor de la production musicale viennoise, en commandant de nombreuses œuvres et en attirant des musiciens italiens. Elle dispose de sa propre Chapelle. C'est dans ce contexte que le jeune Antonio Draghi (1634/35 – 1700) est recruté vers 1658 comme chanteur à la Chapelle de l'impératrice douairière. A partir de 1666, outre ses fonctions à la Chapelle, il compose des opéras (au total plus d'une centaine) et une quarantaine d’œuvres sacrées. Ces dernières se répartissent en de classiques oratorios, et en sepolcri, qui sont de véritables opéras sacrés, représentés lors de la Semaine Sainte, et dotés de ce que l'on appellerait en termes modernes une mise en espace autour de la reproduction d'un tombeau du Christ (d'où le nom de sepolcri = tombeaux).

Il Terremoto (Le Tremblement de Terre) est le dernier sepolcro composé par Draghi pour la Chapelle de l’Impératrice douairière : Draghi prendra ensuite la direction de la Chapelle Impériale de Léopold Ier (1640 - 1705). Il constitue donc une sorte d'hommage à celle qui fut la bienveillante protectrice de ses débuts à Vienne. Jamais rejoué depuis, les spectateurs du Festival d'Ambronay assistent à sa recréation, suite à l'important travail de déchiffrage et de reconstitution entrepris par Vincent Dumestre, et dont celui-ci a pu dire quelques mots auparavant dans une rencontre explicative précédent le concert.

Afin de restituer l'atmosphère religieuse de l’œuvre, celle-ci est précédée de la lecture du texte français de la Passion selon Saint-Mathieu. C'est à un véritable numéro de mime, à la gestuelle très expressive, que se livre Alexandra Rübner. Costume noir très sobre, cheveux très courts qui accentuent son apparence androgyne, elle fait vivre cette Passion sous nos yeux, dans une impressionnante prononciation restituée du XVIIème siècle dont les diphtongues répétées accentuent l'émotion qui se dégage des mots. Ce choix est particulièrement réussi au plan artistique, il suscite d'emblée chez le spectateur la sensation dramatique du récit musical à venir. Celui-ci est centré autour du tremblement de terre qui suivit la mort du Christ sur la croix, selon l'Evangile, ce qui explique son intitulé. Cet événement va provoquer la prise de conscience, notamment chez ceux qui s'étaient moqués du condamné, de la nature véritable du drame qui s'est produit sous leurs yeux.

Léa Trommenschlager (La Vierge Marie) est desservie dans ses premières apparitions par l'acoustique de l'abbatiale. Placée derrière l'orchestre, sa voix peine à s'imposer, en particulier dans les pianissimi (Sè d'un Dio). Elle se révélera pleinement en revanche dans l'air qui conclut la scène VII, bouleversante invocation (Lassa ? Fino gl'Elementi) aux aigus bien ronds, appuyée énergiquement par l'orchestre. On peut noter également la délicatesse de sa diction, la précision de son phrasé de soprano, et une bonne expressivité gestuelle et vocale. A ses côtés la Marie-Madeleine d'Eva ZaÏcik affiche un timbre mat joliment cuivré qui pose son caractère dramatique. La voix se projette avec assurance, son expressivité est renforcée par celle des gestes et du visage. Nous avons particulièrement apprécié le passage de son interrogation angoissante lors du souvenir du tremblement de terre (Se la terra trema) avec sa reprise (S'il terren paventa), avec des attaques bien marquées, la voix relevée d'une pointe d'acidité, qui constitue assurément un des moments forts de l’œuvre. La soprano Anna Zawisza prête son timbre ouaté à la Lumière de la Foi, avec de jolis aigus dans l'air avec viole Trema e piangi. Notons encore les beaux duos avec la Lumière de la Science (l'alto Helena Poczykowska). Toutes deux font preuve par ailleurs dans leurs longs récits, déclamés dans une semi-obscurité, d'une bonne diction et d'un phrasé soigné.

Chez les hommes le ténor Jeffrey Thompson incarne le rôle central de Saint-Jean, dans un registre toutefois nettement plus grave que celui auquel il nous a habitués dans ses opéras du répertoire français. Son engagement se traduit dans une forte expressivité gestuelle et vocale (en particulier lorsqu'il parcourt la scène dans toute sa longueur pour lancer sa terrible apostrophe Huom ! Che di polve sei). On retiendra encore son effrayante conclusion, à la voix tremblante de menace et de douleur (E se per grand' orror), juste avant le chœur final. Le contre-ténor Pascal Bertin (Scribe) semble avoir un peu de mal à placer sa voix dans ses premières interventions, mais il se rattrape admirablement dans son dernier air (Non sia Pupilla), un autre moment fort de cette représentation. La basse Geoffroy Buffière campe un Pharisien aux graves enveloppants, à la voix chaleureuse – sans doute trop sympathique pour le personnage qu'il incarne, mais tellement agréable à écouter... Et Victor Sicard prête au Centurion sa voix de stentor, aux accents énergiques et à la vaillante projection, qui emplit ses apostrophes d'une vigueur martiale bienvenue (Sei tu del mondo, Già l'alma). Il termine son intervention sur un remarquable Ah ! Si muove cred'io, aux aigus chaleureux.

A la tête du Poème Harmonique Vincent Dumestre emmène avec ferveur cet opéra sacré. On retiendra évidemment la présence au sein de l'orchestre du cornet d'Adrien Mabire, aux sonorités fruitées et parfaitement équilibré avec les autres instruments qu'il rehausse de sa brillance sans les écraser de sa puissance. Soulignons également le soin apporté à la composition de la basse continue, dans laquelle se distinguent une basse et un dessus de viole (Cyril Poulet et Sylvia Abramowicz) particulièrement expressifs. Et saluons une fois de plus cette recréation, qui invite à mieux connaître la prolifique production lyrique d'Antonio Draghi.



Publié le 12 oct. 2017 par Bruno Maury