Xerse (1660), Opéra en cinq actes, livret de Nicolo Minato revu par Francesco Buti - F. CAVALLI (1602 - 1676), J-B. LULLY (1632 - 1687)

Xerse (1660), Opéra en cinq actes, livret de Nicolo Minato revu par Francesco Buti - F. CAVALLI (1602 - 1676), J-B. LULLY (1632 - 1687) ©Frédéric Iovino/Opera de Lille
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Deux Italiens à Paris

L'année 1645 avait été marquée par les premières représentations d'opéra à Paris. Mazarin avait dans sa jeunesse soutenu la naissance de l'opéra à Rome. Amateur éclairé il appréciait certainement à sa juste valeur cet art naissant. Principal ministre de la régente Anne d'Autriche depuis 1643, il avait aussi compris qu'il pouvait s'appuyer sur l'engouement suscité par les spectacles pour accroître son prestige politique et servir son image. Il fit donc venir rapidement autour de lui des compatriotes qui pouvaient l'aider dans son projet “d'acclimater” l'art lyrique en France : la cantatrice Baroni, le castrat Melani, l'ingénieur vénitien Torelli qui concevait les fantastiques “machines”, objet d'émerveillement du public. Ancien protecteur de Mazarin et lui aussi fervent soutien de l'art lyrique naissant, le cardinal Barberini s'était réfugié à Paris suite à son exil de Rome. Il était venu dans la capitale accompagné de son secrétaire l'abbé Buti, à ses heures également compositeur de livrets d'opéras.
Mazarin aimait mélanger les genres, de sorte qu'il n'hésitait pas à confier à Melani des missions diplomatiques ! On sait que le castrat participa aux négociations de la paix des Pyrénées, conclue le 9 juin 1659. Pour sceller tout à fait la réconciliation entre la France et l'Espagne le jeune Louis XIV devait épouser l'infante Marie-Thérèse : la cérémonie a lieu l'année suivante à Saint-Jean de Luz, à la frontière entre les deux royaumes. Mais les véritables festivités se feront évidemment à Paris, pour le retour du couple royal. Mazarin les veut fastueuses, afin de montrer à l'Europe que la France s'est brillamment relevée de la Fronde. Il charge l'abbé Buti de les organiser. De son côté Melani suggère à Mazarin de faire venir Cavalli à Paris : le compositeur vénitien est alors au faîte de sa renommée, ses compositions volent de triomphe en triomphe dans toute l'Italie.
La tâche s'avère plus ardue que prévu. Cavalli est également organiste à San Marco, il ne peut quitter sa fonction qu'avec l'autorisation de la Sérénissime. Et le compositeur, qui n'a pas quitté Venise depuis son arrivée à l'âge de quatorze ans, négocie âprement sa venue : il commence tout d'abord par refuser la proposition ! Finalement l'intérêt bien compris des uns et des autres, la menace de Mazarin de recourir au jeune Cesti et la promesse de quelques centaines de pistoles débloqueront la situation. Le 11 avril 1660 le Conseil des Dix de Venise accorde congé à Cavalli, en lui maintenant sa rémunération. Le compositeur obtient de Mazarin la prise en charge de ses frais de voyage, et des trois compagnons qui le suivront. Il parvient à Paris en juillet 1660, mais Mazarin est gravement malade. Il est donc accueilli par Buti, qui lui remet un projet de livret pour Ercole Amante, la grande composition lyrique commandée pour fêter le mariage royal. Cavalli se met au travail sur la partition.
En septembre Mazarin - qui s'est un peu remis - le reçoit : il va donner une fête, et souhaite à cette occasion faire représenter un opéra de Cavalli. Melani propose de choisir Xerse, créé cinq ans plus tôt au Teatro San Giovanni e Paolo ( “Zanipolo”) de Venise, où il avait connu un grand succès. Mais, à défaut d'être traduite l'oeuvre doit être adaptée au goût français : le rôle-titre est transposé pour un baryton (plus adapté pour un rôle royal que les parodiques castrats de Cavalli dans ses productions vénitiennes), les trois actes du livret deviennent cinq, grâce aux remaniements de l'abbé Buti, et il convient d'ajouter des ballets. Pour ces derniers on ne peut faire appel qu'à Lully, qui a la faveur du Roi. Ce dernier fournit des musiques de compositions antérieures (notamment du Ballet de la Raillerie - 1659, et du Ballet des Plaisirs - 1655), qui seront disposées de manière artificielle entre les actes, et sans rapport véritable avec l'action. L'oeuvre sera représentée dans cette configuration le 22 novembre 1660, dans la Petite Galerie du Louvre (actuelle Galerie d'Apollon). Faute de véritables décors et des fameuses “machines”, l'opéra passe un peu au second plan, tandis que les courtisans s'extasient sur les ballets. Cette création sonne comme une prémonition de ce qui se passera au printemps 1662, lors des premières représentations d'Ercole Amante, où les ballets de Lully éclipsèrent les parties lyriques du compositeur vénitien, ce qui mit fin de manière précipitée à son séjour parisien (Sur ces différends points on pourra consulter l'excellente biographie de Cavalli par Olivier Lexa, parue chez Actes Sud en 2014).
Ce Xerse n'en présente pas moins un intérêt musicologique capital. D'une part il eut une longue postérité musicale, avec sa reprise par Haendel en 1738. On peut noter que l'oeuvre de Cavalli contient déjà le “Ombra mai fu”, joyau de la partition haendélienne. D'autre part il constitue une ébauche de ce qui deviendra la tragédie lyrique française. Si les textes sont encore chantés en italien, la forme en cinq actes et les ballets, caractéristiques du genre, sont déjà bien présents, et s'écartent sensiblement de la version originelle de 1655. La rencontre du jeune Florentin et du glorieux Vénitien dessine ainsi avec vigueur les spécificités du genre lyrique français pour le siècle qui suit, qui inspireront notamment Campra puis Rameau.
Sous la baguette d'Emmnuelle Haïm, Le concert d'Astrée nous restitue avec finesse et intelligence les beautés de la partition : une ouverture où les cordes répondent avec brio aux vents et aux percussions, une entrée triomphale d'Ariodate au second acte, des ballets animés, et une ligne orchestrale toujours bien en phase avec les chanteurs. Pour ces derniers le plateau témoigne d'une bonne homogénéité, qui sert à merveille cet univers musical de chassés-croisés et d'échanges, qui n'a pas encore cédé à la tyrannie des airs et des récitatifs de la période suivante. Emöke Baràth incarne avec conviction la belle et fière Romilda, aimée de Xerse et de son frère Arsamène. Elégiaque pour décrire son amour pour le second au premier acte, elle bascule dans une hautaine fermeté pour résister aux avances insistantes du premier. Camille Poul campe une Adelanta entre amour et intrigue, qui tirera au final la morale de l'histoire en se jurant de ne plus céder à l'amour : sa composition en fait un personnage plutôt sympathique, mû par ses pulsions. Il faut particulièrement souligner la performance d'Emmanuelle de Negri, Amastre à la voix cristalline et à la projection assurée, qui n'hésite pas à se travestir en homme pour reconquérir le coeur de Xerse, son promis. Son obstination triomphera, en sauvant au passage Arsamène et Romilda de la colère de Xerse : raison et morale triomphent ! Avec la complicité de son confident Aristone (Frédéric Caton), elle apporte avec intelligence au quatrième acte, sous ses vêtements masculins, la touche burlesque qui anime les opéras du maître vénitien.Frederic Iovino/Opera de Lille
Dans le rôle-titre, Ugo Guagliardo s'appuie sur une diction solide. On aurait en revanche apprécié davantage d'expressivité dans les emportements du monarque : les siens semblent retenus par une réserve toute royale... Pour sa part Carlo Allemano (Ariodate) n'a pas les mêmes pudeurs : appuyée sur un timbre à la projection généreuse, son entrée triomphale du second acte est saisissante. Le personnage affiche une fierté un peu caricaturale et sa soif des honneurs, ingrédients de la confusion qui s'ensuit sur les intentions des uns et des autres. Le timbre aérien, relevé d'une pointe d'acidité, de Tim Mead convient parfaitement aux échanges avec sa bien-aimée Romilda, mais le personnage manque un peu d'épaisseur lorsqu'il doit affronter les colères de son frère. Enfin n'oublions pas les courtes mais savoureuses interventions d'Emiliano Gonzalez Toro (Eumene), confident toujours prêt à commenter l'intrigue en cours à l'aune du bon sens populaire.Frederic Iovino/Opera de Lille
La mise en scène de Guy Cassiers est dense (trop ?), et riche d'allusions. Tandis que l'action semble se dérouler dans les salles du musée (avec notamment une Victoire de Samothrace qui tient lieu d'arbre pour le “Ombra mai fu”), les ballets se déroulent sur fond de décor de la Galerie d'Apollon. Ces derniers nous ont d'ailleurs un peu déçus, les figures présentées nous paraissant plutôt quelconques, même si nous ne sommes pas de bons connaisseurs de la chorégraphie baroque : Lully aurait probablement mérité mieux ! En revanche les costumes de Tim Van Steenbergen, qui jouent avec bonheur entre esthétique moderne et attributs baroques, sont particulièrement réussis.
Soulignons encore une fois en conclusion l'intérêt significatif que présente cette production pour la connaissance du patrimoine lyrique franco-vénitien du XVIIème siècle, et pour la connaissance des oeuvres de Cavalli sur les scènes françaises. Et signalons aussi que de nouvelles représentations sont prévues à Caen les 10 et 12 janvier prochains.

Publié le 14 nov. 2015 par Bruno MAURY