Fragonard amoureux, galant et libertin

Fragonard amoureux, galant et libertin ©RMN - Grand Palais
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Les audaces de Fragonard

Le musée du Luxembourg offre jusqu'au 24 janvier une magnifique rétrospective de l'oeuvre de Fragonard. Parmi les pièces essentielles, on regrettera toutefois l'absence de la célèbre Escarpolette (« Les hasards heureux de l'escarpolette ») détenue dans la Wallace Collection de Londres, qui n'est pas autorisée aux prêts. Pour le reste on y trouve les œuvres les plus connues, souvent en provenance du Louvre. Cette rétrospective éclaire les influences et les évolutions qui ont marqué la carrière du peintre, dont la palette légère et tourbillonnante fera briller les derniers feux du baroque face au néo-classicisme qui triomphera à la fin du siècle.

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Jean-Honoré Fragonard (1832 – 1806) vient se former à Paris auprès de François Boucher vers 1750. En 1752 il remporte le Grand Prix de l'Académie ; de 1756 à 1761 il devient pensionnaire à Rome. De Boucher il garde le goût des scènes champêtres et galantes. Mais les fêtes de la Régence puis les amours de Louis XV encouragent une évolution vers des représentations plus charnelles, nettement teintées d'érotisme : dans Les forges de Vulcain (1747. Louvre), peint pour la chambre du Roi à Marly, les corps masculins sont nus ; par contraste Vénus semble cacher ses épaules sous une précieuse étole blanche. La mythologie constitue une source classique en peinture pour la représentation des corps nus, au moins depuis la Renaissance : Fragonard la relit avec sa palette si personnelle, où les formes sont dessinées hardiment par des traits entrelacés, tandis que des touches précises donnent vie aux détails et aux expressions des personnages. En bon observateur des mentalités il sait que la suggestion est plus forte que la représentation. Dans Psyché montre à ses sœurs les présents qu'elle a reçus de l'Amour (1754. Londres. National Gallery), tous les regards sont tournés vers des présents qu'on devine...hors champ du tableau !
L'exposition a permis la réunion exceptionnelle du dyptique Diane et Endymion (circa 1756. Washington. National Gallery of Art) et L'Aurore triomphant de la Nuit (Boston. Museum of Fine Arts). Corps dénudés, sensualité de l'Amour, Nuit voluptueusement endormie dans l'obscurité tandis que l'Aurore vole dans les cieux : la palette est d'une légèreté impressionnante, la lumière inonde les couleurs... Pour sa réception à l'Académie, Fragonard semble sacrifier au néo-classicisme avec son Sacrifice de Callirhoé (circa 1763. Angers). Mais si le sujet et l'architecture évoquent résolument l'Antiquité, la manière reste inchangée, comme en témoignent les objets à peine dessinés au premier plan de la toile.
Les salles suivantes nous plongent dans l'univers de la peinture érotique de l'époque. A côté du genre « poissard » qui se répand dans les années 1750 et multiplie les représentations les plus crues, des sujets qui pourraient passer aujourd'hui pour anodins contiennent des allusions très évocatrices pour les contemporains. Ainsi le Pâtre jouant de la flûte, bergère l'écoutant (circa 1765. Annecy) recèle une allusion qui dépasse la naïve scène pastorale, et La Laitière et le pot au lait (circa 1768. Musée Cognacq-Jay), à la robe retroussée, évoque une jeune fille bien plus délurée que celle de la fable de La Fontaine... Du reste les contes du même Jean de La Fontaine paraissent en 1762 avec des illustrations licencieuses de Charles Eisen. Fragonard proposera ses propres illustrations, qui seront partiellement publiées par Didot en 1795. Dans les années 1760 il est très proche de Pierre-Antoine Beaudouin (1723 – 1769), spécialisé dans le genre érotique, et avec lequel il partage un atelier au Louvre. En hommage à cet ami mort prématurément, il peint vers 1770 Les débuts du modèle (Paris. Musée Jacquemart-André), dans lequel le peintre pose son bâton sur l'anatomie de son futur modèle, sous le regard amusé de sa compagne...
Cette veine érotique inspire de nombreuses commandes d'amateurs, comme les célèbres Baigneuses (circa 1765. Louvre), qui dévoilent leur anatomie dans des poses lascives. Certaines scènes se situent probablement dans des bordels, comme Deux femmes jouant avec deux chiens (circa 1770. Collection Rosnick), où l'une des deux femmes montre son sexe, tandis que l'autre exhibe son fessier... Plus allusif est Le billet doux, ou la lettre d'amour (circa 1775. New York. Metropolitan Museum), dont la jeune femme semble attirer à elle le spectateur. Mais même la simple allusion n'était pas toujours du goût de tous : les délicats panneaux (La poursuite, et La Surprise) préparés pour le décor du château de Louveciennes, à destination de la comtesse Du Barry, furent finalement rejetés par sa commanditaire...
D'autres œuvres sont directement inspirées de Watteau, telle La leçon de musique, (circa 1770. Louvre) avec les costumes XVIIème de ses personnages, ou L'île d'Amour (circa 1770. Lisbonne. Fondation Gulbenkian), hommage au Pélerinage à l'île de Cythère (1717). L'adoration des Bergers (circa 1775. Louvre) évoque plutôt l'univers de Rembrandt, c'est aussi le pendant religieux insolite d'une des plus célèbres toiles du peintre : Le Verrou (circa 1778. Louvre). Tous deux répondaient à une commande du marquis de Vertou. A y regarder de près ce dernier tableau est plus moral qu'il ne semble : la jeune fille n'est manifestement pas consentante, nous ne sommes plus dans une simple scène de libertinage...
Fragonard se montre également portraitiste de premier plan dans sa célèbre Inspiration, ou portrait présumé de Louis François Praut (Louvre) : le trait nerveux et précis donne vie à ce visage qui pourrait être celui d'un Encyclopédiste des Lumières. Dans Le jeu de la main chaude (circa 1780. Washington. National Gallery) il révèle son habileté à traiter les toiles de grandes dimensions : les personnages, précis et délicats, contrastent avec un arrière-plan à peine suggéré, dans une manière que n'auraient pas renié les Impressionnistes un siècle plus tard, tandis que la lumière baigne le tableau à la manière vénitienne…

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Pour nos amis mélomanes mentionnons tout particulièrement Renaud entre dans la forêt enchantée (circa 1765. Louvre), dont l'univers fantastique est suggéré avec une palette ocre d'une grande économie, dans lequel Renaud fait face à une Armide au charme provoquant, tandis que des instruments de musique au premier plan évoquent les opéras tirés de cet épisode de la Jérusalem délivrée du Tasse.

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A la fin de sa carrière le peintre fait face au triomphe du néo-classicisme. Mais la rigidité des formes, les grands aplats de couleurs sont trop à l'opposé de sa manière pour qu'il s'y rallie. Sa production diminue dans les années 1780. Même s'il sacrifie à des décors antiquisants dans Le Serment d'Amour (circa 170. Collection particulière) ou dans Le Sacrifice de la Rose (circa 1788. Collection Resnik), le trait reste aérien, et les poses sensuelles. Comme en témoigne sa dernière toile (L’Amour Folie. Washington. National Gallery), Fragonard demeure le peintre de la sensualité baroque française au XVIIIème siècle.

Publié le 08 janv. 2016 par Bruno MAURY