L'empire des sens. De Boucher à Greuze

L'empire des sens. De Boucher à Greuze ©Exposition L'empire des sens. De Boucher à Greuze - Musée Cognacq-Jay
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Une exposition artistiquement libertine !

Prévue à l’origine pour commémorer le 250ème anniversaire de la mort de François Boucher (1703-1770), l’exposition a connu quelques fluctuations quant à sa programmation ! Ajournée à plusieurs reprises du fait de la crise sanitaire, elle a finalement ouvert au public le 19 mai dernier. Le visiteur est amené à explorer le thème de l’Amour au Siècle des Lumières. Le XVIIIème siècle est celui de la volupté et du libertinage : philosophes, écrivains ou artistes se sont investis dans la découverte des passions amoureuses, des désirs charnels. Le règne de Louis XIV (1638 -1715) s’était achevé sous le signe de la bigoterie et de l’austérité. Avec la Régence, un air nouveau se met à souffler ! L’héroïsme guerrier du Grand Siècle fait alors place à la galanterie. On aspire désormais à profiter de tous les plaisirs. Aussi le goût évolue vers des sujets plus légers, la palette chromatique se renouvelle. Littérature libertine… érotisme de la peinture… Tableaux, dessins, gravures ou estampes sont consacrés à l’éclosion d’un style dédié aux passions amoureuses, aux friponneries en tout genre, aux images érotiques, aux écrits pornographiques ! Ce sont ces plaisirs, des premiers émois à l’assouvissement des passions, que nous propose de découvrir le musée Cognacq-Jay.

« On ne compte plus, sous le pinceau des meilleurs peintres, les scènes bucoliques où badinent bergers et bergères, les boudoirs où s’échangent les soupirs langoureux et les regards concupiscents, les alcôves où s’égarent « le cœur et l’esprit » (selon le propos de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon Fils (1707-1777) en 1736, in catalogue). Nous aurons l’occasion de découvrir une page de son roman intitulé Le Sopha, conte moral : le narrateur, métamorphosé en sopha, raconte les aventures dont il a été témoin sous cette forme ! Il s’agit ici de l’édition de 1749 qui évoque l’univers sensuel du conte sans franchir les limites de l’indécence. La première édition, en 1742, avait valu à son auteur, malgré sa diffusion clandestine, une condamnation à trois mois d’exil hors de Paris. Un regret quant à la présentation de cette page : le livre n’étant pas assez ouvert, sa lecture en est difficile !

Antoine Watteau (1684-1721). De ce dessinateur et coloriste de premier ordre, nous connaissons les sujets champêtres et les fêtes galantes. La sensualité y est exquise, voire civilisée ! François Boucher peint, lui aussi, des scènes pastorales ou mythologiques délicatement épicuriennes. Le plaisir est mondain, voire hédoniste. Avec Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), la fougue s’allie à la grâce dans ses scènes galantes. Une tendre sensibilité s’en dégage. Pour Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) la peinture doit se rapporter à la vie. Le sujet peut être moralisant, suivant en cela un réalisme d’influence néerlandaise. Les gestes sont alors plus dramatiques, les expressions faciales plus vives.

A côté de ces célébrités du pinceau, l’exposition offre l’occasion de découvrir des noms moins connus. Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780), Jean-Baptiste Marie Pierre (1714-1789) ou Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769).

Nous l’avons dit, au XVIIIème siècle, l’Amour occupe une place primordiale dans tous les arts. L’exposition décline les temps du plaisir, les gestes amoureux, dans un parcours à étapes. D’abord, il fera découvrir l’objet du désir grâce à un motif qui s’impose, célébré à l’envie : le fessier ! Les amours des dieux qui permettent de mettre en scène la puissance de ce désir : toutes les licences sont alors permises grâce à ce prétexte mythologique ! Puis le modèle désiré. Rappelons qu’il est alors interdit de faire poser une femme nue dans un atelier. Néanmoins, les dessins révèlent que l’artiste s’appuie sur des études d’après nature, faisant poser des filles aux mœurs légères, donnant ainsi plus de réalisme aux silhouettes et aux chairs. Puis le nu offert avec, en point d’orgue, L’odalisque brune (1745) de Boucher. La section suivante évoque l’assouvissement du désir (caresse, baiser, acte sexuel) au travers d’œuvres d’exception destinées à une élite fortunée. Et généralement réservées aux espaces privés car, même au XVIIIème siècle, ces chefs d’œuvres sont considérés comme osés ! L’entrelacs des corps suggère une volupté à la limite de l’interdit, aux frontières de l’obscène. Le tout dans l’évocation, en particulier celle qu’offre le drapé : un motif qui, à la fois, cache et révèle ! La dernière section évoque les tourments (la violence du désir et ses conséquences tragiques) que peut engendrer cette quête du plaisir sans pour autant les définir, restant dans le domaine de la suggestion.

L’objet de désir

Watteau nous accueille. Plus exactement, sa Venus vue de dos : une huile sur panneau de chêne de petites dimensions (47 x 30,7 cm) peinte vers 1718, Le Jugement de Pâris. L’Amour aide la déesse à se dévoiler. Vénus, de dos, offre sa nudité à Pâris qui lui tend la pomme d’or de la discorde. Il est lui-même encouragé par Mercure, le dieu ailé. Sur la droite de la déesse, au second plan, ses rivales : Minerve qui se cache derrière son bouclier à tête de Gorgone… Junon et son paon. Elégante nudité, grâce du geste, finesse des membres et cambrure sensuelle.


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Le Jugement de Pâris, vers 1718-1721, Antoine Watteau (1684-1721), huile sur bois, Paris, musée du louvre, département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Dans une vitrine, sur la gauche, un recueil de figures de différents caractères. Sont exposées les planches 249, 259 et 260 toutes dues à Boucher d’après Watteau. Plusieurs études : Femme nue ôtant sa chemise, assise sur un lit de repos, tournée vers la gauche, la tête vue de face (pierre noire, sanguine et estompe sur papier grisâtre, vers 1717/19). La jeune modèle se pose à demi-nue sur un lit de repos où elle va s’allonger tout en ôtant sa chemise. Cette académie (figure dessinée d’après un modèle vivant et nu) annonce ou du moins est à rapprocher du tableau que Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780) intitule Académie particulière (vers 1755). Nous le découvrirons plus loin dans l’exposition.

Autre feuille de l’artiste : Satyre soulevant une draperie (pierre noire, sanguine et rehauts de craie blanche sur papier chamois, vers 1715/16). Rappel : le satyre, mi-homme mi-bouc, est décrit, dans la mythologie, comme un individu lubrique. Son univers mêle sexualité et perversion. Le nôtre est un faune hirsute, trapu, tout en muscles. Il soulève un drap qui cache, sans doute, une belle endormie. L’usage des trois crayons accentue l’évocation : la profonde intensité de la pierre noire, la sanguine de la carnation manifestent, renforcent son ardeur. La tension du geste est palpable. L’intensité de son regard se porte entièrement sur l’objet du désir qui, lui, est simplement évoqué par l’esquisse d’un drapé. L’ensemble est contrebalancé par ces quelques traits de craie blanche qui traduisent la pureté, l’innocence.


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Satyre soulevant une draperie vers 1715-1716, Antoine Watteau, pierre noire, sanguine et rehauts de craie blanche sur papier chamois ; filet d’encadrement à l’encre noire, Paris, Musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv.33360 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

Même thématique avec le Satyre tenant une draperie (vers 1733/34) signé « f.boucher » en bas à gauche ou Jupiter et Antiope (vers 1755). La sanguine montre un faune au profil plus abrupte, le regard focalisé sur ce qu’il dévoile de sa main droite. Même violence chez Jupiter dont la jambe de bouc occupe le centre du dessin. Antiope s’est abandonnée au sommeil, les bras rejetés au-dessus de sa tête. Ici les rehauts de gouache blanche « focalisent » notre regard depuis la guirlande que soulève le dieu jusqu’au drapé qui découvre les reins d’Antiope.

La nudité féminine constitue un thème de prédilection chez Boucher et lui vaut la réputation de « peintre de boudoir ». Trois dessins, de taille sensiblement égale, en sont représentatifs. Diane endormie (vers 1740/50)… Femme allongée vue de dos, dit le Sommeil (vers 1740)… Le Repos de la Volupté (vers 1745/48). Une nudité féminine vue dans différentes attitudes, de face et de dos. Jeu de courbes d’un corps voluptueux qui s’abandonne dans les plissés d’un lit. Corps livré au sommeil dans une pose impudique. Le tout dans une lumière douce qui exalte la sensualité.

Les amours des dieux

Comme d’autres avant eux, Boucher, Greuze ou Fragonard « convoquent les amours de dieux antiques, ou les fables amoureuses, pour mettre en scène la toute-puissance du désir. Le filtre romanesque nourrit les inventions et autorise toutes les licences. » (in catalogue).

1742. Boucher peint pour l’ambassadeur de Suède, le comte Gustav Tessin, une petite huile sur toile (60 x 74 cm), Léda et le cygne. Peinture d’histoire et peinture de genre se mêlent. Rappelons que Jupiter, le père des dieux, s'éprend de la belle Léda. Comme elle se refuse à lui, il se transforme en cygne. Le peintre introduit une nouvelle compagne aux côtés de Léda accentuant le caractère érotique de la scène. Il place les protagonistes dans un décor champêtre (de l’eau coule aux pieds des deux femmes… des roseaux en arrière-plan… des branchages au-dessus d’elles). Une lumière forte, venant de la gauche, éclaire le visage des personnages. Cette lumière brille sur Léda donnant à sa nudité un aspect aussi délicat et fragile que la porcelaine. Des perles se mêlent dans ses cheveux. Jupiter surprend la belle et sa compagne. Son agressivité les rapproche. Il a l’œil noir ! Léda lève un bras et couvre de l’autre la jeune fille. Ce bras levé est une invitation à entrer ! La texture des étoffes concoure à la contemplation de la scène : jeu de transparence des voiles gris rayés de jaune mais surtout le rouge de la draperie sur laquelle la nymphe est assise. Y répond le rose soutenu du ruban dans les cheveux de sa compagne. La position de cette dernière (couchée sur le ventre) annonce celle des odalisques que nous verrons plus loin.

Nous retrouvons Jupiter. Amoureux de Danaé, il souhaite, à nouveau, échapper à la jalousie de son épouse. La nymphe est emprisonnée, par son père, dans une tour inviolable afin qu’elle ne puisse pas donner naissance à une descendance. Jupiter pénètre dans la tour sous la forme d’une pluie d’or pour la féconder. C’est cet instant que peint Boucher : Danaé recevant la pluie d’or (vers 1740). Ce corps galbé, voluptueux a une présence charnelle évidente. Elle aussi tend les bras vers le ciel, vers cette pluie d’or fertilisante qui l’atteint physiquement (et qui donnera naissance au demi-dieu, Persée). Nous retrouvons également l’ample drapé à dominante rouge, drapé dont le mouvement se mêle à celui des nuées qui l’entourent.


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Danaé recevant la pluie d’or, vers 1740, François Boucher (1703-1770), huile sur toile, Stockholm, Nationalmuseum © Nationalmuseum, Stockholm

Une esquisse de Fragonard sur le même thème : Danaé visitée par Jupiter (pierre noir, plume et encre brune, lavis brun vers 1773). La scène est figurée dans une chambre (d’un palais ?). La nymphe, endormie sur un grand lit, est survolée par l’aigle. Sur la droite, des servantes semblent inquiètes… au premier plan, une autre ramasse les pièces d’or. Autre petite huile sur toile de Greuze : Danaé recevant la visite de Jupiter (vers 1767). La théâtralité de la scène semble inspirée par la Danaé de Rembrandt. La nymphe est allongée sur le dos, les bras levés, une pluie d’or s’abattant sur elle. Une servante, sur la droite, écarte les linges blancs, dévoilant ainsi la totale nudité de sa maîtresse.

A partir des années 1734, Boucher dessine des nus féminins à peine sorti de l’adolescence. Il prend alors pour modèle sa jeune femme qui avait 17 ans lorsqu’il l’a épousée. Deux études (sanguine, rehauts de craie blanche) : Etude de néréide pour la naissance de Vénus (vers 1733) et Etude pour Psyché allongée sur le côté (vers 1737/38) où la sanguine traduit le velouté de la peau, la perfection des lignes, le modelé des corps. Douceur et présence charnelle émanent de ces dessins.

Le modèle désiré

« Le thème du peintre et de son modèle offrent de nouvelles opportunités pour évoquer le désir né du plaisir de voir. Volontiers imaginé comme l’antichambre de la débauche, l’atelier nourrit de nombreux fantasmes. » (in catalogue). Ces compositions font bien souvent du spectateur un complice ! Les débuts du modèle (huile sur toile de format ovale, vers 1770/73) : Fragonard peint la vie dans l’atelier. Le peintre, vêtu de rose, s’appuie sur un meuble. Il fixe l’arrangement de son modèle grâce à son appuie-main qui soulève son jupon. Cette dernière détourne la tête. Elle est ostensiblement dénudée par sa compagne qui se tient debout derrière elle. Compagne dont le regard cherche l’approbation du peintre. Elle semble vanter les mérites de la jeune fille. La blancheur presqu’immaculée du modèle contraste avec les tenues colorées des deux autres protagonistes.


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Les Débuts du modèle, 1770-1773, Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), huile sur toile, Paris, Institut de France, musée JacquemartAndré © Studio Sébert

Avec La chemise enlevée (vers 1770) de Fragonard, nous retrouvons le thème de la femme qui se dévoile avec l’aide d’un putto. Elle est allongée sur un lit voluptueux aux draps froissés. Son visage est dans la pénombre mais la rougeur des joues (et celle des fesses !) indique son émoi… Une Scène galante d’Antoine Pesne (1683-1757) offre une dimension érotique qui transforme le spectateur en voyeur ! Dans l’intimité d’un décor d’intérieur, un corps féminin entièrement nu dévoile toutes ses facettes : poitrine découverte… jambes alanguies… fessier voluptueux que l’on découvre grâce à un miroir ! L’attitude du jeune homme, vêtu de bleu, concoure à la sensualité de l’atmosphère : de sa main droite, il tient un sein et de la gauche, il pointe le reflet provoquant. Avec son doigt qui suit la ligne centrale du fessier, nous frôlons l’obscénité ! En arrière-plan, un second miroir, aux contours mal définis, laisse deviner la présence d’une tierce personne.

Nous avons déjà évoqué L’Académie particulière de Gabriel de Saint-Aubin (vers 1755). Une palette de peintre posée sur la cheminée… une toile peinte comme abandonnée sur un chevalet… au premier plan, un dessinateur qui croque la nudité lascive d’une jeune femme alanguie sur un sopha (comme on l’écrivait alors : espèce de lit de repos à la manière des Turcs), une robe négligemment jetée sur un tabouret à ses côtés… un mobilier qui suggère un intérieur qui n’est pas celui d’un atelier de peintre mais celui de la bonne société parisienne qui aimait à se réunir pour s’initier à l’art du dessin.

Une curiosité avec un petit tableau au sujet rarissime : une jeune femme, cachée derrière un feuillage, épie un jeune homme nu dans un lac ! Le Cas de conscience signé de St Aubin, en bas au centre. Curiosité, oui, car nous sommes habitués aux représentations de femmes observées (telles les nymphes sous le regard concupiscent d’un satyre) et non à l’inverse ! Pour autant, pouvons-nous aller jusqu’à parler de voyeurisme féminin ? Sans doute non ! Le nu masculin est des plus académiques. Point de détails qui pourraient se révéler scabreux : une branche d’arbre, opportunément plus longue, cache le sexe du jeune homme !


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Le Cas de conscience, Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780), huile sur toile, Signé de St Aubin (en bas au centre), Paris © Collection Phillipe Préval

Le nu offert. « Jambes deçà, jambes delà »

Avec cette quatrième section nous découvrons le tableau emblématique de Boucher, L’odalisque brune signé et daté (1745). Denis Diderot (1713-1784), son ennemi intime, en parle en ces termes : « (…) une femme toute nue, étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l’attitude, la plus facile, la plus commode, à ce qu’on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse. » (in son commentaire du Salon de 1767). Mais nous ne nous méprenons point. Le philosophe, en virulent critique du peintre, s’indigne de l’indécence de cette toile… laissant entendre qu’elle a été présentée au Salon de 1767… que les académiciens se souciaient plus du talent que de la décence et qu’elle a été peinte à partir d’une étude de la propre femme du peintre ! Soulignons que le terme « odalisque » est anachronique au XVIIIème siècle.

Sont exposées deux toiles aux dimensions modestes (53 x 65 cm), l’une provenant du musée du Louvre, département des Peintures. La seconde du musée départemental d’Art ancien et contemporain de Reims. La pose de la jeune femme est abandonnée, dans un désordre de draperies savamment composé. Le sourire, le regard sont destinés à… ? L’amant absent de la composition ? Le spectateur ? La réponse est laissée à notre imagination ! Quelques touches orientalisantes dans le décor : bien sûr le sopha composé d’un matelas et de coussins posés à même le sol… un vase chinois sur la table basse aux pieds galbés au premier plan (y figure la signature du peintre)… un paravent… et, peut-être, ces plumes au rose pourpre et les perles de la coiffure. La chemise blanche est retroussée sur les reins mettant en lumière l’éclat des chairs. Le drap rayé est froissé. Focus sur les pieds dont l’un s’échappe du désordre à l’extérieur du sopha. Ce pied traverse la ligne formée par la frontière du tapis rose et de la draperie de velours bleu. La palette des couleurs utilisées se concentre sur le bleu (le velours des imposants drapés qui déferlent en cascade sur -et sous !- la belle), le blanc (la chemise et l’oreiller autour duquel s’enroule le bras droit), le rose (par petites touches sur la chair nue -lèvres, joues, bout des orteils, fesses- et le tapis). Et point focal de l’œuvre : le fessier ! Mais aussi la débauche de plis comme une apothéose ! Pli de la fesse, pli du cou, pli des draps, pli de l’étoffe de velours, pli du tapis ! Bref, « (…) mollesse du sofa, douceur de la peau, apothéose de bleu et de crème, perles abandonnées et parfum d’Orient : tout y est désordre et beauté, luxe, couleur et volupté. Rarement peintre n’aura osé une telle licence. » (Annick Lemoine et Mickaël Szanto, in « Boucher érotique ou la grâce de la couleur »).

Cette nudité, effrontée, nous la retrouvons dans l’huile sur toile de format ovale du musée d’Archéologie et des beaux-Arts de Besançon : L’Odalisque blonde dite la Rêveuse (1751/52). La toile, restaurée pour l’exposition, est présentée pour la première fois aux côtés des versions originales. Il semble qu’ici le modèle soit identifié : Marie-Louise O’Murphy, la maîtresse de Louis XV (1710-1774). Celle dont Casanova (1725-1798) parle sous le vocable de « O’Morfi ». La position est plus horizontale, le visage de profil, les bras et la gorge s’appuient sur un oreiller. La palette chromatique est plus chaude : des tons d’ocre et de jaune doré pour le lit et la tenture… de crème pour le drap posé sur un tissu rose au même titre que le coussin par terre. Dans le pastel Etude de pied(1751/52), l’artiste reprend son pied droit. Et ce pied se suffit à lui-même ! Sans doute peint pour un amateur fétichiste. Courbure délicate… nacré de la peau… luxe des tissus aux reflets délicats. Rappelons l’extrême pudeur des codes vestimentaires de cette époque : le pied, la jambe ne se dévoilent pas ! Et pourtant, dans ses toiles, Boucher joue à l’infini avec ces pieds nus. Comme avec le fessier.


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Etude de pied, vers 1751-1752, François Boucher (1703-1770), pastel, Paris, musée Carnavalet - Histoire de Paris © Musée Carnavalet / Paris Musées

Petite digression. Le thème de l’odalisque sera maintes fois repris dans la peinture. Le XIXème siècle a le goût de l’orientalisme. En témoignent La grande Odalisque (1814) de Jean-Dominique Ingres (1780-1867), l’Olympia (1863) d’Edouard Manet (1832-1883), l’Odalisque (1857) de Eugène Delacroix (1798-1863). Il en est de même au XXème siècle avec les nombreuses odalisques de Henri Matisse (1869-1954) ou celle que Pablo Picasso peint en 1970.

Revenons à Boucher et ce dessin (pierre noire, sanguine brûlée et rehauts de gouache sur papier chamois, après 1745) intitulé Jeune femme couchée sur le ventre avec un Amour endormi. Nous retrouvons la pose : couchée sur le ventre, les cheveux relevés en chignon, le visage de profil. Mais cette version est plus chaste : le corps est enveloppé dans un grand drapé. Seule la nudité de la gorge est dévoilée. Un putto endormi contre elle : corps potelé aux rondeurs marqués de fossettes sur les cuisses… visage large aux yeux étirés.

Cette section s’achève sur une série d’estampes. « Le peintre, lui-même aquafortiste de talent, a compris le bénéfice qu’il pouvait retirer de la diffusion de sa manière par l’estampe et, à partir de 1760 environ, il fournit plus de 300 modèles qui seront gravés par l’atelier de Demarteau » (in catalogue). Citons, parmi d’autres, les Deux naïades ou le Concert pastoral dus à Gilles Demarteau (1722-1776. Egalement, une Femme nue, couchée sur le ventre (manière de crayon imprimée en rouge sanguine vers 1761) : le jeune femme offre sa nudité à un putto endormi sur son fessier. A moins qu’il ne regarde, au plus près, cette partie de l’anatomie féminine ? De Pierre-Charles Levesque (1736-1812), Le Réveil, interprétation provocante de l’Odalisque brune où la jeune femme offre une nudité encore plus suggestive.


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Gilles Demarteau (1722-1776) d’après François Boucher (1703-1770), vers 1761, manière de crayon imprimée en rouge sanguine © Paris Bibliothèque nationale de France département des Estampes et de la Photographie, inv. RESERVE EF-9 (16)-FOL (ESTNUM-12468)

Nous empruntons un escalier pour monter au second étage. Dans le couloir, sur la gauche, un immense plan du Paris libertin. Une vingtaine de lieux y figurent, répertoriant les ateliers de peinture, le monde des lettres, puis le siège du pouvoir royal et les endroits fréquentés par la noblesse pour se terminer avec les hauts lieux de la prostitution.

En face, deux écrans nous invitent à découvrir certains détails des toiles exposées. Les codes y sont décryptés, analysés. Ils nous permettent de voir au plus près. Par exemple, dans les replis des drapés, des détails évocateurs du sexe féminin. Ils nous expliquent que le croisement des jambes participe de l’intensité du désir. Les détails dialoguent entre eux initiant un réseau de signes, suggérant discrètement l’issue de l’aventure. Et le spectateur, non initié que nous sommes, apprendra la symbolique des légumes !

Des caresses au baiser

Ce sera le thème de la cinquième salle. L’évocation de l’assouvissement du désir, sans aller jusqu’à l’acte sexuel, est rarement représenté dans le peinture du XVIIIème siècle. Répétons-le, ces œuvres sont destinées à une clientèle fortunée et afin d’agrémenter les espaces très privés de la vie intime, à de petits cabinets.

De Jean-Baptiste Marie Pierre, rival de Boucher, un dessin (pierre noire, estompe et craie blanche sur papier beige, vers 1750) intitulé Nymphe et Faunesse. Deux nus féminins dessinés en contre-plongée. Deux nus féminins sensuels. Enlacement troublant, brûlant, désir partagé où rien n’est caché de la nudité de la nymphe. Pattes de la faunesse amplifiant le côté animal du désir… sous prétexte d’une lecture plus mythologique ! Une huile sur toile - La Volupté- et une sanguine sur papier beige -Tête de femme, étude pour le Volupté- (1765) dont Greuze est l’auteur. Il semble qu’il ait peint son épouse dans un moment de sensualité aussi intense que raffiné. Notons la richesse de la palette du tableau : le blanc grisé de la chemise ouverte sur la gorge nue de la jeune femme… le brun chatoyant de la chevelure défaite… les touches de rose de la carnation… le violet de ce qui semble être un fauteuil.


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Nymphe et Faunesse, Jean-Baptiste Marie Pierre (1714-1789), pierre noire, estompe et craie blanche sur papier beige, Genève, collection Jean Bonna © Patrick Goetelen, Genève

Avec Pierre-Antoine Baudouin, La Lecture (gouache sur papier, vers 1765) nous entrons dans l’intimité d’un boudoir où le plaisir féminin est mis en scène ! Intérieur élégant. Mobilier raffiné. Des livres, des feuillets, une mappemonde sur une table. Un luth posé sur une niche où dort un chien. Le tout dans des tons de gris, bleu et blanc. Et une jeune femme alanguie plongée dans une sorte de rêverie, les yeux dans le vague. Un livre vient de s’échapper de sa main gauche… sa main droite est enfouie dans les plis de sa robe. « Comme la lecture, la masturbation est une activité dérobée qui sollicite démesurément l’imagination. La poitrine dénudée de la jeune femme, l’abandon de sa posture et la main glissée sous la robe soulignent la dimension érotique et pourraient susciter le désir chez le spectateur, pris à partie d’une scène intime au caractère licencieux. » (in catalogue).

Le Baiser (huile sur toile de forme ovale, vers 1770) de Fragonard traduit la fusion amoureuse avec volupté certes, mais non sans une douce tendresse. Composition resserrée. Absence d’accessoires. Fluidité d’un enroulement des corps dont on ne voit que les têtes saisies au plus près. « (…) les deux amants adolescents se ressemblent, ils offrent mêmes rondeurs, mêmes boucles, mêmes petits nez pointus et leur différence sexuelle s’atténue. » (in catalogue). Les couleurs elles-mêmes jouent de cette harmonie à peine contrariée par le velours vert d’un drapé, sur la droite.

L’entrelacs des corps

Boucher convoque la passion impétueuse des amants avec Hercule et Omphale. Les corps se frottent, les jambes s’enchevêtrent, le baiser est enflammé, le baiser est donné à pleine bouche ! Une scène d’amour torride, hardiment érotique ! Différentes versions abordent le mythe des amours d’Omphale et d’Hercule. L'oracle d'Apollon prescrit à Hercule de se vendre, comme esclave, à la reine de Lydie afin de se purifier d’un meurtre particulièrement honteux. Elle le travestit en femme et lui apprend à filer de la laine… tandis qu’elle lui emprunte sa massue et se revêt de sa peau de lion. Après lui avoir imposé un certain nombre de travaux, admirative de sa force et de ses exploits, elle le libère de sa servitude, en fait son amant puis l’épouse. Un premier dessin de petites dimensions (23,7 x 21,2 cm), de forme ovale (plume et encre noire, lavis brun et rehauts blancs) : ils sont enlacés, au bord d’un lit, entourés de quatre putti, l’un d’eux tenant une quenouille. Hercule entoure Omphale de ses jambes. Aucune draperie ne cache le sexe d’Omphale qui s’appuie, de sa main gauche, sur un gourdin phallique. Autre très petit dessin (20 x 15 cm ; pierre noire, touches de pastel noir, filet d’encre brune) : la reine y a une attitude plus tendre, caressant le menton de son amant.


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Hercule et Omphale, François Boucher (1703-1770), plume et encre noire, lavis brun et rehauts blancs, format ovale, Montage XVIIIème siècle portant le timbre à sec du monteur François Renaud (L.1042) ; cachet de la collection du comte d’Orsay (L.2239) en haut vers le milieu à droite © Paris, musée du Louvre département des Arts graphiques, inv.24735

Enfin, l’huile sur toile datée des années 1732/35. Omphale pose une jambe sur les cuisses de Hercule ce qui permet au peintre de souligner son autorité. Voilà un héros particulièrement viril qui se soumet aux caprices d'une femme… L’enjambement, c’est l’acte sexuel, chose irreprésentable en peinture ! L’étreinte est passionnée, fougueuse. Les emblèmes que sont la peau de lion et la massue d’une part, la quenouille de l’autre servent de jouets aux deux putti du premier plan. Ils sont indifférents à ce qui se passe. Un troisième, sur la gauche, sert d’ornement sculpté du lit. La blancheur laiteuse du corps d’Omphale tranche avec les tons plus cuivrés de celui d’Hercule. Blancheur éclatante du drap qui relie (en les cachant !) le sexe des protagonistes. Tonalité vive et dense des couleurs : rouge et déclinaisons de rose pour les drapés… vert profond du coussin où Hercule pose ses pieds… bleu soutenu sur lequel s’appuie un putto… blondeur des chevelures… or des pompons. Tout cela crée une atmosphère festive en même temps que sensuelle.

De Jean-Baptiste Deshays (1729-1765) une étude pour une Femme endormie ou La Fidélité surveillante (vers1759). Le peintre « travaille ici l’un des poncifs de la littérature érotique de l’époque, le « nu en chemise », en insistant sur le sentiment d’abandon et le dévoilement en cours. » (in cartouche explicatif)

Deux gouaches sur papier de Pierre-Antoine Baudouin traduisent l’ambiguïté des relations amoureuses : Deux jeunes amoureux (date inconnue) et L’Epouse indiscrète (1765). Elève puis gendre de Boucher, familier de Fragonard, il célèbre le plaisir des sens dans ces deux scènes d’étreinte. En y incluant un esprit plus licencieux. Sur la première gouache, dans une scène pleine de fougue, un couple s’adonne à l’acte charnel. Renversée sur le lit par son amant, le regard de la jeune femme est celui de l’extase. Préciosité du décor de la chambre… abondance des drapés… palette de gris bleuté comme éclairé par le rose du costume masculin que l’homme n’a pas eu le temps d’enlever. L’étreinte est consentie. Ce n’est pas le cas dans le second dessin. Sur un lit défait, une jeune femme, maintenue de force par la main d’un homme, se défend en tentant de le repousser. Au premier plan, dans l’ombre, cachée derrière un matelas, l’épouse épie la scène. Décor précieux du grand lit à baldaquin aux tentures rouges. La scène de cette étreinte non consentie est mise en lumière par la fenêtre sur la gauche.


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L’Epouse indiscrète, 1765, Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769), huile sur toile, Paris, musée des Arts Décoratifs, département des Arts graphiques © MAD, Paris / Jean Tholance


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vue en gros plan de L’Epouse indiscrète, 1765, Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769), huile sur toile, Paris, musée des Arts Décoratifs, département des Arts graphiques © MAD, Paris / Jean Tholance

Fragonard offre une variation de ce thème dans une huile sur toile de format ovale (vers 7170/73) intitulée La Résistance inutile. Ici point de témoin mais une lutte amoureuse dans le désordre d’un grand lit défait. Une soubrette en butte à un agresseur libertin ! En partie dévêtue, la robe relevée sur ses cuisses, ses bas tombant, elle empoigne la chevelure de son agresseur (le même geste que celui de la jeune fille de L’Epouse indiscrète !) et agrippe, de l’autre main, le rideau jaune. Le jeune homme retient de son bras droit la main qui attrape ses cheveux et glisse l’autre dans les plis de la robe. Un joyeux entrelacs de bras, jambes et édredons ! Le tout dans une palette chromatique rayonnante. Cependant, nous lisons comme une sorte de complicité dans le regard de la jeune femme tourné vers son « agresseur ». Lui aussi semble sourire. Serait-ce un jeu ? Un dessin (lavis de bistre sur préparation à la pierre noire, papier ; vers 1765/70) nous confronte à la violence sexuelle : un paysan fait basculer, dans le foin, une fille de ferme afin d’abuser d’elle. On sent qu’il l’empoigne avec vigueur afin d’arriver à ses fins. La jupe de la victime semble flotter dévoilant ses cuisses ouvertes. Tout ici est confusion ! La cruche renversée… le chapeau abandonné… le chien qui aboie. Seul un bovin semble hors du temps, nous fixant de son regard vide. Dans leur correspondance (entre 1753 et 1790), Frédéric Melchior Grimm (1723-1807) et Denis Diderot disent de Baudouin qu’il « s’était fait un petit genre lascif et malhonnête qui plaisait beaucoup à notre jeunesse libertine. » (in catalogue).

Cette section s’achève avec un petit tableau ovale l’Etreinte, attribué à Jean-Baptiste Pater (1695-1736). Et cette étreinte est des plus fougueuses ! La posture du couple est explicite, voire un peu… acrobatique ! Un décor réduit : un lit dans le creux d’une alcôve, une table où est posé un récipient avec une cuillère (le reste d’un repas ?). La chemise relevée de la jeune femme dévoile son fessier alors que l’homme est complètement nu, une nudité d’ailleurs très musclée ! Il presse de sa main gauche la cuisse droite de la jeune femme en la posant sur la sienne. Nous retrouvons le même geste de cette main qui agrippe la chevelure de l’homme. Ici, plus encore que dans le tableau de Fragonard et du fait de sa petite dimension (23 x 27 cm), nous éprouvons le sentiment d’être indiscret comme si nous regardions au travers d’une serrure. Une nouvelle fois un sentiment de voyeurisme !

Violence et trauma

« Dans le sillage d’une sensibilité nouvelle, les chantres de l’amour évoquent aussi les dangereux tourments qu’engendre la quête du plaisir. Deux chefs d’œuvre singuliers (…) invitent à réfléchir sur la violence du désir et sur ses conséquences. (…) Pourtant le statut de de ces œuvres reste ambigu et les niveaux de lecture, multiples. » (in catalogue). Et Marine Carcanague dans son essai « Unions libertines ou violences sexuelles ? Interroger le « consentement » au XVIIIème siècle» (in catalogue, pages 33 à 36) d’expliquer que « (…) les archives judiciaires permettent d’avoir accès à des procès déposés par des femmes à la suite de violences sexuelles. Ces témoignages féminins, extrêmement rares et filtrés par la plume du greffier, nous permettent d’aller au-delà du tableau -par ailleurs souvent représentatif du désir masculin- qui décrit l’assaut comme un ébat amoureux, le viol comme une conquête. Faute de pouvoir vérifier si les peintures du XVIIIème siècle représentent des relations consenties, l’appréhension des violences sexuelles au cours de ce siècle reste à questionner». Alors quels sont ces deux tableaux exposés ? La Belle cuisinière (vers 1735, restaurée en 2020) de Boucher et une Esquisse pour La Cruche cassée (1772) de Greuze.

Qu’en est-il de la première huile sur bois ? Dans un intérieur rustique, une servante pressée par un jeune homme qui tient d’une main le tablier, frôlant presque maladroitement celle de la jeune fille, l’autre posée sur sa nuque (main qui a été ajoutée par la suite ainsi que le montre la restauration). Elle semble contrainte de se rendre (un œuf est entrain de glisser de son tablier). Ou l’a-t-elle déjà fait, comme l’indique l’œuf tombé au sol, à ses pieds, et cassé (allusion à la perte de virginité) ? La vêture du jeune homme est en désordre comme débraillée (nudité du genou qui occupe le devant de la scène). La mise de la jeune fille est élégante : une jupe écarlate met en valeur la finesse de sa taille corsetée de bleu. Des clefs de femme de charge pendent à celle-ci. Elle est chaussée d’élégantes mules. La finesse et la douce blancheur de ses traits s’opposent au visage rougeau du garçon. Le décor fourmille de détails outre ceux de l’habillement. La marmite, sur le feu, qui déborde indique un désir ardent. Le chou sur le tonneau et les artichauts abandonnés sur le sol, devant celui-ci, représentent le sexe féminin sans oublier les légumes à forme phallique. Et le chat qui dévore un poulet mort.


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La Belle cuisinière, vers 1735, François Boucher (1703-1770), huile sur bois, Paris, musée Cognacq-Jay © Musée Cognacq-Jay / Paris Musées

Cette servante a fait l’objet d’un dessin préparatoire (sanguine, rehauts et craie blanche) également exposé. Quelques variantes sont à remarquer : absence des œufs dans le tablier ainsi que des clefs… des mains qui se touchent. Dans le même registre, une eau-forte et burin, Les Œufs cassés, de Pierre-Etienne Moitte (1722-1780) d’après Greuze. Ici la jeune femme, assise par terre, se désole d’avoir laissé tomber un panier d’œufs. La mère, furieuse, pointe, de son doigt, le panier à son mari. Au premier plan, un enfant, apeuré, courbe le dos craignant sans doute une remontrance.

L’esquisse, quant à elle, est une œuvre préparatoire. Datée de 1772, elle a sans doute été commandée par la comtesse du Barry (1743-1793). Greuze choisit, comme souvent, un sujet juvénile. Dans un paysage idéalisé, une jeune fille presse contre elle, dans les plis relevés de son tablier, ce qui sera une brassée de roses sur le tableau définitif. Elle est allée à la fontaine, que l’on aperçoit sur la droite, pour remplir sa cruche… Que s’est-il passé ? La cruche cassée pend à son bras… évocation, voire symbole de la perte de virginité ? Le visage est doux, les joues rosies, la coiffure soignée et délicate. Ses yeux trahissent une légère inquiétude. Cette émotion, cette mélancolie nous ne la retrouverons pas sur le tableau final où le regard est vide. Le fichu est dérangé. Boucher entrouvre la gaze de la robe qui laisse entrevoir la rondeur d’une gorge naissante. La fleur du corsage se pâme. Admirons la couleur nacrée, chatoyante comme transparente de cette robe… tout de même débraillée !

L’exposition se termine par la visite d’un cabinet d’Erotica (dans une alcôve isolée, aux murs bleu pétrole, située au troisième niveau du musée) dévoilant l’imaginaire érotique du XVIIIème siècle. Sont réunis ici estampes, miniatures (peinture et sculpture), livres factices, boîtes à secrets ainsi que des objets à caractère pornographique. C’est la célébration sans fard de l’acte sexuel où les parties dites honteuses constituent un élément privilégié ! La mécanique (souvent des plus ingénieuses) s’en mêle : « (…) montres où de petits sexes trotteurs indiquent le temps du plaisir… Il n’est pas rare que les vits aient des ailes, les vagins aussi voyagent beaucoup, ouverts à tout vent comme des oisillons affamés. » (Annie Le Brun, in catalogue). Que dire des trois âges de la vie du pénis ? De ce livre factice à mécanisme avec gravures sous verre intitulé Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle. D’une Scène priapique, bas-relief en plâtre. De l’eau-forte, Plaisir solitaire. D’une miniature sur ivoire dans son étui, Plaisir à trois. Ou encore de ces tabatières en forme… de culotte, l’une destinée à monsieur, l’autre à madame !


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Tabatières en forme de culotte, Anonyme, tissu, cuir © collection Mony Vibescu

Leur production est clandestine. Leur circulation se fait sous le manteau. Toutes ces œuvres connaissent un succès sans précédent dès la seconde moitié du XVIIIème siècle. Toutes ces œuvres obscènes voire licencieuses, ces œuvres qui s’égarent aux frontières de l’interdit ont souvent été détruites. Ce qui donne à ces objets un caractère rarissime. « Réunies pour la première fois, grâce à la générosité d’un collectionneur, Mony Vibescu, ces œuvres dialoguent avec les best-sellers de la littérature licencieuse : ces ouvrages « qu’on ne lit que d’une main », tels le célèbre récit initiatique de Thérèse philosophe ou l’évocatrice Foutromanie. » (in dossier de presse). Précision : Thérèse philosophe est un roman libertin (1748 ?) où les discussions philosophiques alternent avec des sections plus obscènes. Les personnages féminins y sont plus jeunes que les personnages masculins. Foutromanie est un recueil de trois poèmes érotiques, une ode au plaisir qui fait la synthèse, en six chants, de l’art de jouir.

Notre visite s’achève. La scénographie est simple. Elle met en valeur les couleurs des peintures exposées. Les explications concernant les grands thèmes sont bilingues, français et anglais. Les cartouches explicatives des œuvres présentées auraient pu l’être également. Et, redisons-le, leur accrochage fait de nous des témoins privilégiés (des complices ?) de ces scènes qui abondent de détails. Pour voir ceux-ci… il faut nous en approcher au plus près ! Cela encore plus du fait de… leur petit format ! (cf. la photo ci-dessous).


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L’Académie particulière, vers 1750-1755, Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780),eau-forte © Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie inv. RESERVE EF-(37(A,3)-BOITE ECU

Les œuvres exposées proviennent de toute l’Europe : musée d’Etat des Beaux-Arts Pouchkine (Moscou), Nationalmuseum de Stockholm, British Museum. Egalement de différents musées français ou de collections privées. Ajoutons que plusieurs des œuvres des collections permanentes du musée Cognacq-Jay ont fait l’objet de restauration.

Leurs auteurs, nous l’avons dit, évoluent bien souvent aux marges de l’interdit, voire de la censure d’Ancien Régime. Ils sont en harmonie avec l’évolution des mœurs, les codes de la société du Siècle des Lumières. Ils sont, en quelque sorte, les alter egos du marquis de Sade (1740-1814), de Giacomo Girolamo Casanova (1725-1798) ou de Choderlos de Laclos (1741-1803)! Un bémol. L’œil contemporain, qui est le nôtre, est habitué à une érotisation des corps devenue banale. Ces scènes torrides ont provoqué émoi et scandale. Aujourd’hui, nous les regardons non sans un certain amusement, voire nonchalance !

Redisons-le : « le rendu des chairs, le jeu des matières et les effets de drapés (…) colorent la nudité d’une troublante sensualité. » (in synopsis de l’exposition). En 2015, nous avions eu l’occasion de découvrir deux expositions : « De Watteau à Fragonard-les fêtes galantes » (au musée Jacquemart-André, en 2014) ainsi qu’un « Fragonard amoureux, galant et libertin » (Musée du Luxembourg) cf la chronique dans nos colonnes. Peintre favori de la marquise de Pompadour (1721-1764) et proche des réseaux libertins, François Boucher s’affirme comme le plus audacieux dans ce domaine. Empruntons notre conclusion à Annick Lemoine dans son intervention sur Telerama.fr (10 mai 2021, participation à la chronique « Cent tableaux à voir et à revoir ») : « (… une) peinture galante d’un XVIIIème siècle qui batifole, époque libertine, voluptueuse, voire grivoise, où les chemises se troussent et le plaisir féminin se cache à peine. »

(La visite de l’exposition peut se prolonger par celle des collections permanentes du musée, accompagné d’un tout nouveau « livret de visite » qui présente l’ensemble de celles-ci.)

Publié le 13 juil. 2021 par Jeanne-Marie BOESCH