Zelenka, le Bach de Dresde

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« Le Festival, … c’est une fête » affirme Guy Ramona, président d’honneur du Festival de la Chaise-Dieu. Une fête à laquelle on s’invite pour se laisser envelopper par une musique que l’on aime. Mais aussi une fête qui réserve des surprises, comme celle que nous avait préparé un organiste polonais de 25 ans, Martin Gregorius. Dans un récital en accès libre, il a fait résonner de tous leurs éclats les grandes orgues de l’abbatiale Saint-Robert. Le répertoire qu’il a visité pour notre plus grand plaisir a célébré la musique d’orgue, de la fin de la Renaissance aux contrastes chromatiques de la Fantasia BWV 572 de Johann Sebastian Bach. Dans son programme se croisent des pièces de musique sacrée (Deus in adiutorium meum intende de Petrus de Drusina ou Tiento de 2 Tono por Gesolreut, sobre la Letania de la Virgen de Pablo Bruna) et des productions profanes (Suite de danses par un compositeur anonyme ou Fantaisie sur « Une jeune fille » d’Eustache du Caurroy), comme pour rappeler que les églises n’avaient pas l’exclusivité de l’usage de cet instrument. Par ses interprétations chatoyantes, il a remarquablement mis en valeur la richesse des registrations offertes par cet orgue à quatre claviers construit essentiellement en 1779. Sous ses doigts assurés, la Batalla de Sexto Tono de José Ximénez a pris un tour particulièrement expressif. Il a projeté l’image virtuelle des deux armées qui se font face, stylisant la brillance de l’une et la rusticité de l’autre. Le récital s’est achevé par une magnifique Suite française improvisée à la saveur toute baroque. Ce jeune organiste talentueux y a réveillé toutes les ressources dissimulées dans l’instrument, du fond d’orgue aux Grands Jeux. Enfin, grâce aux moyens audio-visuels du Festival, le public, nombreux en ce milieu de matinée, a pu admirer l’agilité digitale de l’interprète et découvrir l’art complexe de la registration. En cela, le Festival a fait œuvre pédagogique.




Triple feux d’artifices baroques pour la « Florence de l’Elbe »

Dans le public d’un concert, deux catégories peuvent se rencontrer. La première s’y rend pour se laisser bercer par la beauté des sons, admirer la virtuosité des musiciens ou scruter la gestique du chef. La seconde, plus attentive au sens et à l’histoire que lui raconte le programme proposé, s’attache à capter les messages enfermés dans les partitions interprétées. Si tous ont communié dans le même enthousiasme à l’issue du concert, les premiers sortent comblés quand les seconds tentent d’en deviner le fil conducteur. En effet, quel point commun permet de réunir Seger, Heinichen, Bach et Zelenka dans une même programmation ? La Cour de Dresde pour les trois derniers ; la culture tchèque pour Seger et Zelenka ; mais aucun, à notre connaissance, qui soit susceptible de rassembler les quatre. Au demeurant, le thème annoncé n’éclaire pas non plus le contenu du programme. Dédié à Zelenka, le concert n’interprétera pourtant qu’une seule de ses œuvres sur les trois proposées par les musiciens du Collégium & Collégium vocale 1704.

Traditionnellement à la Chaise-Dieu, le concert est ouvert par une pièce d’orgue, en l’occurrence une Fantaisie pour toutes les tonalités composée par le compositeur praguois Joseph Ferdinand Norbert Seger. Si elle fait appel à la virtuosité de l’organiste, elle s’entend davantage comme une suite d’exercices glissant d’une tonalité à une autre. Manquant de charisme, le caractère répétitif du motif peut même générer une certaine lassitude. Au demeurant, si l’idée d’une ouverture du concert par « le roi des instruments » est excellente, le choix de la pièce devrait, selon nous, mieux préparer l’auditoire à la suite du programme, le plonger dans une atmosphère, celle dans laquelle les partitions suivantes se plairont à s’épanouir. Ceci suppose, en outre, que le concert débute lorsque la dernière note de la pièce d’orgue se sera diluée sous les voûtes de l’abbatiale. Or, une fois la performance de l’organiste saluée par le public, les cordes se sont accordées, prélude à la montée sur scène des autres instrumentistes. Par cette rupture, les effets de l’introduction confiée aux grandes orgues se sont trouvés annihilés.

Le pétillant Concerto en sol majeur de Johann David Heinichen ouvre le concert. Véritable « boule à facette », il fait briller les différents instruments de tous leurs éclats. Le concerto baroque est encore à l’époque de Heinichen, un genre musical gardant l’attrait de la nouveauté. Sur le principe, il consiste à détacher, à différents moments de l’œuvre, un ou plusieurs instruments du reste de l’orchestre afin de mettre en valeur la richesse de leurs sonorités et la virtuosité des instrumentistes. Le groupe de soliste est alors désigné sous le nom de « concertino ». Dans cette œuvre, Heinichen choisit de célébrer le violon solo et le hautbois solo. A peine le premier mouvement est-il lancé avec une brillante vivacité qu’une conversation animée s’engage entre ces deux instruments. L’orchestre tentera ponctuellement de s’immiscer dans leurs échanges, s’évertuant à les distraire par ses élans jubilatoires. Mais rien n’y fait. Leur dialogue se poursuivra durant les trois mouvements du Concerto (Vivace, Largo, Allegro), soutenu par un continuo discret. Les couleurs sonores se mélangent : l’exubérance pour l’orchestre, les jeux de séduction entre les instruments solistes. Ce Concerto, comme la quinzaine de ceux qui nous restent dans l’œuvre de Heinichen, reflète l’éclat des festivités organisées à la Cour de Dresde. Plusieurs passages témoignent également que l’influence italienne y dominait à l’époque de Frédéric-Auguste II, Electeur de Saxe et Roi de Pologne. Cette domination jouera d’ailleurs un rôle crucial dans le choix du successeur de Heinichen au poste de maître de chapelle : Johann Adolf Hasse, musicien formé en Italie, sera préféré à Zelenka et Bach, jugés trop classiques !

Par leurs talents et leur engagement, les interprètes de cette musique en fête ont été les grands témoins de la brillante culture baroque de la Cour de Dresde au début du XVIIIème siècle. Son orchestre était alors réputé pour la virtuosité de ses musiciens. Et cette virtuosité, nous l’avons retrouvée à l’abbatiale Saint-Robert, spécialement avec les deux solistes : elle était à couper le souffle.

L’heure étant à la sérénité, c’est par la Messe en sol mineur BWV 235 que se poursuit l’excellente prestation du Collégium 1704, renforcé maintenant par le Collégium vocale 1704. Cette messe est l’une des cinq « Missae breves » ou « Messes luthériennes » composées par Johann Sebastian Bach, soit les quatre Messes brèves (BWV 233 à 236) qui nous sont parvenues auxquelles nous ajoutons la version originelle de celle qui deviendra la Messe en si mineur BWV 232. Ces messes sont dites « brèves » car l’ordinaire luthérien hebdomadaire du temps de Bach se limitait aux deux premières parties de l’ordinaire de la messe : le Kyrie et le Gloria. Elles ont été composées dans la décennie 1737-1748, probablement à l’intention de Frédéric-Auguste II. N’oublions pas que, depuis novembre 1736, Bach est nommé compositeur officiel de la Cour royale et électorale. Pour les produire, il use de la technique de la parodie. Celle-ci consiste à employer des matériaux existants pour créer une œuvre nouvelle. Ainsi, pour composer la Messe en sol mineur BWV 235, il puise dans des cantates qu’il avait composées, à Leipzig, pour les dimanches ordinaires et les fêtes religieuses : le Kyrie se saisit du premier mouvement de la cantate BWV 102 (Herr, deine Augen sehen nach dem Glauben/ Seigneur, tes yeux se tournent vers le croyant) alors que le chœur d’ouverture du Gloria reprend les matériaux du premier mouvement de la cantate BWV 72 (Alles nur nach Gottes Willen/ Qu’il en soit toujours selon la volonté de Dieu) et que la suite de l’hymne puise sans retenue dans la partition de la cantate BWV 187 (Es wartet alles auf dich/ Tous attendent de toi). L’ensemble est transcrit de l’allemand en latin, arrangé et ré-instrumenté pour donner une cohérence nouvelle remarquablement restituée sous la baguette de Vaclav Luks.



Préparé par une symphonie d’ouverture empreinte de sérénité, le Kyrie développe trois mouvements, chacun d’eux exhalant une atmosphère singulière. Le premier verset (Kyrie eleison) prolonge la tranquillité d’esprit de l’ouverture. Le second et le troisième verset se déploient sur un mode fugué, ouvert par les voix d’alto pour le second, par les voix de basse pour le troisième. Chœur et orchestre forment un ensemble parfaitement ajusté pour exprimer la confiance que peut accorder le croyant en la bonté divine.

Le Gloria comprend cinq mouvements, trois arias encadrés par deux chœurs. Les arias sont confiés successivement à trois solistes. Marian Krejcik nous entraîne dans une méditation sur la strophe d’action de grâce (Gracias agimus tibi/ Nous te rendons grâce). Il exprime la profondeur du texte en mobilisant une palette vocale assez large, légèrement couverte par l’orchestre dans les graves. Aneta Petrasova implore la pitié (Domine Filii unigenite/ Seigneur, Fils unique) avec la conviction portée par une voix puissante dans les montées vers l’aigu. Sa diction est parfaite. Enfin, Vaclav Cizek entame avec le hautbois un dialogue émouvant. D’une voix limpide, il atteint les aigus comme pour renforcer la supplication (Qui tollis peccata mundi/ Toi qui enlèves les péchés du monde) avant de changer de rythme et de tonalité pour faire acte d’allégeance (Quoniam tu solus sanctus/ Car toi seul est saint). Sa voix puissante atteint le cœur. Quant au hautbois solo, il est remarquablement conduit, complètement maître des sons comme des nuances. Enfin, les chœurs et l’orchestre sont solidement ajustés, malgré l’effectif vocal réduit qui contraint les choristes à s’engager pleinement.

A l’issue de l’entracte, Vaclav Luks a inscrit au programme l’une des plus belles messes composées par Jan Dismas Zelenka, la Missa Divi Xavieri (Messe solennelle de saint Xavier). Composée pour la fête de saint François Xavier de l’année 1729, elle comporte un enjeu particulier pour le compositeur. Le Kapellmeister Heinichen vient de décéder. Son assistant, Zelenka, aspire à lui succéder. Dans l’attente de la décision de Frédéric-Auguste II, il assurera l’intérim. Cette occasion constitue une opportunité pour montrer toute l’étendue de son art. La célébration de François Xavier se présente comme un moment où, croit-il, se joue son avenir. D’abord, parce que l’épouse du souverain, Marie-Josèphe de Habsbourg, voue un culte particulier à ce saint. Elle prêtera d’ailleurs les reliques qu’elle possède pour les offrir « au baiser pieux des fidèles » (voir l’excellent livret accompagnant le CD sur lequel cette messe, ainsi que les Litaniae Xavierianae – ZWV 155 ont été gravée par les deux ensembles de Vaclav Luks – distribué par Accent). Mais aussi parce que ce saint est le cofondateur de l’ordre des jésuites. Or, pour ces derniers, la Saxe protestante est terre de mission. En outre, ils exercent une forte influence sur les élites saxonnes et polonaises. Pour un ancien élève des jésuites, une belle messe en l’honneur de l’un de leurs fondateurs n’est-elle pas la meilleure façon de gagner leurs suffrages lorsque l’heure du choix sera venue?

Zelenka compose une messe généreuse et grandiose. Elle s’accorde avec le canon liturgique catholique (l’Electeur de Saxe étant également roi de Pologne, il se devait d’embrasser la religion catholique), à l’exception du Credo qui n’est pas mis en musique. Les partitions ont beaucoup souffert. Mais, grâce notamment aux copies restituées par la Russie, Vaclav Luks a procédé à un patient travail de reconstitution de la partition incomplète et abîmée. Il ne s’agit probablement pas tout à fait de la messe entendue du temps de Zelenka. Mais elle garde toute sa fraîcheur grâce à l’expertise du chef.

L’allégresse habite la symphonie d’ouverture. Sa solennité enjouée est renforcée par les cuivres et les timbales qui ont rejoint l’orchestre. Hormis l’Agnus Dei, chacun des hymnes liturgiques est construit selon un schéma similaire : une introduction brillante suivie d’une séquence paisible ou méditative, avant une montée crescendo graduelle vers un final éblouissant. Ainsi, dans le Kyrie le premier verset est confié aux solistes : alto et soprano pour commencer ; ténor puis basse après un court intermède orchestral ; le tout s’achevant par un chœur tout en majesté. Le second verset est interprété par une voix de soprano. Portée délicatement par les cordes, elle élève la prière vers les cieux. Transfigurée par la beauté de la musique, cette supplication sonne comme un chant d’action de grâce. Le dernier verset est pris en charge par un chœur bouillonnant.

Le Gloria est annoncé en fanfare. Les cordes et les vents imposent un tourbillon frissonnant de notes qui emportent le chœur dans la célébration de la gloire de Dieu. La suite de l’hymne suit le schéma d’une montée en puissance graduelle : dans un passage particulièrement touchant, la voix claire, puissante et maîtrisée de Vaclac Cizek en appelle au Domine Deus, Rex caelestis (Seigneur Dieu, Roi du ciel) ; de façon tout aussi émouvante, un quatuor attendrissant de solistes vocaux et instrumentaux (soprano, alto et flûtes baroques) renouvelle la supplication. Après un court intermède choral appelant au recueillement, la flûte accompagne cette fois les deux solistes masculins (ténor et basse) dans leur supplication Qui tollis peccata mundi (Toi qui enlève les péchés du monde). Les quatre solistes sont finalement rejoints par le chœur et l’orchestre pour saluer la Trinité avant de conclure par un Cum Sancti Spiritu (Avec le Saint-Esprit) fugué et flamboyant.

Le Sanctus est de toute beauté. Il débute avec ferveur et solennité avant de laisser place à un Benedictus qui venit (Béni soit celui qui vient) servi par la voix étincelante et attachante de Kamila Mazalova. Cette séquence est magnifiée par le dialogue entre une splendide voix de mezzo et un hautbois virtuose, auquel répond ponctuellement un violon plaintif. Il s’achève par un Hosanna in excelsis (Hosanna au plus haut des cieux) qui gravit les sommets en sautillant. L'Agnus Dei suit une trajectoire singulière. Il débute dans le recueillement pour se conclure, après un chœur de transition, par un Dona nobis pacem (Donne-nous la paix) fugué absolument somptueux.

Cette œuvre de toute beauté a conquis le public. Comme lui, nous avons admiré l’inspiration extravertie du chef, la forte connivence qui le lie à ses musiciens, la virtuosité des solistes et la solidité du collectif instrumental et vocal. Les applaudissements nourris ont conduit le chef à concéder un « bis ». Il a choisi d’interpréter le début du Gloria de la Missa votiva ZWV 18 du même Zelenka. Il remerciait ainsi l’accueil chaleureux du public par la reprise d’une pièce produite lors de sa première participation au Festival, en 2007.

Par ce concert, le Festival de la Chaise-Dieu a participé, à sa manière, à la redécouverte d’un compositeur injustement méconnu. Carl Philipp Emanuel Bach n’indique-t-il pas à Nikolaus Forkel, premier biographe de Johann Sebastian, que Zelenka comptait parmi les compositeurs « dignes d’estime » et « grandement appréciés » par son père ? (Bertrand Dermoncourt – « Tout Bach »). Pourtant, son œuvre reste encore largement à découvrir. Ce qui aurait pu plaider en faveur d’un programme qui lui soit spécialement dédié.

Publié le 07 sept. 2016 par Michel Boesch